PREMIÈRE PARTIE

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CONDITIONS DE POSSIBILITÉ

DE L'ÉTUDE DU RÊVE LUCIDE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jusqu'à une date récente le rêve lucide est quasiment absent de la littérature onirologique. Cette absence s'explique immédiatement par le caractère exceptionnel du phénomène lorsqu'on compare sa fréquence à celle du rêve ordinaire. Si l'existence des rêves est communément admise, c'est que chacun en fait quotidiennement l'expérience et peut, en prenant connaissance des récits de rêves d'autrui, y reconnaître une expérience similaire. En revanche si le rêve lucide se produit rarement, les rêveurs non lucides ne peuvent pas le reconnaître dans des récits d'autres personnes. On comprend alors que le plus souvent sa seule mention entraîne un réflexe naturel de réduction. On pourrait en effet supposer que le rêve lucide n'est pas ce pour quoi il se donne, soit que sa définition varie selon les chercheurs - et cela suffirait à le faire disparaître -, soit que les rêves considérés comme tels ne le sont qu'en vertu d'une illusion ou d'une erreur d'interprétation. Dans un cas on laisse entendre qu'une croyance illégitime en l'existence du phénomène se glisse dans l'esprit du rêveur au moment où se produit l'expérience et c'est alors sur le terrain de ce que "vit" le sujet, conscientiellement parlant, qu'on peut trouver la raison de l'illusion : ne confond-il pas l'état de rêve avec la rêverie somnolente ou quelque état de transe ? Dans l'autre cas on soutient que la croyance au rêve lucide résulte d'un raisonnement erroné effectué après coup, au réveil et c'est alors dans ce que le sujet "pense" de son expérience, donc dans l'élaboration mentale qu'il en fait, qu'on peut déceler les glissements qui mènent le raisonnement à des conclusions illégitimes : ne confond-il pas dans son souvenir les périodes de micro-éveils et celles de rêves, attribuant par glissement la conscience de l'un à l'autre ? Ou encore ne s'abuse-t-il pas lui-même au réveil sur le fait qu'il se savait en train de rêver alors qu'il n'en était rien ? De telles questions permettent d'emblée de saisir les difficultés que pose la compréhension du rêve lucide pour qui n'en a jamais eu l'expérience et la nécessité de tout mettre en œuvre pour en rendre le concept clair. Ainsi avant de pouvoir l'étudier et d'en faire l'objet d'une réflexion il faut d'abord donner la preuve de son existence et s'assurer que ce que le terme recouvre est bien compris de la même façon par la communauté des chercheurs qui lui consacrent leurs efforts.

Pour y parvenir il est utile de connaître les conditions historiques qui ont permis à la fois l'émergence conceptuelle du rêve lucide et son étude d'un point de vue technique : ce phénomène peu courant est sans doute plus répandu qu'on ne le croit lorsqu'on sait le reconnaître au travers de récits qui le présentent tout autrement (chapitre 2). Une définition opératoire, qui s'appuie sur la description, est donc requise avant tout conceptualisation (chapitre 3) et même toute tentative d'induction qui en fait un phénomène personnellement observable susceptible d'apporter une première objection pratique à la réduction immédiate (chapitre 4). L'induction débouche naturellement sur l'expérimentation, personnelle ou en laboratoire, dont les formes générales montrent les différentes façons de prouver l'existence du phénomène et de l'aborder de façon objective (chapitre 5) avant son exploration proprement dite.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE DEUX

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DÉVELOPPEMENT DE LA RECHERCHE SUR LE RÊVE

LUCIDE DANS LE MONDE OCCIDENTAL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lorsqu'on l'aborde de loin, l'histoire du rêve - ou plus exactement l'histoire de l'intérêt que divers peuples et civilisations ont pris à l'étude du rêve - semble se condenser dans la recherche du sens, dans l'interprétation du contenu onirique. Les témoignages les plus anciens dont nous disposons nous montrent des rêveurs toujours soucieux de faire émerger du flou des données oniriques des bons ou mauvais présages, de déceler des symptômes de maladies, ou simplement de rendre clairs les messages que les divinités leur ont adressés dans une langue obscurément sentie par eux comme plus universelle que celle de l'état de veille. Cette approche - qui correspond à des préoccupations dont la constance ne s'est jamais démentie dans l'histoire de l'humanité - culmine au vingtième siècle avec la psychanalyse qui en entreprend la théorie. Profondément inscrite dans les structures du psychisme de l'être humain, elle est probablement l'obstacle épistémologique qui a le plus contribué à masquer l'intérêt que le donné onirique pouvait avoir en lui-même.

Il est facile de considérer, avec le recul, que si l'étude du rêve doit préférentiellement porter sur des éléments tangibles, ces éléments appartiennent par nécessité à ce qui tombe dans le champ de la "perception" onirique et non sur un sens évanescent qu'il faut constamment réinventer à partir d'elle. Mais bien qu'Aristote ait montré l'intérêt que présente le rêve en lui-même, en tant que phénomène, cette deuxième forme de la recherche a occupé une place beaucoup plus modeste dans l'histoire de l'étude du rêve. C'est pourtant elle qui permet de prendre conscience des différentes dimensions du rêve et il est remarquable à cet égard que dès le début ce soit elle qui ait permis, avec Aristote, de constater l'une de ces dimensions, la conscience de rêver. Mais si l'intérêt que l'on porte à la conscience que l'on a de rêver dépend d'une telle direction de recherche, il est aussi rare que cette direction elle-même et on ne s'étonnera pas qu'il faille attendre le dix-neuvième siècle pour le voir à nouveau se manifester sous une forme proprement psychologique.

Est-ce à dire que dans l'histoire de la pensée occidentale rien ne concerne le rêve lucide avant le dix-neuvième siècle ? On peut admettre que si la pente interprétative éloigne du rêve proprement dit, la conscience de rêver peut facilement sinon passer inaperçue, du moins être considérée comme un élément négligeable. Mais cette attitude ne suffit pas à rendre compte de la faible quantité de témoignages de rêves lucides que nous a laissée l'histoire, car après tout la conscience de rêver aurait pu apparaître à certains comme un élément interprétable. Est-ce alors parce qu'elle était elle-même un phénomène rare ou au contraire tellement répandu qu'elle faisait partie à certaines époques de ces évidences dont on ne parle jamais ? Ou, plus simplement, parce que les cadres conceptuels qui auraient permis de la saisir ne pouvaient surgir que dans la deuxième forme de recherche ?

Cette incertitude nous amène à voir l'histoire du rêve lucide sous l'éclairage de deux questions complémentaires. Il importe d'abord d'essayer de comprendre comment l'idée de rêve lucide surgit, quels sont les obstacles épistémologiques qu'elle doit surmonter et dans quel type de contexte elle doit apparaître pour prendre de l'importance sur le plan théorique. Mais cela ne suffit pas : il faut ensuite se demander comment vient l'idée de l'utiliser pour explorer le rêve car la constatation de l'existence d'un phénomène ne peut intéresser une science que s'il lui offre la possibilité de se livrer à des expériences.

Pour être complémentaires ces deux questions ne sont pas pour autant perçues comme liées, du moins jusqu'à une époque récente. Dans le premier cas bien souvent le rêveur n'a pu éviter l'emprise occultante de la tradition interprétative qu'en la méconnaissant, et l'intérêt porté au phénomène du rêve lucide résulte souvent soit d'une observation spontanée par un rêveur lucide de ses propres rêves, soit d'une préoccupation d'ordre philosophique concernant la conscience. En raison de ce qu'elle doit à la pure observation cette approche a tendance, jusqu'au dix-neuvième siècle, à rester "contemplative". Ainsi historiquement il n'y a pas une découverte fondamentale suivie d'une recherche et d'une tradition de recherche, mais plutôt des témoignages épars, dans le temps et dans l'espace, par des auteurs isolés qui, de ce fait, ignoraient le plus souvent l'existence d'autres travaux que les leurs, et dont les récits n'ont tout d'abord trouvé un terrain de cristallisation conceptuel qu'avec le développement de la recherche sur les états "modifiés" de conscience - malgré le fait que le rêve lucide n'entre pas dans une telle catégorie puisqu'il s'agit d'un phénomène naturel, probablement étouffé en Occident par une attitude culturelle particulière envers le rêve. Une fois cette cristallisation opérée, les développements récents de la méthodologie scientifique ont pu être mis à contribution pour répondre à la deuxième question. C'est donc à partir du moment où le rêve lucide apparaît comme une voie d'exploration qu'on peut le considérer comme un phénomène ayant un statut scientifique, et non pas simplement parce qu'on en reconnaît l'existence. Deux grandes périodes se dessinent alors dans l'histoire de la pensée occidentale sur le rêve, celle où le rêve lucide est simplement connu ou constaté, et celle beaucoup plus tardive, où il prend une valeur opératoire.

 

 

 

 

 

 

SECTION I

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LE RÊVE LUCIDE AVANT LE RÊVE LUCIDE :

de l'Antiquité à l'époque moderne

Puisque les raisons qui ont pu pousser les hommes de l'Antiquité, du Moyen Age et de la période moderne à consigner leurs rêves ne sont pas dans l'ensemble très différentes de celles qui animent les contemporains (le désir aussi vieux que l'humanité de les comprendre ou de leur donner un sens) il est aisé de se rendre compte que ce qui a été ainsi consigné en vue d'en trouver le sens relève plus du contenu, c'est-à-dire des éléments racontables, descriptifs, du rêve, que de l'état de conscience du rêveur, ce qui rend presque impossible la tâche d'estimer la fréquence du rêve lucide à ces époques. Les rares récits où la lucidité est indiquée ne s'intéressent pas au rêve lucide en lui-même - en ce sens la lucidité onirique n'y est pas mentionnée comme le fait à remarquer mais comme par accident et au détour d'autre chose -, et une analyse est nécessaire pour la mettre en évidence. De plus ces récits ont l'inconvénient d'être indirects, c'est-à-dire rapportés de deuxième main. Ces faits nous incitent à parler à leur sujet de "rêve lucide avant le rêve lucide". Ainsi, durant ces périodes, non seulement le rêve lucide n'a pas fait l'objet d'une conceptualisation permettant de le reconnaître sans erreur dans les récits qui nous restent, mais il n'a même pas toujours un caractère notionnel qui fasse suspecter sa présence. Pour le trouver il est parfois nécessaire d'éclairer sous un jour nouveau des récits connus par ailleurs pour d'autres raisons.

Notre tâche principale ici ne sera donc pas tant de faire l'inventaire historique des récits de rêves lucides qui nous sont parvenus que d'essayer de déterminer pourquoi la recherche considère aujourd'hui que ces récits sont effectivement des rêves lucides. Il ne s'agit donc pas dans cette section de s'assurer que ces récits sont véridiques, mais plutôt de voir à travers eux si la lucidité onirique est un phénomène décelable, pour nous bien sûr, mais aussi pour les contemporains de ces textes, et si tel est le cas de comprendre comment ils le perçoivent. De ce point de vue les récits se divisent nettement en deux catégories : ceux dans lesquels le rêve lucide n'est décelable qu'à l'occasion d'un examen attentif - ce qui constitue la majorité des cas -, et ceux où il est franchement reconnu comme un phénomène particulier, même s'il ne fait pas l'objet d'une réflexion. Une méthode possible consiste à examiner les rêves rapportés, à chercher dans le récit même des indices de la lucidité puis à faire l'évaluation des cadres culturels ou théoriques dans lesquels ils ont été inclus. Il apparaît alors que ces cadres se modifient de façon telle que l'on passe d'un phénomène banal dans l'Antiquité (sans doute peu courant mais qui en tout cas ne suscite pas l'étonnement) à un phénomène plus remarquable à l'époque moderne.

§1. DE L'IMAGINAIRE AU CONSTATÉ DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE. De l'imaginaire au constaté dans l'antiquité grecque;

Dès l'Antiquité grecque en effet le rêve lucide apparaît comme un phénomène doté d'une certaine assise culturelle s'il faut en croire le témoignage des poètes, car pour ce qui est des "récits" de rêves lucides dans cette période, c'est vers la poésie qu'il faut se tourner et plus précisément vers les poètes homériques. Les récits de rêves y ont une forme fixe dont la lucidité onirique est d'après E. R. Dodds, un élément constant : " Dans la plupart de leurs descriptions de rêves, les poètes homériques parlent de ce qui a été vu comme s'il s'agissait de "faits objectifs". Le rêve prend d'ordinaire la forme d'une visite rendue au dormeur par un personnage onirique solitaire (le mot même oneiros chez Homère signifie presque toujours un personnage onirique plutôt qu'une expérience onirique). Ce personnage onirique peut être un dieu, ou un fantôme, ou un messager onirique préexistant, ou une "image" (eidolon) spécialement créée pour la circonstance ; mais quel qu'il soit, il existe objectivement dans l'espace, et il est indépendant du rêveur. Il fait son entrée par la serrure (les chambres à coucher chez Homère n'ont ni fenêtre, ni cheminée) ; il s'installe à la tête du lit pour faire sa commission ; et ceci fait, il se retire par la même voie. Pendant ce temps, le rêveur est presque entièrement passif ; il voit un personnage, il entend une voix, et c'est à peu près tout. Parfois, il est vrai, il répondra dans son sommeil ; une fois, il lui arrive d'étendre les bras pour embrasser le personnage onirique. Mais ce sont là des actes physiques objectifs, tels qu'on en voit faire à des hommes endormis. Le rêveur ne se croit pas ailleurs que dans son lit, et il sait très bien qu'il est endormi, puisque le personnage onirique se donne la peine de le lui faire remarquer : "Tu es endormi, fils d'Atrée" dit le mauvais rêve au chant II de l'Iliade ; "Tu es endormi Achille, dit le fantôme de Patrocle 

Savoir qu'on dort quand survient le rêve n'implique pas nécessairement qu'on se sait en train de rêver, donc "lucide". Mais on ne confond pas l'état dans lequel on se trouve avec la veille, ce qui est la condition première du rêve lucide et qu'on peut qualifier de lucidité implicite. D'ailleurs la notion de rêve recouvre la même chose pour les chercheurs modernes que pour les anciens grecs : " nous pouvons remarquer que le langage dont se servent les Grecs à toutes les époques pour décrire n'importe quelle sorte de rêve, semble être suggéré par un type de rêve dans lequel le rêveur reçoit passivement une vision objective. Les Grecs ne disaient jamais, comme nous le faisons, qu'ils avaient eu un rêve, mais qu'ils avaient vu un rêve […]. La tournure [est] employée même quand le rêveur est lui-même le personnage central de l'action rêvée ". Cette réification allait même jusqu'à la matérialisation du phénomène dans le monde de la veille : " Il semblerait que le rêve objectif et visionnaire s'était fait de profondes racines, non seulement dans la tradition littéraire, mais dans l'imagination populaire. Et cette conclusion semble jusqu'à un certain point confirmée par le fait que dans le mythe et la légende pieuse, des rêves se produisent qui prouvent leur objectivité en laissant derrière eux un signe matériel, ce que nos spirites aiment à appeler un "apport" ; l'exemple le plus connu est le rêve incubatoire de Bellérophon chez Pindare, dans lequel l'apport est une bride en or ". Puisque les anciens grecs considèrent le rêve comme un phénomène objectif, la lucidité pourrait être comprise ici comme un fait ajouté, une sorte d'argument supplémentaire à l'appui de cette considération qui réifie le rêve. La lucidité des personnages homériques n'est-elle donc qu'un fait annexe, une sorte de surplus destiné à souligner cette objectivité mais tout aussi peu crédible qu'un "apport" du monde du rêve au monde de la veille ?

Pour répondre à cette question il faut d'abord examiner si ces rêves lucides n'entrent pas dans une catégorie particulière telle qu'ils cessent d'être des rêves véritables pour glisser justement vers la convention poétique. En ce sens la forme littéraire ne refléterait plus à travers la culture une expérience authentique mais la styliserait au point de la déformer. Or, ces rêves littérairement fixés entrent dans une catégorie précise qui, elle, n'a rien de littéraire. E. R. Dodds précise que " pour les Grecs, comme pour d'autres peuples anciens, la distinction fondamentale était entre les rêves qui sont significatifs et ceux qui ne le sont pas ; ceci est apparent chez Homère dans le passage qui parle des portes d'ivoire et de corne, et cela demeure vrai pendant toute l'Antiquité ". Les rêves que nous étudions entrent dans la catégorie des rêves significatifs qui comprenait plusieurs types de rêves : le "rêve symbolique" qui nécessite une interprétation, la "vision" qui donne clairement les événements futurs et "l'oracle", rêve au cours duquel " l'un des parents du rêveur, ou quelque autre personnage vénéré ou impressionnant, un prêtre peut-être, ou même un dieu, révèle sans symboles ce qui doit ou ne doit pas advenir, ou ce qui doit ou ne doit pas être fait ". Si en tenant compte de cette division l'on voulait supposer que la reconnaissance du rêve significatif s'opère selon son contenu, et que par là les autres rêves seraient simplement ceux qui ne sont pas de ce type, on se retrouverait devant une difficulté insurmontable : la caractérisation de ce contenu, au moins dans le cas du rêve symbolique et de la "vision", est bien trop large pour permettre une distinction dès l'abord entre ce qui est significatif et ce qui ne l'est pas. Or, comment expliquer l'importance d'une telle tradition si le critère ne peut complètement se faire sur le contenu ? Pourquoi, à l'inverse de la psychanalyse pour laquelle tous les rêves sont pourvus de sens, une telle distinction a-t-elle pu être maintenue dans l'Antiquité ? N'y avait-il pas un critère qui nous échappe aujourd'hui ?

Si le contenu à lui seul ne suffit pas à expliquer que le rêve soit significatif, ne faut-il pas chercher aussi du côté de son impact sur le rêveur ? Il se pourrait ainsi qu'un rêve soit significatif en fonction de l'impression d'objectivité qu'il donne. Et cette supposition est d'autant plus légitime que ces rêves sont significatifs pour l'état de veille. Dans une telle perspective la situation se renverse : ce n'est pas parce qu'un rêve est significatif (par son contenu) qu'il est objectif, mais plutôt parce qu'il donne un sentiment d'objectivité (à la conscience du rêveur) qu'il est significatif. Mais dans ce cas, outre un contenu renvoyant aux événements de la vie de veille, d'où viendrait le sentiment d'objectivité, et comment les grecs pouvaient-ils l'indiquer dans le récit ? Bien des éléments, peuvent concourir à procurer ce sentiment : la netteté et l'intensité du rêve, mais probablement aussi la conscience de rêver.

Nous avons en effet suggéré que la lucidité onirique tend fortement à entraîner la considération d'objectivité en raison du sentiment de réalité qu'elle procure. Elle pourrait donc être un des éléments qui rend le rêve significatif, ce que le contenu onirique ne peut à lui seul pratiquement pas expliquer. Certes il n'est pas possible de dire que tous les rêves significatifs sont des rêves lucides et encore moins d'affirmer que la lucidité en est un critère essentiel, mais en revanche il semble raisonnable d'admettre que pour les anciens grecs tous les rêves lucides étaient des rêves significatifs, et que cette lucidité leur est apparue comme un critère d'objectivité suffisant pour qu'ils lui donnent une forme littéraire fixe destinée à le codifier dans le récit. Ainsi la lucidité ne serait pas "inventée" pour donner l'apparence d'objectivité, mais bien extraite d'une expérience où elle en procure au contraire le sentiment.

Pour faire la contre-épreuve d'une telle hypothèse il faudrait trouver des récits de rêves lucides qui ne soient pas des rêves significatifs. Or, lorsque nous tombons sur ce qui pour nous apparaît comme tel, nous nous rendons compte que le rêveur n'accorde pas entièrement au phénomène le statut de rêve. Et comment le pourrait-il si le rêve non significatif n'est pas objectif, et si la lucidité est justement une marque - sinon la marque - de cette objectivité ?

" C'était ", dit-il, " comme si on le touchait, une espèce de conscience qu'il était là en personne ; vous étiez entre la veille et le sommeil, vous vouliez ouvrir les yeux, et cependant vous craigniez qu'il ne se retire trop vite ; vous écoutiez et vous entendiez des choses, tantôt comme en rêve, tantôt comme dans la vie éveillée ; les cheveux se dressaient sur votre tête ; vous pleuriez de bonheur ; votre cœur se gonflait, mais pas de vaine gloire. Quel être humain pourrait mettre une telle expérience dans des mots ? Mais quiconque l'a éprouvée, participera à ma connaissance et reconnaîtra cet état d'âme ".

E. R. Dodds voit là un "état de transe produit par autosuggestion" et non un "rêve véritable" mais c'est là une explication plus mystérieuse encore puisqu'on s'accorde aujourd'hui à mettre en rapport l'état d'hypnose (donc de suggestibilité) et l'état de sommeil : " Sommeil naturel et sommeil hypnotique nous apparaissent donc, en dernière analyse, non pas comme deux états opposés, mais comme deux degrés d'un même processus physiologique dont la base n'est autre que le développement et l'extension sur les hémisphères cérébraux d'une vague d'inhibition grâce à laquelle se libèrent certains automatismes ". En réalité l'hypnose comme la transe sont des états décrits par des observateurs extérieurs au sujet et ne permettent pas de préjuger du type d'expérience intérieure qu'il est en train de vivre d'un point de vue conscientiel. Hervey de Saint-Denys rapporte par exemple le cas d'une suggestion (que nous qualifierions aujourd'hui d'hypnotique) faite à un de ses amis pendant son sommeil et qui s'est traduite par un rêve au sens plein du terme. La qualification d'expériences "entre veille et sommeil" indique souvent, par manque de vocabulaire sur le rêve, des expériences où le rêveur se sent "éveillé" au cours du sommeil. On pourra par la suite constater que les rêveurs seront souvent amenés à utiliser des termes peu appropriés en raison de cette lacune lexicale. Certains pour faire sa place à la lucidité parleront de "demi-rêve", contredisant ainsi le sentiment qu'ils ont eu de vivre des rêves au sens plein du terme, d'autres parleront "d'éveil dans le sommeil" au sujet d'une expérience qui pourtant appartient entièrement au sommeil. Un examen même rapide des textes antiques est donc nécessaire pour dégager les éléments qui nous intéressent.

Examiner les exemples de rêves lucides de la littérature antique présente donc pour nous l'intérêt de savoir si la forme de ces récits renvoie bel et bien à ce que nous qualifions aujourd'hui de lucidité onirique et si le concept en aurait été pensable pour eux, ce qui sans nous donner la preuve de l'existence du rêve lucide dans l'Antiquité nous permettrait de supposer son occurrence possible. Mais comment s'assurer d'une existence possible en s'appuyant sur des textes poétiques, donc sur des fictions ? On peut considérer que si ces récits reposent sur des équivalents réels ils peuvent être soumis au même examen critique qu'eux. Ainsi une conclusion négative quant à la lucidité de personnages fictifs nous laisserait sans doute dans l'incertitude quant aux expériences réellement vécues, mais une conclusion positive nous assurerait néanmoins l'existence possible de la lucidité. Pour cette raison nous examinerons ces récits comme de vrais rêves rapportés par des individus ayant existé. Si en effet cet examen n'est pas concluant, il sera inutile d'examiner la question de l'existence d'équivalents réels au-delà de ce cadre poétique.

Quelles sont les objections que l'on peut adresser à la thèse qui verrait dans ces récits des rêves lucides ? Elles doivent porter aussi bien sur ce qui nous incite à qualifier ces rêves de lucides que sur la conduite du rêveur au cours même de ces rêves.

D'après E. R. Dodds le rêveur sait qu'il dort puisque le personnage onirique qui le visite le lui rappelle expressément. C'est là ce qui nous a permis de conclure (dans la mesure où dans une perspective contemporaine nous caractérisons les images qui apparaissent durant le sommeil comme des rêves produits par le rêveur) que le rêveur est en proie à un rêve lucide. Or, une objection vient spontanément à l'esprit. Pourquoi cette simple remarque : "Tu es endormi" signifierait-elle que le rêveur a conscience de sa situation ? E. R. Dodds lui-même souligne que dans les récits homériques le rêveur ne répond pas lorsqu'il est interpellé, il est complètement passif. Ne serait-ce pas par un glissement abusif que l'on passerait d'une simple énonciation de la part d'un personnage onirique à une prise de conscience de la part du rêveur ? Ce n'est pas le rêveur qui se dit : "Je rêve", mais un autre personnage qui lui dit : "Tu dors", ce qui est très différent. Mais est-ce que le rêveur en tire une conclusion le concernant personnellement ? Le fait qu'une fois éveillé il accomplisse ce que veut le dieu ne nous renseigne en rien à ce sujet.

L'objection tendrait même à aller plus loin et soutenir que dans le cas où un rêveur revendiquerait une telle prise de conscience ce serait la "croyance" à l'objectivité du rêve qui pousserait le rêveur à penser après coup qu'il savait qu'il dormait alors qu'il n'en était rien. Si on s'appuie sur la vision contemporaine du rêve comme phénomène subjectif pour réfuter cette apparence de lucidité, et que l'on considère par là que le personnage onirique est un élément psychique du rêveur et non un être qui lui est extérieur, l'objection peut même prendre une teinte psychanalytique et expliquer un tel rêve du type "oracle" par la manifestation d'un élément refoulé de la personnalité du rêveur qui tend à vouloir lui faire comprendre quelque chose ou le pousser à une action qu'il a oubliée. Le premier cas correspondrait alors au surgissement d'un élément refoulé, tel ce rappel à des devoirs négligés envers ses sujets :

"Quoi! Tu dors, fils d'Atrée le brave dompteur de cavales! Un héros ne doit pas dormir la nuit entière, alors qu'il est de ceux qui ont voix au Conseil, que tant d'hommes lui sont commis et tant de soins réservés […] [Zeus] t'enjoint d'appeler aux armes tous les Achéens chevelus - vite, en masse! L'heure est venue où tu peux prendre la vaste cité des Troyens",

ou envers un ami :

" Enfin le sommeil le prend […] Et voici que vient à lui l'âme du malheureux Patrocle, en tout pareille au héros pour la taille, les beaux yeux, la voix, et son corps est vêtu des mêmes vêtements, et il dit à Achille : " Tu dors, et moi, tu m'as oublié, Achille! Tu avais souci du vivant, tu n'as nul souci du mort " ".

La remarque "Tu dors" n'aurait alors qu'une valeur de contradiction, d'opposition pour mettre en évidence une autre situation refoulée qui a été oubliée, mais elle n'indiquerait aucune prise de conscience de sa situation par le rêveur. Cependant cette explication ne vaut pas dans le cas du rêve de Pénélope dont les craintes nous sont décrites avant le sommeil. Lorsque le fantôme lui dit :

"Pénélope, tu dors, mais le cœur ravagé",

il ne fait que constater ce que Pénélope sait déjà et non pas faire resurgir un élément refoulé. Cette explication ne suffit donc pas à élucider tous les cas.

Une autre interprétation des mêmes événements semble pouvoir rendre compte de l'interjection : le rêve pousse au réveil. Ainsi dans le cas d'Agamemnon l'accent ne serait pas mis sur le contenu du message mais sur l'élément qui l'incite à se réveiller : ce serait la joie de la victoire proche qui motiverait l'interpellation. Dans le cas d'Achille ou de Pénélope l'argument est encore plus frappant étant donné l'état psychique morbide qui est le leur, le rêveur tenterait d'échapper à un rêve pénible en se réveillant, situation somme toute fort commune. Mais dans de tels cas l'objection tombe d'elle-même en introduisant l'élément qu'elle voulait écarter car dans ces mauvais rêves il faut que le rêveur bénéficie d'un éclair de lucidité, même s'il s'agit d'une lucidité implicite ou très brève, pour penser à se réveiller.

La mise en évidence du caractère subjectif de ces expériences oniriques ne permet donc pas de récuser la lucidité. L'objectivité n'est après tout que l'interprétation que le rêveur fait, entre autres éléments, de sa lucidité mais elle ne lui est pas liée de façon constitutive. Elle aboutit même à la conclusion inverse : si un personnage onirique, qui fait partie intégrante de son psychisme, peut lui indiquer qu'il dort, c'est que le rêveur sait, d'une certaine façon, ce qu'il est en train de se dire par cet intermédiaire, et donc qu'il a la possibilité de se rendre compte qu'il rêve. Cependant pour n'être pas réductible cette interpellation n'en apparaît pas moins comme l'indice que le rêve lucide n'est pas un phénomène courant puisqu'il nécessite une intervention d'un personnage onirique, intervention le plus souvent divine, pour tirer le rêveur de l'inconscience sans le réveiller. C'est donc qu'une distinction entre le rêve lucide et le rêve "non lucide" peut être nettement opérée. S'il en était autrement, si le rêve était déjà lucide, quel besoin aurait-on de s'assurer que le rêveur se rend compte de son état ?

Si l'interpellation "Tu es endormi" ne peut pas, d'un point de vue formel, être mise en défaut, en va-t-il de même en ce qui concerne les modalités du rêve ? De ce point de vue certains passages pourraient paraître obscurs. Par exemple dans le cas d'Agamemnon la fin du rêve est trompeuse ; peut-elle alors être lucide ?

Il dit, et s'en va, et le laisse là songer en son cœur à un avenir qui jamais ne doit se réaliser. Il croit qu'il va ce jour même prendre la cité de Priam : le pauvre sot! il ne sait pas l'œuvre que médite Zeus, ni ce qu'il entend infliger encore et de peines et de sanglots aux Danaens comme aux Troyens, au milieu des mêlées brutales. Il s'éveille de son sommeil[…]

Ce passage est ambigu. Agamemnon continue de dormir et apparemment de rêver après le passage de Songe puisqu'il est signalé dans le texte qu'il ne se réveille qu'un peu plus tard. Mais cette fois son activité psychique n'est plus "objective" : Agamemnon est dit "songer en son cœur." Est-ce là la conséquence sur son esprit de la promesse fausse de Zeus, auquel cas il imaginerait l'avenir au cours de son sommeil, sans avoir perdu la lucidité, mais sans qu'aucun rêve ne soit présent, ou rêve-t-il effectivement cet avenir qui ne se réalisera pas ? Dans ce dernier cas, d'après le texte, il le rêve sur le mode de la croyance au futur. Ainsi, soit Agamemnon, dans son sommeil, ne rêve plus, et alors il ne peut y avoir de rêve lucide, soit il rêve, mais son rêve est subjectif, et là encore on ne peut parler de rêve lucide - ou plus exactement on ne peut plus soutenir que la lucidité est une marque privilégiée du rêve objectif et significatif. Il resterait bien sûr la possibilité que la lucidité ait quitté Agamemnon avec Songe mais cela ne semble pas compatible avec son réveil imminent.

On en vient alors à se demander si la considération d'objectivité du rêve vient de l'éveil de la conscience ou au contraire de l'illusion du rêve. C'est en effet le propre du rêve de se donner pour la réalité. Ainsi Achille qui s'écrie :

"Mais viens plus près de moi : qu'un instant au moins, aux bras l'un de l'autre, nous jouissions de nos tristes sanglots!"

ne semble pas se rendre compte de sa situation réelle puisqu'il tend les bras, mais sans rien saisir :

" l'âme, comme une vapeur, est partie sous terre, dans un petit cri "

et que l'issue de son acte le surprend et provoque son réveil :

" Achille, surpris, d'un bond, est debout ".

Le fait que le rêve soit considéré comme objectif n'empêche normalement pas le rêveur de le différencier de la veille, or ici la confusion s'opère de façon paradoxale puisqu'Achille veut serrer dans ses bras son ami parce qu'il le sait mort.

En réalité ces difficultés, loin de jeter un doute sur la caractérisation de ces récits homériques en tant que rêves lucides nous donnent une indication sur l'existence de la lucidité en dehors même de ce cadre poétique dans la mesure où elles le débordent. En effet le cadre poétique est rigide : un personnage onirique objective le rêve en disant au rêveur : "tu es endormi", et il n'y a pas de raison de penser que les états de conscience d'Agamemnon, d'Achille ou de Pénélope puissent, du point de vue poétique, présenter des différences alors que la forme conventionnelle des récits s'efforce de les assimiler. Mais la manifestation de la lucidité dans la vie de rêve effective s'accommode d'intermittences, ce qui rend peut-être compte de la situation ambiguë d'Agamemnon, ou de degrés, ce qui explique sans doute le geste d'Achille. En somme ces variations de la lucidité que les recherches actuelles ont constatées apparaîtraient malgré le cadre conventionnel. Sans ce dernier ces modifications ne présenteraient rien de particulier, mais leur présence permet à la fois de reconnaître le rêve lucide d'une manière formelle et d'en pressentir les nuances.

C'est donc dans la forme que prend la convention poétique (la façon dont le personnage onirique s'adresse au rêveur) et non dans le contenu du rêve (le fait que le personnage onirique s'adresse au rêveur) que se révèle l'état de conscience du rêveur. Et l'attitude du rêveur envers le rêve confirme cet état autant lorsqu'elle se manifeste nettement (comme la confusion paradoxale d'Achille) que par son absence : ainsi lorsque le rêveur sait qu'il rêve, il n'éprouve pas le besoin d'interpréter le rêve, il se contente de le recevoir au cours du sommeil, et d'en garder le souvenir au réveil ; en revanche lorsqu'il ignore qu'il dort, il soumet au réveil le rêve à une interprétation. Cette différence d'attitude recoupe celle des rêveurs lucides actuels pour lesquels leur rêve est immédiatement compréhensible au cours du rêve même, tandis que les rêves ordinaires ne peuvent être compris qu'après coup et par un travail de déchiffrage.

Si ces ressemblances de structures nous incitent à considérer ces récits homériques comme des rêves lucides, elles ne permettent cependant pas de lier l'objectivité du rêve à la conscience de rêver. Cette objectivité ne dépend pas de la conscience du rêveur, et donc de sa lucidité, puisqu'au sein même du rêve qui se donne pour tel, des illusions de deuxième degré peuvent abuser le rêveur qui les prend pour un rêve authentique tel le fantôme qui apparaît à Pénélope sous les traits d'Iphthimé. L'illusion de Pénélope concernant cet aspect "objectif" est d'ailleurs complète puisqu'elle s'étonne :

"Pourquoi viens-tu, ma sœur ? tu n'as pas l'habitude de fréquenter ici : ta demeure est si loin!…"

L'objectivité du rêve se marque plus par l'attitude affective du rêveur que par le type de conscience qu'il en a, c'est-à-dire par le fait que par son intermédiaire le rêve peut influencer la vie de veille de façon décisive. Le rêve est donc avant tout objectif en ce qu'il joue le rôle d'un véritable "transformateur affectif" : il ne se contente pas de refléter passivement les affects de la vie éveillée, il les modifie radicalement (la certitude pour Agamemnon, le courage pour Pénélope), ou les accentue de façon insoutenable (la tristesse d'Achille) pour permettre à l'état de veille une action d'un type nouveau. Le rôle de la lucidité dans de tels rêves n'est qu'auxiliaire en ce qu'il permet à la divinité de s'assurer la coopération du rêveur.

Ces rêves des personnages homériques peuvent donc être considérés comme des rêves lucides. Mais correspondent-ils pour autant à une réalité au-delà de la convention poétique dans lesquels ils nous sont présentés ? Car si la structure, une fois analysée, nous pousse à conclure que l'on doit tenir le rêve pour lucide, il n'en reste pas moins que sa fixité, malgré les nuances que nous avons décelées, reste un argument en faveur de l'aspect fictif de la lucidité. Il faut donc déterminer si la convention poétique elle-même est entièrement fictive ou si elle correspond à des rêves qui lui préexistent. Les rêves des personnages oniriques sont des "oracles" apparemment très éloignés des récits oniriques actuels et qui donnent bien le sentiment de ne pouvoir exister que dans la tradition littéraire. Or, même s'il ne nous est pas du tout commun, le rêve de type "oracle" n'est pas propre à la tradition littéraire, mais correspond à une expérience effective non seulement des grecs anciens mais de nombreuses civilisations. Cela ne doit pas surprendre si on pense, comme le fait E. R. Dodds, en terme de structures culturelles. Ce type de rêve s'accorde en effet particulièrement bien avec certaines structures religieuses : " Un type fréquent de rêve "envoyé de dieu", en Grèce comme ailleurs, est le rêve qui ordonne une dédicace ou quelque autre acte religieux ; ce genre a laissé des traces concrètes sous la forme d'inscriptions nombreuses déclarant que leur auteur faisait une dédicace "conformément à un rêve" ou "ayant vu un rêve". […] Presque toutes les inscriptions datent de l'époque hellénistique ou romaine ; mais c'est probablement un hasard, car Platon dans les Lois, parle de dédicaces faites sur la foi de rêves ou de visions éveillées, "surtout par toutes sortes de femmes, et par des hommes qui sont malades ou en danger, ou en difficulté, ou qui ont eu une chance exceptionnelle", et nous lisons encore dans l'Epinomis que "nombre de cultes de dieux ont été, et continueront à être fondés par suite de rencontres en rêve d'êtres surnaturels, de présages, d'oracles, et par suite de visions au moment de la mort". Le témoignage de Platon sur la fréquence de tels événements a d'autant plus de valeur que lui-même avait peu de foi en leur caractère surnaturel ". E. R. Dodds conclut qu'à " la lumière de ces preuves nous devons […] reconnaître que la stylisation du chrematismos, ou "rêve d'origine divine", n'est pas purement littéraire ; c'est un rêve qui se conforme à la "structure culturelle" […], et il appartient à l'expérience religieuse du peuple, quoique les poètes, depuis Homère, l'aient adapté à leurs fins en l'employant comme motif littéraire. De tels rêves jouaient un rôle important dans la vie d'autres peuples anciens, comme ils le font chez de nombreuses peuplades actuelles ".

Cependant même s'il existe effectivement dans l'expérience vécue, ce type de rêve est-il pour autant lucide ailleurs que dans sa forme poétique ? Car la lucidité par elle-même ne peut se ramener à un fait de culture, et l'analyse des structures culturelles ne nous informe que sur des schémas de croyances et non sur des états de conscience comme la lucidité. Or, la conscience de rêver est certainement plus difficile à dégager des récits oniriques vécus que des chants épiques dans la mesure où justement les rêveurs lucides éventuels n'auraient pas été contraints par la forme poétique de mentionner cet aspect du rêve. Dans de telles circonstances c'est en fait le cadre poétique qui remplace le cadre conceptuel permettant de penser la lucidité. Pour aggraver la situation certains textes indiquent en creux l'inexistence du phénomène : " c'est bien à l'infirmité de la raison humaine que Dieu a fait don de la divination : nul homme, dans son bon sens, n'atteint à une divination inspirée et véridique, mais il faut que l'activité de son jugement soit entravée par le sommeil […]. Au contraire, c'est à l'homme en pleine raison de rassembler dans son esprit, après se les être rappelées, les paroles prononcées dans le rêve […] ; de les discuter toutes par le raisonnement pour en dégager ce qu'elles peuvent signifier ". L'absence de raison dont il est question ici n'entraîne pas nécessairement l'absence de conscience de son état de la part du rêveur, mais elle y incline fortement puisque la faculté de réfléchir est le seul moyen dont il dispose pour évaluer son état de conscience plutôt que de se contenter de le subir - et que ce sont surtout les traces d'une telle réflexion au sujet de la lucidité qui risquent de transparaître dans un récit qui n'aurait autrement aucune raison de signaler un état de conscience particulier n'entrant pas, de surcroît, dans la trame du rêve. Or, si la lucidité n'est pas expressément mentionnée, ou si les récits dont nous disposons ne sont pas suffisamment précis pour la dégager, nous n'avons aucun moyen de soutenir son existence. A moins de trouver un témoignage analysable ou une attestation explicite, l'idée de la conscience de rêver risque de rester un concept vide.

Une telle attestation existe. On la trouve sous la plume d'Aristote qui, le premier, reconnaît qu'un rêveur peut être conscient de rêver. Il s'agit en fait de la première mention explicite du phénomène du rêve lucide, sous une forme qui ne doit rien à une construction littéraire ou à une structure culturelle déterminée puisqu'elle entre dans le cadre d'une analyse philosophique : " dans le sommeil, si l'on a conscience que l'on dort et si l'on se rend compte de l'état qui révèle la sensation du sommeil, il y a l'apparence, mais il y a quelque chose en soi qui dit que c'est l'apparence de Coriscus, et non Coriscus lui-même (car, souvent, quand on dort, il y a quelque chose dans l'âme qui dit que ce qui apparaît est un rêve) ". Ce n'est plus un dieu ou un personnage onirique qui fait remarquer au rêveur : "tu dors", c'est le sujet qui reconnaît directement son rêve pour ce qu'il est, une apparence par rapport à la vie de veille, en s'appuyant sur la "sensation de sommeil". Aucun élément extérieur n'intervient venant de la veille, ni même venant du rêve qui cesse d'être objectif. Le personnage onirique qui "réveille" est remplacé par "quelque chose en soi", "quelque chose dans l'âme", qui parle au rêveur ; le personnage onirique est à ce point dépouillé de toute fonction que, d'éveilleur actif dans le sommeil, il se réduit à la simple médiation par laquelle l'apparence est reconnue - il est cette apparence même.

Puisque Aristote ménage une place à la lucidité dans sa description du rêve, quelle importance lui attribue-t-il ? Se contente-t-il d'un simple constat du phénomène ou lui fait-il jouer un rôle dans sa conception du rêve ? Sa démarche d'exposition permet de répondre à cette question. D'après Pierre Pachet l'intention d'Aristote dans son petit traité est de définir le rêve : " partant de la notion commune de rêve, telle qu'elle est donnée par la langue et la culture grecques, il s'efforce d'en éviter les pièges, et de la reconstruire en contrôlant sa définition ". Quelle rôle la lucidité joue-t-elle dans cette définition ? Aristote s'efforce avant tout de circonscrire le rêve par négation, c'est-à-dire de retirer de sa définition tout ce qui n'y entre pas de façon essentielle. Ainsi " ce n'est point par la sensation que nous sentons le rêve " car " il est impossible que tout être qui ferme les yeux et qui dort voie, et il en est de même pour les autres sensations ". De même le donné onirique n'est pas le produit la représentation mentale car " durant le rêve, nous concevons quelque chose d'autre que l'objet, de même qu'à l'état de veille, quand nous sentons quelque chose. En effet la sensation est souvent l'occasion de quelque pensée à son sujet. Ainsi, dans le sommeil, nous pensons parfois autre chose indépendamment des images. […] Par suite il est évident que toute représentation dans le sommeil n'est pas un rêve ". Les images du rêve ne se réduisent donc pas pour Aristote à des représentations mentales auxquelles le sommeil aurait donné une vie plus intense.

Cela ne signifie cependant pas qu'Aristote accorde à ces images une réalité autonome car s'il " est vrai qu'on ne voit rien dans le rêve, il n'est pas exact que la sensibilité n'éprouve rien, mais il est possible que la vue et les autres sens éprouvent quelque affection ; chacune des impressions agit d'une certaine manière comme si l'on était éveillé, mais non comme si on était éveillé réellement ". La perception onirique s'explique donc par le fait que " le dormeur peut être trompé par le sommeil […] ; par suite, ce qui présente une petite ressemblance avec l'objet semble être cet objet. […]. Chacune de ces apparences […] est un résidu des sensations en actes, et quand la sensation véritable a disparu, il en reste quelque chose et il est vrai de dire que c'est comme Coriscus, mais sans être Coriscus. Quand il percevait, le sens qui juge en maître en nous ne disait pas que ce fût Coriscus, mais à cause de cette apparence, il reconnaissait le Coriscus véritable. Par conséquent, cette chose, dont on disait, en la sentant, qu'elle était Coriscus […] est mise en mouvement par les mouvements qui résident dans les organes ; et l'objet semblable paraît être l'objet véritable même. La puissance du sommeil est si grande qu'il produit ce résultat à notre insu ".

A ce stade de l'analyse, une incompréhension pourrait se glisser qui consisterait à voir dans ce caractère trompeur de l'apparence un élément essentiel définissant le rêve. Pour Aristote ce n'est pas le fait d'être trompeur qui définit le rêve, mais le fait d'être apparence. Et c'est ici qu'intervient la lucidité onirique, pour aider à dégager l'essentiel de l'accessoire. Puisqu'il peut y avoir rêve sans croyance en sa réalité, donc rêve lucide, c'est que l'illusion n'est pas absolument parlant du côté du rêveur, c'est d'une certaine façon une illusion objective que la conscience de l'illusion ne peut pas dissiper et dont la perception éveillée nous fournit des exemples : " Ainsi, à supposer que quelqu'un ne s'aperçoive pas avoir mis le doigt sous son œil, non seulement la chose, une qu'elle est, apparaîtra double, mais il la croira double ; mais s'il s'en est aperçu, il y a apparence et non croyance ; de même dans le sommeil ". Aristote prend donc le soin de séparer dans le rêve l'apparence de la croyance, et la lucidité lui sert d'outil à cette fin.

Cette intervention du rêve lucide est un peu surprenante pour nous car il n'est pas examiné pour lui-même, ni même à la lumière du rêve. Au contraire c'est lui qui contribue à épurer la définition du rêve d'un des éléments qui encombre sa compréhension : l'idée qu'il n'y a rêve que si le rêveur croit à la réalité des apparences oniriques. Dans son analyse du rêve Aristote accorde la pleine existence à la lucidité onirique qu'il considère comme un fait d'expérience. Il n'est guère possible de méconnaître l'existence du rêve lucide dans ce texte malgré les commentaires dont il a parfois été l'objet . René Mugnier par exemple interprète le passage "quand on dort, il y a quelque chose dans l'âme qui dit que ce qui apparaît est un rêve" de façon réductrice : " Les psychologues modernes n'ont pas dit autre chose : ainsi, la mère se réveille quand son enfant s'agite " ; il ramène ainsi la lucidité à l'attention à l'environnement de veille qui subsiste dans le sommeil et sans le savoir gratifie les psychologues des années cinquante d'une conception du rêve qu'ils auraient énergiquement refusée. En fait l'existence du rêve lucide pour Aristote ne peut être mise en doute d'abord simplement parce qu'il en indique nettement le fonctionnement conscientiel, et surtout parce qu'il lui semble suffisamment naturel pour l'utiliser dans sa définition épurative du rêve, sans avoir à le justifier. Cette façon de procéder semble indiquer que pour lui le rêve lucide n'est pas un phénomène extraordinaire mais qu'on le rencontre régulièrement dans la vie onirique. Rétrospectivement cela nous permet de penser que les conventions poétiques introduisant la lucidité dans le rêve "oracle" ne sont pas dépourvues de fondement.

Le texte d'Aristote présente cependant pour nous quelques inconvénients. En raison même de ce qu'il apparaît comme une expérience commune, le rêve lucide ne fait pas l'objet d'une analyse et aucun récit n'en est donné : l'exemple de Coriscus est vraisemblablement une construction. A part le fait qu'ils existent nous ne pouvons donc rien savoir des rêves lucides auxquels pensent Aristote, s'ils présentent des particularités dans leur contenu ou leur qualité. Il faut attendre le Moyen Age pour trouver le premier récit détaillé d'un rêve lucide vécu.

§.2. LE PREMIER RÉCIT DE RÊVE LUCIDE AU MOYEN AGE. Le premier récit de rêve lucide au Moyen Age;

Le rêve lucide le plus ancien qui nous est donné pour authentique a été consigné en 414 dans une lettre par saint Augustin et concerne un médecin, Gennadius, qui y est décrit comme un homme qui doute de la vie après la mort malgré son tempérament religieux. Les deux rêves relatés par saint Augustin, et qui se produisirent deux nuits de suite, répondent à cette préoccupation : la lucidité onirique n'intervient dans le deuxième qu'en tant que preuve de la survie de l'âme. Le premier rêve ne comporte rien de particulier par lui-même si ce n'est son côté harmonieux :

[…] il vit une nuit en songe un jeune homme d'une figure agréable, qui lui dit, Suivez-moi. Gennadius se mit donc à le suivre, et arriva dans une ville où il ne fut pas plutôt qu'il entendit à sa droite une musique d'une douceur et d'une harmonie qui surpassait tout ce qu'il avait jamais entendu ; et comme il était en peine de savoir ce que ce pouvait être, le jeune homme qui le conduisait lui dit que c'étaient les hymnes des saints et des Bienheureux. Il vit aussi quelque chose à sa gauche, mais j'ai oublié ce que c'était : ensuite il s'éveilla, le songe s'évanouit ; et il ne le regarda que comme un songe.

Ce premier rêve ne prend sa réelle dimension qu'à la lumière du deuxième qui a lieu la nuit suivante et dans lequel réapparaissent le même personnage et le même décor :

Mais la nuit suivante ce même jeune homme lui apparut encore, et lui demanda s'il le reconnaissait. Gennadius l'ayant assuré qu'il le reconnaissait fort bien, le jeune homme lui demanda où il l'avait vu, à quoi Gennadius, qui avait la mémoire toute fraîche de ces hymnes des Saints qu'il avait entendu dans le lieu où ce jeune homme l'avait conduit, n'eut pas de peine à répondre.

Ce retour d'éléments semblables ne suffit pas pour que Gennadius reconnaisse le rêve comme tel. Il faut pour cela que le personnage onirique joue un rôle qui fait penser à celui des divinités des rêves "oracles" des anciens grecs.

Mais ce que vous me marquez-là, lui dit le jeune homme, l'avez-vous vu en songe ou éveillé ? En songe, répond Gennadius. Il est vrai, reprit le jeune homme, c'est en songe que vous l'avez vu ; et ce qui se passe encore présentement, ce n'est qu'en songe que vous le voyez ; je le crois, répond Gennadius. Et où est présentement votre corps, reprit le jeune homme qui l'instruisait ? Dans mon lit répond Gennadius.

Le personnage joue cependant ici son rôle de façon légèrement différente : il n'affirme pas à Gennadius "tu dors", mais il l'amène à en faire la constatation par lui-même. Pour cette raison le doute qui subsistait dans les textes d'Homère sur la réalité de la prise de conscience du rêveur n'est plus soutenable ici. Le jeune homme amène Gennadius à cette prise de conscience en lui demandant d'exercer ses facultés de comparaison et sa mémoire. Il le pousse à se souvenir du rêve précédent et de l'état de veille ("où est présentement votre corps ?") et à comparer avec eux sa situation actuelle. Que Gennadius se sache en train de rêver et de dormir suffirait à qualifier ce rêve de lucide.

La suite du rêve accentue encore cette caractérisation par le fait qu'elle porte sur la perception onirique et sa nature, ce qui est un thème de préoccupation constant des rêveurs lucides.

Et ne savez-vous pas, continue le jeune homme, que vos yeux corporels sont présentement fermés et sans action, et que vous n'en voyez rien ? Je le sais, dit Gennadius.

De quels yeux est-ce donc que vous me voyez, reprit l'autre ? Et comme Gennadius hésitait à cette question et ne voyait pas bien ce qu'il avait à répondre, le jeune homme le mena au bout de toutes ces interrogations en lui disant : De la même manière qu'encore que dans ce moment que vous êtes dans votre lit et endormi, vos yeux corporels soient fermés et sans action, vous en avez d'autres dont vous me voyez, et qui vous servent pendant que les autres ne font rien ;

La conclusion du rêve dépasse cependant celles habituelles aux rêveurs lucides à ce sujet :

[…] de même quand vous serez mort, quoique vos yeux corporels n'ayant plus d'action, vous demeurerez vivant et capable de voir et de sentir. Gardez-vous donc bien de douter jamais après ceci qu'il n'y ait une autre vie après la mort.

Ainsi dès le premier témoignage que nous possédons du rêve lucide nous voyons que la lucidité surgit essentiellement par un processus de comparaison : comparaison d'un songe avec un autre, comparaison des perceptions oniriques et vigiles, comparaison d'un état présent et d'un souvenir. Mais l'intérêt de saint Augustin ne s'est guère porté sur ce point et de fait le contexte n'a pas amené à s'intéresser au phénomène lui-même. Le rêve est bien reconnu comme tel, puisqu'il n'est pas confondu avec la veille mais c'est pour être aussitôt assimilé à un état équivalent à la vie après la mort, et du coup ce n'est pas l'aspect conscientiel qui est pris en considération mais l'existence d'organes des sens spirituels comme preuve d'une telle vie.

Cependant si ce récit nous est parvenu, ce n'est sans doute pas seulement en raison du contexte religieux qui l'entoure, mais aussi de sa rareté, ce que saint Augustin indique lui-même lorsqu'il s'interroge sur les perceptions oniriques : " d'un coucher de soleil à l'autre, chacun dort, et veille, et pense. Qu'on nous dise donc, s'il est possible, comment se font en nous, sans corps et sans manière, des impressions si semblables aux figures, aux qualités, et aux mouvements des corps ? Que si nous ne pouvons rendre raison de ces choses si communes et si ordinaires, et que chacun éprouve continuellement en soi-même, qui est-ce qui serait assez téméraire pour prononcer sur des choses qui n'arrivent que rarement, et que nous n'avons peut-être jamais éprouvées ? ". La rareté des rêves de ce type est d'ailleurs confirmée par le fait que ce récit est rapporté. Saint Augustin n'a apparemment aucun rêve personnel de ce genre à donner en exemple. On peut trouver surprenant que le premier témoignage que nous possédions soit apparu à une époque où le phénomène est considéré comme rare, alors que l'époque d'Aristote, où il semble plus fréquent, ne nous a laissé aucun récit de rêve lucide. Mais peut-être l'indication de rareté donnée par saint Augustin concerne-t-elle plus le contenu du rêve (la démonstration à laquelle il se livre) que le fait de la lucidité. Quoiqu'il en soit c'est sans doute justement à ce sentiment de rareté que, indépendamment du contexte, l'on doit la conservation d'un récit vécu qui, à une époque antérieure, n'aurait peut-être pas attiré l'attention.

Que la rareté ait concerné le contenu du rêve plutôt que son aspect conscientiel semble confirmé par l'autre mention de la lucidité onirique que nous trouvons au Moyen Age, huit siècles plus tard, dans un texte de saint Thomas d'Aquin qui considère le rêve lucide comme un phénomène courant et dont l'explication physiologique est connue. Il écrit qu'on " juge parfois en dormant que ce qu'on voit est un rêve, comme si l'on discernait entre les réalités et leurs images ". Cette remarque entre dans le cadre d'une explication de type physiologique qui fait dépendre le plus ou moins grand degré de fonctionnement des facultés dans le sommeil "de certaines évaporations, de vapeurs qui se dissolvent" et du mouvement de ces vapeurs. Les facultés, comme les sens et l'imagination fonctionnent d'autant moins que ce mouvement est grand, et inversement. Ainsi pour l'imagination : " Quand le mouvement des vapeurs est plus lent, il y a bien des images, mais déformées et sans ordre […]. Et si le mouvement est encore plus calme, on a des images ordonnées : cela se produit surtout vers la fin du sommeil […]. Si le mouvement est faible, non seulement l'imagination se trouve libre, mais même le sens commun est partiellement délié : à ce point qu'on juge parfois en dormant que ce qu'on voit est un rêve ". Saint Thomas d'Aquin fait donc dépendre la lucidité du fonctionnement des facultés. D'après lui le sommeil est un affaiblissement de la vie de veille et le rêve est une sorte d'intermédiaire entre la vie de veille et le sommeil sans rêve, tandis que l'éveil est caractérisé par le fonctionnement total des facultés. Une telle conception implique en fait qu'un rêve, même s'il peut être partiellement conscient, donc lucide, ne peut jamais l'être complètement. Le serait-il qu'il se confondrait avec la vie de veille. Dans les rêves lucides " le sens commun reste quelque peu lié : tout en discernant entre certaines images et les réalités, il se trompe toujours sur quelques-unes de ces images. - Donc dans la mesure où le sens et l'imagination sont déliés dans le sommeil, le jugement de l'intelligence a son libre exercice, mais non pas totalement. Par suite ceux qui raisonnent en dormant, reconnaissent toujours au réveil qu'ils ont fait quelque erreur ". Dans la mesure où le rêve s'inscrit dans un affaiblissement des facultés, le rêve lucide y trouve une place logique (comme période de sommeil qui se rapproche du réveil) et une limite qui n'entre pas dans sa compréhension actuelle. Il est ici en quelque sorte une catégorie nécessaire dans une construction physiologique. Aucun exemple n'en est donné car il n'est pas considéré comme remarquable et de ce fait l'intention de l'étudier plus particulièrement n'est pas manifestée dans ce texte.

Le rêve lucide rapporté par saint Augustin est donc très différent de ceux qu'envisage saint Thomas d'Aquin. Manifestement le rêve de Gennadius est complètement lucide tandis que ceux de saint Thomas ne le sont que partiellement, ce qui explique peut-être la différence d'appréciation (implicite pour saint Thomas d'Aquin) quant à la fréquence du phénomène. Quoiqu'il en soit, il est certain que les préventions de l'Église contre le rêve n'ont pas facilité le récit et la diffusion de tels rêves (si le rêve de Gennadius nous est parvenu, c'est surtout parce qu'il traitait d'un sujet religieux) et des récits de rêves plus "libres" de l'intérêt doctrinal n'apparaissent vraiment qu'à l'époque moderne.

§3. ÉTATS INDÉTERMINÉS ET RÊVE LUCIDE A L'ÉPOQUE MODERNE. Etats indéterminés et rêves lucides à l'époque moderne;

Cependant l'époque moderne, si elle est plus riche en témoignages sur le rêve lucide que les deux précédentes, sans doute parce que nous disposons sur elle de plus de documents, n'en fournit pas une quantité telle que l'on puisse en tirer des conclusions sur l'appréciation dont il était l'objet ou sa fréquence. De plus, là aussi, dans la mesure où le rêve lucide ne dispose d'aucun cadre conceptuel, il reste difficile à déterminer et il faut distinguer les cas où nous pensons le reconnaître de ceux où il est pratiquement mentionné comme tel par le rêveur.

Les exemples du premier cas sont malcommodes à discerner : les récits de rêves qui présentent des caractères de contenu aujourd'hui reconnus comme fréquents en rêve lucide se prêtent difficilement à une analyse destinée à déterminer l'état de conscience du rêveur, et il faut de plus souvent les chercher parmi des récits qui ne sont pas présentés par leurs auteurs comme des récits de rêves, même s'ils en ont pour nous les caractères. De tels rêves sont mentionnés dans des traditions orales populaires et dans la mesure où - comme nous l'avons vu pour les grecs avec la convention poétique -, un phénomène de type onirique trouve un terrain d'expression autre que le rêve, on peut supposer qu'il correspond à une réalité onirique qu'il reflète, même s'il la déforme. Il serait cependant risqué d'en tirer directement des conclusions concernant l'existence et l'étendue du phénomène du rêve lucide auprès de populations qui n'en n'avaient aucun concept. Les seules conclusions possibles portent sur des individus : elles concernent les témoignages qui dans ce domaine nous sont parvenus, et laissent à tout le moins penser qu'il existait certainement des phénomènes qui sans pouvoir être toujours considérés comme ce que nous appelons des rêves lucides, impliquaient parfois la lucidité onirique.

C'est par exemple ce que montrent les travaux de Carlo Ginzburg qui a analysé et décrit des attitudes et des croyances populaires de la société paysanne frioulane, de la fin du seizième au milieu du dix-septième siècle, qui se sont progressivement identifiées à la sorcellerie. Ces croyances, consignées lors d'interrogatoires par les notaires du Saint-Office, présentent des traits intéressants pour nous en ce qui concerne la vie nocturne : les frioulans croient qu'à certaines époques, les benandanti , " des sorciers […] "qui sont bons, appelés vagabonds et dans leur langage benandanti" lesquels "empêchent le mal", tandis que d'autres sorciers "le font"" sortent de leur corps et vont assister en esprit à des assemblées et combattre les sorciers pour l'abondance des récoltes. ""Je suis benandante," déclare l'un d'eux, "parce que je pars avec les autres combattre quatre fois par an, […] la nuit, de façon invisible, en esprit : seul le corps demeure" ". Cette confession indique clairement que son auteur se sait endormi, ce qui nous apparaît comme l'indication de la lucidité. Et si les benandanti considèrent qu'ils combattent réellement les sorciers, ils ont néanmoins conscience de la parenté de cet état avec le rêve : l'un d'eux " commence par nier, puis il admet, toujours en riant, avoir affirmé qu'il combattait en rêve contre les sorciers ". Même si cet aveu est une dérobade, elle est significative du rapport qu'y voit son auteur avec le monde onirique. Et il se pourrait que la différence entre "rêve" et "sortie en esprit" ne tienne justement qu'à l'éveil complet de la conscience lucide dont le degré est ici difficile à déterminer.

Même s'il fallait admettre que le rêveur n'est pas, dans ces rêves de "sortie en esprit", pleinement conscient de rêver, on serait bien obligé de reconnaître qu'il l'est en quelque sorte négativement, puisqu'il a conscience de ne pas être éveillé, c'est-à-dire de dormir. Ce fait est nettement repérable dans les récits qui nous sont restés :

" [Un benandante] s'était présenté à lui […] vers les quatre heures, durant le premier sommeil […] " Il me dit que la capitaine des benandanti m'appelait car je devais aller combattre pour les récoltes. Et moi je lui répondis : 'je veux venir par amour pour les récoltes ' ".

" " Si vous dormiez, comment avez-vous pu lui répondre, et comment avez-vous entendu sa voix ? " objecte Frère Felice. Paolo : " c'est mon esprit qui lui a répondu " ; et d'expliquer que c'est leur esprit qui part, " et si par hasard, en notre absence, quelqu'un allait éclairer le corps pour le regarder, cette nuit-là notre esprit ne pourrait revenir tant qu'on n'aurait pas cessé de regarder ; et si le corps, ayant l'apparence de la mort, était enseveli sous terre, l'esprit irait vagabonder par le monde jusqu'au moment prévu pour la mort du corps " ".

La distinction corps-esprit peut donc être considérée comme une interprétation de ce que vit le rêveur, interprétation qui, de notre point de vue, dépasse le terrain de l'expérience onirique, mais qui néanmoins implique la conscience d'être dans un état différent de celui de l'état de veille.

Toutefois les récits concordent si bien d'un benandante à l'autre qu'on pourrait se demander s'il ne s'agit pas plutôt d'un délire hallucinatoire à l'état de veille, culturellement répandu, que d'un rêve. Des observateurs témoignent que les benandanti et les sorciers, leurs adversaires, connaissent des états de sommeil particuliers qui coïncident avec ces états de rêves. La femme d'un benandanti rapporte " qu'une nuit d'hiver, se réveillant effrayée, elle avait appelé Paolo pour qu'il la rassure : " bien que je l'aie appelé une dizaine de fois en le secouant, je n'ai jamais pu le réveiller et il se tenait le visage tourné vers le haut " ". Une sorcière " voulait absolument disait-elle, se rendre à la chasse de Diane. Aussi beaucoup de gens l'observèrent pour l'en empêcher… Elle resta couchée comme morte durant deux heures environ et à la fin, souvent remuée par les personnes présentes, elle revint à elle en disant : " Moi, j'y suis allée quand même, malgré vous " ".

Carlo Ginzburg s'interroge sur cet état et réfute les deux interprétations courantes selon lesquelles " soit on a considéré sorcières et sorciers comme des individus souffrant d'épilepsie, d'hystérie ou d'autres maladies nerveuses aussi mal identifiées ; soit on a attribué les pertes de conscience et les hallucinations les accompagnant à l'action d'onguents composés de substances soporifiques ou hallucinogènes ". Il est difficile d'étendre la deuxième interprétation aux benandanti qui " ne parlent [pas] d'onguents : il font seulement état de sommeils profonds, de léthargies qui, en les rendant insensibles, permettent la "sortie" de l'esprit hors du corps ". Quant à la première interprétation, Carlo Ginzburg reconnaît qu'il " est certain que beaucoup de sorcières souffraient d'épilepsie et que nombre de possédées étaient des hystériques. Il ne fait aucun doute, pourtant, que nous nous trouvons devant des manifestations irréductibles au domaine de la pathologie. Pour des raisons statistiques : face à un nombre aussi élevé de "malades", les frontières entre la santé et la maladie se déplacent ". Ainsi l'étrangeté de ces récits ne suffit pas à les ramener à des phénomènes pathologiques : ils sont à la fois trop répandus et trop culturellement structurés pour cela.

Ne pourrait-on pas alors les expliquer par le rêve lucide ? Il est de fait qu'en plus des éléments qui appartiennent de façon manifeste au domaine onirique ces récits en comportent d'autres que l'on retrouve fréquemment dans les rêves lucides explicites, tel que le sentiment de quitter son corps, de se métamorphoser ou de voler dans l'espace :

"Dans les airs, j'avais l'impression que nous allions comme de la fumée".

Puisque les croyances populaires accordent une place importante à ces phénomènes (même si elles ne lui reconnaissent pas explicitement une forme onirique), on peut supposer que les rêves lucides sont plus répandus que ce que l'examen de la littérature et de la philosophie donnerait à penser. Mais la réserve s'impose néanmoins puisque ces témoignages se donnent rarement pour des récits de rêves.

Des cas de rêves lucides reconnus pour tels et ne laissant cette fois place à aucun doute sont rapportés au sujet de philosophes tels que René Descartes et Thomas Reid. Ce n'est pourtant pas la lucidité qui en a motivé le récit, mais le côté biographique. Ainsi un éclairage nouveau est nécessaire pour l'étude du dernier des trois songes que Descartes fit dans la nuit du 10 au 11 novembre 1619 et dont l'aspect lucide, pourtant clairement énoncé, n'a généralement pas attiré l'attention : car si on s'accorde à penser que, des trois songes entrecoupés de réveils, le plus important pour la suite de sa vie est le troisième, on attribue cette importance au contenu du rêve. Or, ce contenu a, par rapport à celui des rêves précédents, un aspect très ordinaire (" il eut un troisième songe, qui n'eut rien de terrible comme les deux premiers ") et ne suffit peut-être pas à lui tout seul à expliquer l'enthousiasme de Descartes. Si l'on se réfère aux transformations affectives intenses que provoque parfois le rêve lucide, le fait que le rêve comporte un passage dans lequel il est conscient de rêver a peut-être joué un rôle important.

Le déroulement du rêve est lui-même instructif quant à la façon dont surgit la lucidité : les phénomènes étonnants qui s'y multiplient préfigurent la reconnaissance de l'état :

[…] il trouva un livre sur sa table, sans savoir qui l'y avait mis. Il l'ouvrit et voyant que c'était un dictionnaire, il en fut ravi dans l'espérance qu'il pourrait lui être fort utile. Dans le même instant, il se rencontra un autre livre sous sa main, qui ne lui était pas moins nouveau, ne sachant d'où il lui était venu. Il trouva que c'était un recueil des Poésies de différents auteurs, intitulé Corpus poetarum, etc. Il eut la curiosité d'y vouloir lire quelque chose, et, à l'ouverture du livre, il tomba sur le vers

Quod vitae sectabor iter? etc.

Au même moment il aperçut un homme qu'il ne connaissait pas, mais qui lui présenta une pièce de vers, commençant par Est et Non, et qui la lui vantait comme une pièce excellente. M. Descartes lui dit qu'il savait ce que c'était et que cette pièce était parmi les Idylles d'Ausone, qui se trouvait dans le gros recueil des poètes qui était sur sa table. Il voulut la montrer lui-même à cet homme, et il se mit à feuilleter le livre, dont il se vantait de connaître parfaitement l'ordre et l'économie. Pendant qu'il cherchait l'endroit, l'homme lui demanda où il avait pris ce livre, et M. Descartes lui répondit qu'il ne pouvait lui dire comment il l'avait eu ; mais qu'un moment auparavant il en avait manié encore un autre, qui venait de disparaître, sans savoir qui le lui avait apporté, ni qui le lui avait repris. Il n'avait pas achevé, qu'il revit paraître le livre à l'autre bout de la table. Mais il trouva que ce dictionnaire n'était plus entier comme il l'avait trouvé la première fois.

Les livres qui apparaissent et réapparaissent sont des phénomènes anormaux susceptibles d'attirer l'attention sur le caractère onirique de la situation. Cependant il faudra une disparition plus radicale, celle du personnage onirique, pour amener Descartes à cette conclusion :

Il en était là, lorsque les livres et l'homme disparurent et s'effacèrent de son imagination, sans néanmoins le réveiller. Ce qu'il y a de singulier à remarquer, c'est que, doutant si ce qu'il venait de voir était songe ou vision, non seulement il décida en dormant que c'était un songe, mais il en fit encore l'interprétation avant que le sommeil le quittât.

Ce récit présente des traits caractéristiques du rêve lucide dégagés par la recherche contemporaine : à la suite d'événements étranges - qui cependant auraient aussi bien pu ne pas attirer l'attention du sujet - le rêveur s'interroge sur son état de conscience (prélucidité) et conclut qu'il s'agit d'un rêve. Mais à sa lecture une objection ne manque pas de se présenter : la partie "lucide", l'interprétation, du rêve ne serait-elle pas plutôt une réflexion que ferait Descartes dans un demi-éveil, les yeux fermés ? Cependant cette objection ne résiste pas au fait que Descartes lui-même ressent la différence entre les deux états et qu'il passe par deux moments de "doute" bien distincts et séparés par un intervalle relativement long, le premier qui le mène à un état lucide dans le sommeil ( "doutant si ce qu'il venait de voir était songe ou vision") et le deuxième qui le mène à l'éveil ("doutant s'il rêvait ou méditait").

Il jugea que le Dictionnaire ne voulait dire autre chose que toutes les Sciences ramassées ensemble […]. M. Descartes, continuant d'interpréter son songe dans le sommeil, estimait que la pièce de vers sur l'incertitude du genre de vie qu'on doit choisir […], marquait le bon conseil d'une personne sage, ou même la Théologie Morale.

Là-dessus, doutant s'il rêvait ou s'il méditait, il se réveilla sans émotion et continua, les yeux ouverts, l'interprétation de son songe sur la même idée.

D'autres indices pourraient d'ailleurs être repérés dans l'ensemble du récit, indices qui à la lumière des recherches récentes montreraient que ce rêve entre dans un "champ onirique" dont les caractéristiques sont très répandues chez les rêveurs lucides. Ces caractéristiques seront décrites dans le cours de ce travail mais nous pouvons signaler rapidement celles qui se rapportent au rêve de Descartes. Tout d'abord chacun des songes est séparé des autres par de longs moments d'éveil qui favorisent l'induction de la lucidité : " Dans cette situation, il se rendormit, après un intervalle de près de deux heures dans des pensées diverses sur les biens et les maux de ce monde ". Ensuite le rêve lui-même a pour décor la pièce où dort Descartes. Or, la plupart des rêves lucides commencent, contrairement à ce qui se passe dans les rêves ordinaires, dans la pièce où le sujet s'est endormi. Enfin les rêveurs lucides sont souvent victimes dans les moments qui précèdent la lucidité de curieux phénomènes. En rêve ce sont généralement des phénomènes kinesthésiques, dont par exemple le sentiment d'être pris dans un tourbillon :

[…] il sentit un vent impétueux qui, l'emportant dans une espèce de tourbillon, lui fit faire trois ou quatre tours sur le pied gauche,

ou auditifs :

"Il lui vint aussitôt un nouveau songe, dans lequel il crut entendre un bruit aigu et éclatant, qu'il prit pour un coup de tonnerre. La frayeur qu'il en eut le réveilla sur l'heure même";

Au moment de l'endormissement ce sont des phénomènes phosphéniques et hypnagogiques :

[…] ayant ouvert les yeux, il aperçut beaucoup d'étincelles de feu répandues par la chambre. La chose lui était déjà souvent arrivée en d'autres temps, et il ne lui était pas fort extraordinaire, en se réveillant au milieu de la nuit, d'avoir les yeux assez étincelants pour lui faire entrevoir les objets les plus proches de lui."

D'autres éléments encore contribuent à la qualification de ce rêve : d'abord l'enthousiasme post-onirique assez commun au sortir d'un rêve lucide, et ensuite les habitudes de vie de Descartes qui dormait beaucoup et tard, ce qui favorise la lucidité.

Toutefois l'intérêt que présente l'identification de ce rêve comme lucide dépasse le simple cadre de la recherche historique. Il jette une nouvelle lumière sur les autres textes de Descartes dans lesquels il est question du rêve. On a en effet considéré le passage des Méditations où Descartes se demande s'il est éveillé ou s'il dort comme purement crée pour l'argumentation et s'inscrivant dans le fil de la tradition sceptique. Pierre Gassendi lui en fait le reproche : " vous feignez que vous dormez, afin que vous puissiez prendre pour des illusions tout ce qui se passe ici-bas. Mais pouvez-vous pour cela assez sur vous-même que de croire que vous ne soyez point éveillé, et que toutes les choses qui sont et qui se passent devant vos yeux soient fausses et trompeuses ? Quoi que vous en disiez, il n'y aura personne qui se persuade que vous soyez pleinement persuadé qu'il n'y a rien de vrai de tout ce que vous avez jamais connu ". Or, pour Descartes, et pour tout rêveur lucide, la difficulté, en rêve tout au moins, est réelle, puisque le sujet devient souvent lucide pour avoir mis en doute dans le rêve son état d'éveil. De plus cette incertitude peut rejaillir sur l'état de veille : d'après Ferdinand Alquié " la difficulté éprouvée par Descartes à distinguer la veille du sommeil " est dans la Première Méditation " reprise et utilisée, mais non inventée pour les besoins de la cause ".

Dans la mesure où Baillet a probablement recopié en style indirect le manuscrit qu'il avait sous les yeux, ce rêve de Descartes est le premier rêve lucide qui nous est presque directement donné par son auteur. Cependant c'est à Thomas Reid que nous devons, absolument parlant, le premier témoignage personnel.

Le rêve de Reid, comme celui de Descartes, est rapporté en tant qu'anecdote biographique. Mais tandis que le songe de Descartes revêt pour son histoire personnelle une importance décisive, celui de Reid n'a qu'un aspect thérapeutique banal. Dans une lettre au Révérend William Grégory de janvier 1779, il nous rapporte qu'il était en proie à des cauchemars pénibles qui influençaient son état d'esprit :

Vers l'âge de quatorze ans, j'avais, presque chaque nuit, le sommeil malheureux, à cause des rêves effrayants que j'y faisais. Tantôt je me trouvais suspendu au-dessus d'un terrible précipice, tantôt, étant poursuivi, il me fallait fuir pour sauver ma vie et j'étais arrêté par un mur ou par la perte soudaine de toutes mes forces, ou bien encore des bêtes sauvages s'apprêtaient à me dévorer. Je ne sais plus combien de temps je fus harcelé par ces cauchemars. Il me semble qu'ils durèrent au moins deux ans et qu'ils avaient complètement cessé quand j'atteignis l'âge de quinze ans. En ce temps-là, je m'adonnais volontiers à ce que Monsieur Addison appelle, dans l'un de ses "Spectateurs", construire des châteaux de nuages. Pendant ma promenade solitaire du soir - le seul exercice que je prenais alors - mes rêveries me conduisaient dans un monde d'action où je me comportais, selon mon propre jugement, d'une manière tout à fait satisfaisante. Au cours de ces scènes imaginaires, je réalisai plus d'un exploit chevaleresque. A la même époque, dans mes rêves, j'étais le plus grand poltron qu'il y eut jamais sur terre. Face au danger, non seulement je perdais tout courage, mais la force, aussi, me manquait. Souvent, je me levais, le matin, dans un tel état de terreur qu'il me fallait un certain temps pour le surmonter. Je souhaitais vivement être libéré de ces rêves tourmentés car, outre qu'ils me rendaient malheureux dans le sommeil, l'impression désagréable qu'ils me laissaient demeurait souvent en moi pendant une partie de la journée.

Cette situation le rend malheureux et il prend la décision de se rappeler en rêve qu'il ne s'agit que d'un rêve :

Je me disais qu'il vaudrait la peine, si c'était faisable, d'arriver à se souvenir que ce n'étaient là que des rêves, et que je ne courais aucun danger réel. Bien des fois, avant de m'endormir, j'essayai d'imprimer aussi fortement que possible dans mon esprit l'idée que, de ma vie, je n'avais jamais couru aucun danger véritable, que toutes mes peurs n'existaient qu'en rêve. Longtemps, mes efforts pour évoquer cette mémoire en présence du danger demeurèrent vains, mais, finalement, je réussis, et j'y suis parvenu bien des fois depuis lors. A l'instant où j'allais glisser par-dessus le bord du précipice et tomber dans l'abîme, je me souvins que ce n'était qu'un rêve et je sautai hardiment dans le vide. L'effet habituel de ces rappels de conscience était de m'éveiller, mais je me trouvais alors dans un état de calme et d'intrépidité qui représentait, pour moi, un gain fort appréciable. Mes rêves perdirent alors leur caractère excessivement effrayant et, bientôt, je ne rêvai plus.

Ce qu'il y a de remarquable ici c'est que ce rêve lucide n'est pas un phénomène se produisant de façon imprévue, comme pour tous les récits que nous avons examinés précédemment mais il est le fruit d'une induction délibérée, ce qui est le premier pas vers une démarche expérimentale. Que Reid ait pensé la chose réalisable s'explique par deux caractéristiques souvent présentées par les sujets : ils ignorent ce qui est censé être possible ou non en rêve - parfois en raison de leur jeune âge -, ("Je me disais qu'il vaudrait la peine, si c'était faisable, d'arriver à se souvenir que ce n'étaient là que des rêves, et que je ne courais aucun danger réel") et ne se découragent pas malgré de nombreux échecs ("Longtemps, mes efforts pour évoquer cette mémoire en présence du danger demeurèrent vains"). L'induction elle-même est décrite comme une sorte d'autosuggestion ("Bien des fois, avant de m'endormir, j'essayai d'imprimer aussi fortement que possible dans mon esprit l'idée que […] toutes mes peurs n'existaient qu'en rêve"). Cependant si la démarche de Reid prend une forme quasi-expérimentale, il n'entre pas dans ses intentions de poursuivre des recherches sur le rêve ; son but est simplement d'échapper à ses cauchemars et ses expériences prennent fin avec la disparition de ses peurs oniriques. D'ailleurs la disparition de la capacité à se souvenir des rêves indique probablement un manque d'intérêt pour ces questions. La possibilité d'obtenir le compte rendu d'expériences plus poussées s'évanouit après avoir été un instant entrevue.

Ainsi de l'Antiquité à l'époque moderne le rêve lucide n'attire l'attention que de façon sporadique et ne suscite aucune recherche, même chez ceux qui en font l'expérience. Ces derniers voient probablement en lui un phénomène qui, pour ne pas être extrêmement fréquent, n'a cependant rien d'insolite pour la pensée, et s'ils n'envisagent aucune expérimentation c'est probablement en raison de leur conception du rêve en général comme phénomène passif ou irréel. Mais l'exploration du rêve lucide n'est en fait possible que si le rêveur s'intéresse au phénomène onirique lui-même de façon active, attitude que l'on ne trouve dans la littérature qu'à partir de l'époque contemporaine.

 

 

 

 

 

 

 

 

SECTION II

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LE RÊVE LUCIDE A PARTIR DU RÊVE LUCIDE :

du dix-neuvième siècle à nos jours

 

 

Si l'on en juge par le peu d'intérêt porté au phénomène onirique avant l'époque contemporaine, on comprend que le rêve lucide soit rarement remarqué et encore moins étudié. Bien qu'il puisse être dégagé par l'analyse de certains récits, il n'éveille pas réellement l'attention : soit il passe inaperçu et ne trouve à s'insérer que dans la poésie ou les croyances populaires, soit il ne pose pas de problème puisqu'il en est question à l'occasion de théories qui ne le visent pas expressément (Aristote ou saint-Thomas d'Aquin), soit il est mentionné dans des témoignages qui n'en tirent pas spécialement parti (Descartes) ou qui n'y voient qu'un moyen en vue d'une fin particulière (Reid). Dans aucun cas il n'a donné lieu à une interrogation ni même n'a été envisagé comme un outil d'exploration psychologique. La situation change au tournant du dix-huitième et du dix-neuvième siècle, notamment avec les romantiques qui se sont intéressés activement à leur vie onirique et n'ont pas manqué de s'interroger sur leurs rêves lucides lorsqu'ils sont apparus. De poétique l'intérêt pour l'expérience onirique vécue se fait plus psychologique et dans le courant du dix-neuvième paraissent diverses études sur le rêve qui font une place au rêve lucide. Bien que fragmentaire cette recherche se poursuit au vingtième siècle et finit par prendre une allure systématique dans les années soixante-dix.

Qu'est-ce qui a favorisé un tel changement ? Constater que le rêve lucide est apparu à certains comme un outil d'exploration du rêve n'est que donner une partie de la réponse. Il faut plus précisément se demander quel facteur a permis de s'en rendre compte. S'agit-il d'une évolution des mentalités au sujet de la créativité du rêve, ou encore d'un changement dans les conceptions scientifiques le concernant ? On serait tenté de le croire puisque l'époque s'ouvre à l'exploration du psychisme par la découverte de l'inconscient, que la méthodologie médicale et psychiatrique se développe, et que l'on commence à se dégager de la superstition qui, entourant tout ce qui touche au rêve, amenait auparavant les esprits cultivés à s'en détourner. Pourtant si la pensée contemporaine à ses débuts a fourni un cadre plus favorable qu'aux époques précédentes, elle ne contient pas en elle-même le germe de cette découverte et de son exploitation. L'intérêt pour le rêve lucide ne se manifeste en effet au dix-neuvième siècle que chez des individus qui en ont une expérience personnelle - et dont les occupations n'ont pas de rapport direct avec la psychologie -, et ne se diffuse pas au-delà de ces expérimentateurs. Même le développement de la psychanalyse, qui par son approche nouvelle a favorisé une observation plus scientifique de l'expérience onirique dans la première moitié du vingtième siècle et a permis de remarquer le phénomène de la lucidité, n'a guère directement contribué à son étude puisque les principales réflexions sur le rêve lucide dont nous disposons pour cette époque sont toujours celles de rêveurs étudiant leur propre vie onirique lucide et situés en dehors des courants psychanalytiques. Ce n'est qu'à la fin des années soixante que le rêve lucide trouve, paradoxalement, un terrain théorique susceptible de l'accueillir avec le développement de la recherche expérimentale sur les états de conscience modifiés. Nous nous efforcerons ici de rendre compte de la genèse de cette recherche dont le pionnier est, au dix-neuvième siècle, Hervey de Saint-Denys. Dans la première moitié du vingtième siècle apparaissent des témoignages qui ont servi de corpus d'étude au début de la recherche actuelle et dont nous ne mentionnerons que les noms et les points de vue les plus importants. Pour la recherche plus récente nous nous contenterons d'en dessiner les grandes lignes puisque nous retrouverons les conclusions de leurs auteurs au cours des différentes parties de ce travail.

§1. DÉCOUVERTE ET EXPLORATION AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. Découverte et exploration au XIXème siècle;

Bien que le dix-neuvième siècle voie l'éclosion d'études sur le rêve qui prennent en compte la lucidité, cet intérêt ne repose que sur des expériences personnelles et ne s'étend pas au-delà de leurs auteurs. On constate, dans les récits qui nous sont restés, qu'il se manifeste tôt dans l'existence et oriente parfois le rêveur vers des activités susceptibles de l'exprimer, comme ce fut le cas pour les romantiques. Ainsi au tournant du siècle le poète Jean Paul dont la vie entière et l'œuvre furent marquées par le rêve nous a laissé des récits de rêves lucides :

Lorsque, vers le matin, grâce à mon expérience psychologique de l'entrée en sommeil, je me suis volontairement rendormi, une première rêverie, où je perds successivement des objets que je cherche, me donne la consolante pensée que je rêve. Aussitôt, j'acquiers la certitude de rêver en tentant de voler, et en y parvenant. Ce vol tantôt planant et tantôt (dans des rêves plus clairs encore) montant tout droit, les bras battant l'air comme des rames, est pour le cerveau un véritable bain d'éther, voluptueux et reposant ; si ce n'était que le tournoiement trop rapide de mes bras de rêve me fait éprouver un vertige et craindre un engorgement du cerveau. Réellement heureux, exalté dans mon corps et mon esprit, il m'est arrivé parfois de m'élever tout droit dans le ciel étoilé, saluant de mes chants l'édifice de l'Univers. Dans la certitude, à l'intérieur de mon rêve, de tout pouvoir et de ne rien tenter, j'escalade à tire d'aile des murs hauts comme le ciel, afin de voir par-delà apparaître soudain un immense paysage luxuriant ; car (me dis-je alors), selon les lois de la représentation et les désirs du rêve, l'imagination doit recouvrir de montagnes et de prairies tout l'espace d'alentour ; et chaque fois elle le fait. Je grimpe sur des sommets, afin de m'en précipiter par plaisir ; et je me souviens encore de la jouissance toute nouvelle que j'éprouvai, lorsque, m'étant jeté du haut d'un phare dans la mer, je me berçai, fondu parmi les ondes écumantes à perte de vue.

Jean Paul ne se contente pas de témoigner de ses rêve lucides par sa prose. Il les utilise pour élaborer une théorie du rêve et pour vérifier un certain nombre d'hypothèses :

Dans ces rêves électifs, ou demi-rêves, je pense toujours à ma théorie du rêve, et je goûte à des mets pour connaître si vraiment, dans le rêve, le sens du goût paraît aussi vide et dématérialisé que je le crois. Outre les beaux paysages, j'y cherche toujours, mais toujours volant (ce qui est la caractéristique certaine d'un rêve électif) de belles figures, afin de les étreindre sans autres formes sous les yeux de la société la plus nombreuse, car cette société justement n'est que mon rêve. Hélas! souvent, je vole longtemps à leur recherche ; si bien qu'une fois, dans un village, je recourus à cet artifice d'appeler à moi deux belles comtesses inconnues ; car, disais-je il faut que ces chères amies apparaissent maintenant, délicieusement tissées par l'imagination que l'attente du rêve contraint à leur donner les plus belles couleurs. Mais je ne vis alors ni Grâces ni Furies, et comme il arrive souvent, mon rêve mourut, inachevé, en un autre rêve... Je dis aux figures qui m'apparaissaient, mais avec un sublime tourment : "Je vais m'éveiller, et vous serez anéanties", de même qu'un jour, avec cette conscience d'être sans secours, je me plaçai devant le miroir, et dis avec effroi : "Je veux voir comme je suis les yeux fermés."

Le fait qu'il ait donné à ces sortes de rêve un nom ("rêves électifs, ou demi-rêves"), ce qui ne s'était jamais fait avant lui et ne se reproduira pas avant le début du vingtième siècle, montre l'importance qu'il leur attribue. Jean Paul ne conçoit pas ces rêves comme un phénomène subi : il se livre à des expériences sensorielles, cherche à faire apparaître des personnages oniriques… C'est donc bien au départ sa vie intérieure, et non l'examen de théories préexistantes, qui le pousse à s'intéresser au rêve et à rédiger trois traités sur le sujet (Sur la magie naturelle de l'imagination en 1795, Sur le rêve en 1798 et Coup d'œil sur le monde des rêves en 1813). " Sans doute ", remarque A. Béguin, " ne fait-il que suggérer la possibilité d'une science des rêves, que prévoir les discriminations premières qu'il faudrait établir à la base de toute investigation ; mais enfin, Jean Paul examine ce sujet avec une grande indépendance envers les idées de son époque . […] Pour lui, les images du rêve ne peuvent être assimilées (comme le voulaient les anthropologues, et en particulier ce Platner qu'il avait entendu à Leipzig […] à de pures "représentations" ; car, remarque Jean Paul, nous distinguons dans nos songes les présents des absents, le passé de l'avenir, les idées des paroles. Il y aurait donc différents degrés de représentations ; ou plutôt, il faut distinguer les représentations et les images sensibles ou images du rêve. Ces dernières ont une vivacité infiniment plus grande. Les représentations ne sont qu'ombres fuyantes, décolorées, transparentes, figures insaisissables, en comparaison avec la réalité solide et lumineuse, ou du monde coloré des rêves ".

Cette expérience qui par sa profondeur récuse des théories hâtives, nous la retrouvons chez Steffens : " Quiconque a pris garde à ses propres rêves a fait cette expérience qu'un monde particulier du songe se déroule à côté du monde réel. Qui n'a vu, à l'état de veille, des hommes, ou des paysages, qui n'a vécu des aventures qu'il lui semblait avoir connus jadis ?... Qui ne se sent transporté en rêve dans des situations et des contrées qu'il ne reconnaît que d'après ses rêves ? Et cependant une claire conscience l'avertit qu'il est dans un monde distinct de celui de la veille, dont les images, nées sans doute du monde diurne, n'en sont pas moins reliées, d'un rêve à l'autre, par une continuité particulière. Et ces rêves-là, souvent fort éloignés dans le temps, s'accompagnent d'une sensation toute particulière, d'un bien-être profond : c'est comme si nous nous sentions exceptionnellement libérés de toutes les gênes de la veille. Cette expérience est celle de ma vie entière ". C'est là un appel à l'examen intérieur, à la prise de conscience de la continuité du rêve et de la lucidité onirique.

On pourrait penser que des romantiques comme Jean Paul, qui théorise son expérience, ou comme Steffens, qui décrit l'impact du rêve sur le psychisme, ont ouvert une brèche suffisamment forte dans la représentation commune pour attirer sur la lucidité onirique l'attention des psychologues plus spécialisés. Pourtant il n'en est rien, sans doute en raison d'une divergence de préoccupation de fond qui, chez Jean Paul, est avant tout esthétique : " c'est toujours à la similitude de la poésie et du rêve que revient Jean Paul. S'il tente d'approfondir la psychologie du rêve, c'est pour serrer de plus près cette comparaison, pour faire dériver de ses observations un principe esthétique ". Pour légitime que soit une telle préoccupation, elle n'en éloigne pas moins du rêve proprement dit. L'extrême d'une telle démarche serait de se servir du rêve lucide comme argument dans une théorie esthétique, sans se donner la peine d'en approfondir la notion - ce que fera Nietzsche dans le dernier tiers du siècle : " Plus d'un sans doute, comme moi, se souvient d'avoir parfois réussi à se dire, pour se donner courage au milieu des périls et des terreurs du rêve : "C'est un rêve! Continuons de rêver!" On m'a même rapporté le cas de personnes capables de prolonger sur trois nuits consécutives, ou plus, l'enchaînement causal d'un seul et même rêve. De tels faits attestent clairement que notre être le plus intime, ce fond souterrain qui nous est commun à tous, trouve à faire, dans le rêve, l'expérience d'un plaisir profond et d'une heureuse nécessité ". Les observations qui vont, dans le courant du dix-neuvième siècle, s'organiser de façon un peu systématique, à tel point qu'on verra par la suite en elles des travaux de psychologie, sont l'œuvre de rêveurs non informés des recherches de Jean Paul et des expériences de Steffens et de Nietzsche.

Tel est le cas d'Hervey de Saint-Denys que ses préoccupations professionnelles ne rattachent en rien à la psychologie. Ses intérêts le portent principalement vers l'Orient, comme en témoigne l'abondance de ses publications. Son seul ouvrage sur les rêves, Les rêves et les moyens de les diriger, paraît anonymement en 1867. Comme pour Jean Paul son intérêt pour le rêve relève avant tout d'une expérience personnelle, qui remonte à l'enfance et ne doit rien à un prédécesseur. Son ouvrage raconte la genèse et le développement de cet intérêt qu'il porte au rêve et auquel la lucidité est étroitement associée. Au cours de son adolescence il étudiait seul chez lui, et pour éviter de recevoir du travail supplémentaire il se mit à dessiner ses rêves, puis à les agrémenter de légendes, et enfin à les rédiger régulièrement : " Élevé dans ma famille, où je fis mes études sans condisciples, je travaillais seul, loin de toute distraction comme de toute surveillance, ayant à produire mes compositions à heure fixe, libre de couper d'ailleurs mes heures de classe suivant mes inspirations et mon bon plaisir. Ainsi livré à moi-même, il m'arrivait fréquemment d'achever ma tâche avant que le moment fût venu de la produire. L'instinctive paresse de tout jeune garçon m'empêchait, on le pense bien, d'en faire tout haut la remarque ; le moindre passe-temps me semblait préférable à quelque surcroît d'occupation forcée qu'on n'eut point manqué de m'assigner. J'employais donc ces instants de loisir d'une manière ou d'une autre. Tantôt je crayonnais, tantôt je coloriais ce que j'avais crayonné. L'idée me vint un jour (j'étais alors dans ma quatorzième année) de prendre pour sujet de mes croquis les souvenirs d'un rêve singulier qui m'avait vivement impressionné. Le résultat m'ayant paru divertissant, j'eus bientôt un album spécial, où la représentation de chaque scène et de chaque figure fut accompagnée d'une glose explicative, relatant soigneusement les circonstances qui avaient amené ou suivi l'apparition.

" Stimulé par le désir d'enrichir cet album, je m'accoutumais à retenir de plus en plus facilement les fantasques éléments de mes narrations illustrées. A mesure que j'avançais dans le journal quotidien de mes nuits, les lacunes y devenaient plus rares ; la trame des incidents se montrait plus suivie, quelque bizarre qu'elle fût d'ailleurs ".

L'intérêt du jeune garçon pour ses rêves croît rapidement au point qu'il acquiert la faculté " d'avoir souvent conscience en dormant de ma situation véritable, de conserver alors, en songe, le sentiment de mes préoccupations de la veille " , faculté qui n'est autre que la lucidité onirique et à laquelle il accorde une certaine autonomie. Selon lui cette faculté qui s'est développée "sous l'influence de l'habitude" apparaît dès l'abord comme l'outil principal d'exploration du rêve. Elle lui a en effet permis de consigner ses observations et d'exercer un certain contrôle sur lui-même en rêve : il dit garder " assez d'empire sur mes idées pour en précipiter au besoin le cours dans telle ou telle direction qu'il me convenait de leur imprimer ". Cependant si cet intérêt pour ses rêves a été à l'origine de sa lucidité, d'autres facteurs ont pu jouer un rôle également déterminant. L'âge d'Hervey de Saint-Denys est sans aucun doute un facteur favorable comme il le souligne lui-même : " Or, si je suis porté à croire qu'il y aurait des organisations rebelles aux habitudes psychiques que j'ai contractées, comme il en est aussi d'incompatibles avec les exercices du trapèze et du tremplin, je n'en demeure pas moins aussi très persuadé qu'en s'y prenant, ainsi que je l'ai fait, dès l'âge où la nature se prête si complaisamment à tout ce qu'on exige d'elle, bon nombre de personnes arriveraient à maîtriser comme moi les illusions de leurs songes, résultat inattendu sans doute, mais non point morbide ni anormal ". Toutefois une certaine malléabilité des facultés n'est pas le seul avantage dû à son jeune âge : l'ignorance des théories existant à son époque sur le sommeil et les rêves le prémunit contre tout blocage psychologique qui pourrait alors entraver ce type d'expérience. Il note lui-même : " Sorti de l'enfance et de la période absorbante de quelques études spéciales, je fus curieux de savoir comment avait été traité par les auteurs les plus en renom ce sujet du sommeil et des songes que je n'avais encore étudié que sur moi-même. Mon étonnement fut très grand, je l'avoue, de reconnaître que les psychologues les plus célèbres avaient à peine jeté quelques rayons d'une lumière indécise sur ce que j'imaginais avoir été de leur part l'objet d'une élucidation directe, qu'ils ne donnaient la solution d'aucune des difficultés qui m'avaient surtout arrêté, et qu'ils soutenaient même, à l'égard de certains phénomènes, des théories dont l'expérience pratique m'avait souvent démontré la fausseté ". L'isolement et le manque de distractions n'ont sans doute pas un rôle aussi indirect que le croit Hervey de Saint-Denys. Certes ils ont stimulé, par le désir d'échapper à un supplément de travail, l'intérêt pour l'album de rêves, mais ils ont sans doute aussi facilité l'accès à un monde intérieur en offrant à l'enfant un environnement calme propice au recueillement et à la concentration. De telles conditions expliquent non seulement l'acquisition rapide de la lucidité, mais aussi sa stabilité et sa permanence. En effet si la notation des rêves s'avère être une condition nécessaire, le seul fait de tenir un journal de rêves ne suffit généralement pas à devenir un rêveur lucide ainsi qu'en témoigne le nombre des rêveurs qui ont noté leurs expériences oniriques pendant des années sans jamais devenir lucides.

Une fois reconnue l'importance des deux facteurs précédents, on peut mieux apprécier l'acte qui consiste à tenir un journal de ses rêves. Hervey de Saint-Denys donne quelques éléments généraux concernant l'évolution de ce journal : il est au début fragmentaire mais peu à peu les récits se font plus nombreux, plus complets et plus réguliers. Son intérêt pour les rêves est tel qu'il en vient à avoir des rêves dans lesquels il pense à ses rêves, puis un rêve dans lequel, dit-il, " j'eus parfaitement le sentiment que je rêvais ". La conscience de rêver à laquelle aboutit Hervey de Saint-Denys se présente donc ici comme une étape d'une évolution qui va de la médiocrité du souvenir jusqu'au sentiment de rêver - en passant par des étapes intermédiaires tel que le souvenir complet ou le rêve sur le rêve -, et qui, une fois la lucidité obtenue, se poursuit par l'augmentation de sa fréquence : " Le premier rêve où j'eus, en dormant, ce sentiment de ma situation réelle se place à la 207ème nuit de mon journal ; le second à la 214ème. Six mois plus tard, le même fait se reproduit deux fois sur cinq nuits, en moyenne. Au bout d'un an, trois fois sur quatre. Après quinze mois, enfin, sa manifestation est presque quotidienne, et, depuis cette époque déjà si éloignée, je peux attester qu'il ne m'arrive guère de m'abandonner aux illusions d'un songe sans retrouver, du moins par intervalles, le sentiment de la réalité ". Le rêve lucide apparaît donc, dans l'esprit du marquis, comme le fruit d'un entraînement, étroitement lié ici à la remémoration, et donnant des résultats progressifs. Ainsi non seulement son expérience de la lucidité résulte d'une expérience personnelle, mais de plus la netteté de cette expérience est telle qu'elle lui donne la certitude de la fausseté des théories de son époque. En cela il manifeste la même attitude que Jean Paul. Mais quelles sont les thèses auxquelles il s'oppose et que propose-t-il ?

C'est dans la deuxième partie de son livre " consacrée principalement à faire l'historique des opinions professées sur le sommeil et sur les songes depuis l'Antiquité jusqu'aux temps modernes " qu'il répond à ces questions. La plupart des idées courantes sur le rêve se retrouvent dans l'ouvrage d'Albert Lemoine couronné par l'Académie des Sciences morales et politiques en 1855. La contestation la plus importante porte évidemment sur la conscience dont on considère habituellement qu'elle disparaît avec l'endormissement : " M. Lemoine pense que la conscience, en tant que puissance d'observer avec attention ses sensations et ses pensées, est supprimée durant le sommeil ; que nous ne pouvons, en dormant, nous rendre compte de l'état dans lequel nous sommes, et que nous n'avons enfin qu'une conscience rétrospective des rêves que nous avons eus ". Cette conscience rétrospective dépend entièrement du souvenir. Hervey de Saint-Denys ne rejette d'ailleurs pas absolument cette manière de voir puisqu'il ajoute : " Si cette assertion n'était pas avancée d'une manière absolue ; si l'on entendait l'appliquer qu'à la généralité des dormeurs, qui n'ont jamais eu la pensée de s'étudier pendant cette phase de leur existence, je ne ferais nulle difficulté de l'admettre, ayant souvent constaté, dans mes entretiens sur ce sujet avec un grand nombre de personnes, que la conscience du rêve, pendant le rêve, était, en effet, chez la plupart d'entre elles, un accident tout exceptionnel ".

Ce qu'il refuse, c'est la généralisation de cette idée, généralisation d'autant plus dangereuse pour le rêve qu'elle peut en entraver l'étude, d'où son appel à l'expérimentation personnelle : " mais, d'un autre côté, ayant expérimenté par moi-même et par le concours de plusieurs amis, avec quelle promptitude et quelle facilité on acquiert la faculté de posséder cette conscience, pourvu qu'on y exerce son esprit, je ne puis que nier très énergiquement ce que M. Lemoine avance. Je pose, au contraire, en principe, que parmi les gens qui voudront bien prendre la peine d'écrire seulement pendant trois mois, tous les matins, leurs songes de la nuit (en faisant quelque effort de mémoire pour les retrouver, quand il leur semblera de prime abord qu'ils n'ont rien rêvé, suivant la locution reçue), l'exception sera du côté de ceux qui n'auront pas déjà fréquemment, durant le songe, et la conscience de leur sommeil, et, qui plus est, la pensée d'en suivre attentivement les images afin de s'en souvenir au réveil ". Cette déclaration est importante car non seulement elle pose l'existence de la pleine conscience du rêve, c'est-à-dire, en langage moderne, de la lucidité onirique, mais en plus elle donne un moyen technique, donc expérimental, pour accéder à cette conscience.

Hervey de Saint-Denys insiste sur cet aspect expérimental dans la conclusion de ce paragraphe sur la conscience : " Ce que je crois savoir et ce que je dois répéter ici, c'est que le sentiment de savoir en rêvant que l'on rêve sera justement le point de départ pour arriver à la conduite des songes, ainsi que je me propose de le démontrer ". Donc non seulement Hervey de Saint-Denys soutient l'existence de la lucidité onirique mais en plus il lui reconnaît deux fonctions : une fonction d'observation des rêves (la conscience est décrite en tant que " puissance d'observer avec attention ses sentiments et ses pensées ") et une fonction de direction ou plus précisément de contrôle qui est justement le moyen sans lequel l'expérimentation n'est pas possible. Le rêve lucide occupe donc une place centrale dans l'ouvrage en tant qu'outil d'observation et d'expérimentation sur les rêves en général.

Cependant si le rêve lucide nous apparaît aujourd'hui comme le cœur de l'ouvrage du marquis, ce n'est probablement pas là l'idée que lui-même s'en faisait. On peut s'en rendre compte en étudiant de plus près la nature de ses objections aux théories de son époque. Il ne donne à aucun moment un nom au phénomène du rêve lucide - comme l'avait fait Jean Paul -, mais constate simplement que le fait d'avoir le sentiment de sa situation véritable lui favorise l'étude des phénomènes oniriques. La conscience de rêver a donc avant tout une portée pratique d'exploration du rêve, par l'utilisation de la volonté sur l'environnement onirique, action qui va jusqu'à la possibilité de s'éveiller depuis l'intérieur du rêve et à " secouer le sommeil par un violent effort de volonté ". Cette conscience a également une autre caractéristique qui en est indissociable : elle permet d'exercer la faculté d'attention : " L'attention peut continuer de s'exercer pendant le sommeil, et cela par l'action d'une volonté non suspendue. On peut s'accoutumer promptement à choisir, parmi les visions et les idées qui se succèdent en songe, celles que l'on veut fixer, retenir, analyser, ou éclaircir. Ce résultat nécessite parfois un certain effort de l'esprit qui ne s'obtient pas sans une sorte de contention presque douloureuse, mais le fait n'en est pas moins du domaine des choses possibles, psychologiquement parlant ".

Ainsi à aucun moment le marquis d'Hervey de Saint-Denys ne fait du rêve lucide une catégorie à part. Pour lui ce sont les mêmes rêves qui sont lucides ou non : la conscience de rêver ne modifie pas le rêve par sa seule présence, mais requiert pour cela l'exercice de la volonté. Nous comprenons alors que l'expression "rêve lucide" que l'on retrouve fréquemment sous sa plume, ne désigne pas ce que nous appelons de ce nom. Le sens des termes "lucidité" et "rêve lucide" pour Hervey de Saint-Denys apparaît à l'occasion d'une critique de leur utilisation chez Moreau (de la Sarthe) pour qui la clarté et la lucidité des songes dépend non seulement de ce qu'on peut les sentir mais aussi en conserver l'impression et le souvenir. Or, puisque selon Moreau lui-même l'existence des somnambules prouve qu'il est possible de rêver sans s'en douter " l'on arriverait à cette singulière conséquence rétrospective, que le même rêve serait estimé lucide ou non lucide, selon qu'au réveil on parviendrait ou non à se le bien remémorer, ce qui reviendrait, en définitive, à subordonner l'existence même d'un fait au souvenir qu'on en aurait gardé ". La lucidité est donc pour lui une qualité du rêve, non un état de conscience. D'ailleurs les circonstances dans lesquelles interviennent cette qualification sont assez précises :

" Je ferme les yeux pour m'endormir en pensant à quelques objets que j'ai remarqués, le soir même, dans une boutique de la rue de Rivoli ; les arcades de cette rue me reviennent en mémoire, et j'entrevois comme des arcades lumineuses qui se répètent et se dessinent au loin. Bientôt c'est un serpent couvert d'écailles phosphorescentes qui se déroule aux yeux de mon esprit. Une infinité d'images indécises lui servent de cadre. Je suis encore dans la période des choses confuses. Les tableaux s'effacent et se modifient très rapidement. Ce long serpent de feu a pris l'aspect d'une longue route poussiéreuse, brûlée par le soleil d'été. Je crois aussitôt y cheminer moi-même, et des souvenirs d'Espagne sont ravivés. Je cause avec un muletier portant la manta sur l'épaule ; j'entends les clochettes de ses mules ; j'écoute un récit qu'il me fait. Le paysage est en rapport avec le sujet principal : dès ce moment la transition de la veille au sommeil est complètement opérée. Je suis en plein dans l'illusion d'un rêve lucide " .

Même s'il s'agissait là d'un endormissement conscient dans lequel la continuité de la conscience de l'état de veille au rêve est assurée, et donc d'un rêve lucide, le marquis n'aurait aucune raison de le qualifier comme tel après en avoir donné la description. C'est donc que la lucidité indique une qualité de cette description, et non un état de conscience qui devrait être présent dès le début. La lucidité c'est donc la clarté, la vivacité du rêve, la richesse des détails, en un mot l'impression de réalité qu'il donne, elle s'oppose à la pâleur et l'incohérence de certaines scènes oniriques ("la période des choses confuses"). La conscience de rêver peut être présente dans les deux cas : " Quand, par un simple effort de volonté, j'ai su me réveiller moi-même (ayant conservé en rêve le sentiment de ma véritable situation), j'ai toujours remarqué qu'il fallait un effort plus grand pour secouer un rêve bien lucide que pour chasser des visions incohérentes, des tableaux pâles et indécis ".

Il est donc clair que ce à quoi s'intéresse Hervey de Saint-Denys, ce n'est pas le rêve lucide au sens où nous l'entendons aujourd'hui, mais le rêve au sens général. Le terme de "rêve lucide" ne renvoit pas à une catégorie de rêves que le marquis n'a jamais éprouvé le besoin de qualifier, non plus d'ailleurs que l'état de conscience de rêver qui ne lui semblait sans doute pas être autre chose que la conscience de l'état de veille transposée dans le sommeil. La conscience de rêver lui permettait donc d'entrer dans le monde des rêves et non dans une sorte particulière de songes, ce qui explique sa sévérité pour les autres théories du rêves dont les observations ne corroborent pas les siennes. La critique que fait Hervey de Saint-Denys de ces théories prend donc pour point d'appui cette faculté de se savoir en train de rêver qui lui permet de poser des hypothèses et de les vérifier dans le cours du rêve. Mais quelles sont ces hypothèses et par quoi sont-elles motivées ? En d'autres termes quels sont les principes qui guident Hervey de Saint-Denys dans sa recherche ?

Si en effet son témoignage a valu à Hervey de Saint-Denys, et non à Jean Paul, d'être considéré comme le véritable pionnier dans ce domaine, c'est qu'il présente des caractéristiques telles qu'elles ouvrent véritablement de nouveaux domaines à l'exploration. Contrairement à Jean Paul, l'orientation du marquis est entièrement psychologique, autant dans les expériences tentées que dans les conclusions théoriques. Les expériences qu'il nous livre sont en effet résolument orientées vers l'étude des processus de l'esprit humain ainsi qu'il se plaît à le souligner dès la première phrase de son livre : " Suivre pas à pas la marche de l'esprit humain dans ses capricieuses pérégrinations à travers un monde idéal ; analyser minutieusement certains détails de nature à jeter une vive lumière sur l'ensemble du tableau ; demander à l'expérience la solidarité qui s'établit entre les actions de la vie et les illusions du sommeil ; ce thème offre déjà par lui-même un assez remarquable intérêt ; mais s'il venait à ressortir de cette étude la preuve que la volonté n'est point sans action sur les nombreuses péripéties de notre existence imaginaire, que l'on peut guider parfois les illusions du rêve comme les événements du jour, qu'il n'est pas impossible de rappeler quelque vision magique, ainsi qu'on revient dans la vie réelle à quelque site affectionné, cette perspective mériterait sans doute une attention particulière ; l'intérêt prendrait un caractère qu'on ne lui soupçonnait pas tout d'abord ". C'est donc d'entrée de jeu qu'Hervey de Saint-Denys distingue l'objet de son étude (la marche de l'esprit humain) et les moyens de cette étude (l'action de la volonté dans les rêves).

La troisième partie de son livre, qui en constitue le cœur, " Observations pratiques sur les rêves et les moyens de les diriger ", s'efforce d'abord de redresser l'idée que l'on se fait du sommeil et du rêve en montrant " qu'il n'est point de sommeil sans rêve " et " que ni l'attention ni la volonté ne demeurent nécessairement suspendues pendant le sommeil " ; il expérimente ensuite en rêve les différentes facultés de l'esprit telles que le raisonnement, la mémoire, l'imagination ou la sensibilité morale et physique, et donne enfin les moyens d'une pratique expérimentale pour provoquer des visions oniriques ou pratiquer l'auto-observation en rêve. L'étude de l'exercice des facultés en rêve occupe ainsi une place centrale à tel point qu'on serait tenté de penser que le rêve n'est pour Hervey de Saint-Denys que le moyen de les examiner dans des conditions particulières : par une sorte de glissement les facultés de l'esprit humain feraient, plus que le rêve, l'objet de la recherche. Ce serait cependant aller trop loin car, si l'on prend connaissance des conceptions philosophiques de l'auteur, on se rend compte que pour lui les processus mentaux qui s'exercent à l'état de rêve et à l'état d'éveil ne sont pas fondamentalement différents et que c'est bien le rêve qui est l'objet de la recherche en ce que le jeu des facultés le constitue en partie : le rêve dépend principalement de l'activité de l'âme.

Hervey de Saint-Denys s'oppose en effet à la conception de son époque qui prévaut dans les ouvrages qu'il commente et où le rêve est expliqué par la physiologie : " Je dois manifester, dès le début, que je regrette d'y voir disserter si souvent sur les afflux du sang, sur les fluides vitaux, sur les fibres cérébrales, etc., etc., considérations renouvelées de l'ancienne école qui n'expliquent, à mon sens, absolument rien. Nous connaissons trop peu les liens mystérieux qui unissent l'âme à la matière pour que l'anatomie soit notre guide dans ce que la psychologie a de plus subtil ". Son refus de la physiologie s'appuie sur une conception dualiste qui lui fait considérer que " les visions que nous avons en songe peuvent se définir, je crois : la représentation aux yeux de notre esprit des objets qui occupent notre pensée ". Selon une telle conception le sommeil devient le repos du corps tandis que l'âme, ou l'esprit, reste en activité : cette activité est le rêve lui-même. Pour cette raison l'étude des mécanismes de l'esprit en rêve n'est autre que l'étude du rêve.

Mais dans ce cas, d'où viennent les objets qui s'offrent à la vision de l'esprit ? Contrairement à ce à quoi on pourrait s'attendre, ils n'appartiennent pas à un monde de l'esprit au sein duquel l'âme exercerait son activité mais s'expliquent par les "clichés-souvenirs", ainsi appelés par comparaison avec la photographie, accumulés par la mémoire, souvent à notre insu. Hervey de Saint-Denys résume cette conception en trois propositions : " 1° Le plus ou moins de netteté des images que nous voyons en songe dépend, le plus souvent, de la perfection plus ou moins grande avec laquelle le cliché-souvenir s'est originairement formé. 2° Lorsque nous croyons apercevoir en songe des personnages ou des choses dont nos yeux n'auraient eu jusqu'alors aucune notion, cela tient uniquement à ce que nous avons perdu le souvenir direct des circonstances qui présidèrent à la formation des clichés-souvenirs auxquels ces visions sont dues, ou que nous ne reconnaissons pas le type primitif sous une forme modifiée par le travail de l'imagination. Nous sommes, à leur égard, dans la situation de l'homme qui possède sans s'en douter mais, en modifiant un axiome célèbre, on pourrait dire : Nihil est in visionibus somniorum quod non prius fuerit in visu. 3° La nature des clichés-souvenirs, dont notre mémoire s'approvisionne, exercera sur nos rêves une influence énorme. Les relations habituelles, le milieu dans lequel on vit, les spectacles de toutes sortes auxquels on assiste, les peintures, les albums que l'on regarde, et jusqu'aux lectures que l'on fait sont autant d'occasions pour la mémoire de multiplier indéfiniment ses clichés-souvenirs ". Le dualisme ontologique d'Hervey de Saint-Denys ne sépare donc que l'activité de l'âme et le monde perçu et il ne prétend en rien que le rêve soit l'introduction à un monde qui serait plus proche de l'esprit. Il précise expressément que : " le surnaturel ne peut jouer aucun rôle dans un recueil d'observations pratiques comme celui-ci ", ce qui permet de mesurer l'abîme qui le sépare des romantiques. Ainsi l'intérêt du travail d'Hervey de Saint-Denys vient de ce qu'il est résolument psychologique, c'est-à-dire centré sur le psychisme humain, et également résolument scientifique, c'est-à-dire refusant toute concession à une "surnature" à laquelle le monde onirique appartiendrait. Cette double orientation rend compte de la nature des expériences auxquelles il s'est livré.

Ses expériences sont en effet conditionnées par cette orientation qui permet de considérer le rêve sous un jour nouveau et fait l'originalité de la recherche du marquis par rapport à ses prédécesseurs et ses contemporains. Par la conscience de rêver (et donc de dormir) il échappe au faux choix de l'interprétation ou de la physiologie et étudie la structure même de l'expérience onirique selon ses trois dimensions : le sommeil, le rêve et les facultés de l'esprit.

Les expériences sur le sommeil concernent avant tout l'endormissement et portent aussi bien sur le contenu de ce qui y est perçu que sur son processus psychologique, notamment lorsqu'il se produit en toute conscience. Dans le premier cas il s'intéresse aux visions hypnagogiques qui opèrent la transition de la veille et le rêve d'endormissement.

" A peine certaines personnes ont-elles fermé les yeux pour s'endormir, qu'elles aperçoivent comme un fourmillement d'images capricieuses qui sont l'avant-garde de visions mieux formées, et qui annoncent ainsi l'approche du sommeil. Tantôt, ces hallucinations représentent des objets déterminés, quelque fantasques et défigurés qu'ils puissent être ; tantôt, ce ne sont que de petites roues lumineuses, de petits soleils qui tournent rapidement sur eux-mêmes, de petites bulles de couleurs variées qui montent et descendent, ou bien de légers fils d'or, d'argent, de pourpre, de vert émeraude, qui semblent se croiser ou s'enrouler symétriquement de mille manières avec un frémissement continuel, formant une infinité de petits cercles, de petits losanges et d'autres petites figures régulières, assez semblables à ces fines arabesques qui ornent les fonds des tableaux byzantins ".

La conclusion qu'il tire de cette observation montre qu'il fait ici une nette différence entre les " visions qui nous montrent des objets bien déterminés [et qui] rentrent à mes yeux dans la catégorie des rêves ordinaires " et " celles qui ressemblent plutôt à des feux d'artifice qu'à des réminiscences d'objets réels " et dont il conviendrait d'étudier les lois de formation ; ces dernières visions ne sont assurément pas des clichés-souvenirs.

Dans le deuxième cas, celui du processus psychologique de l'endormissement, Hervey de Saint-Denys dispose, grâce à la conscience de son état, d'un moyen d'observer le surgissement du rêve et il lui arrive fréquemment de s'arracher " au premier sommeil dans un moment d'éclair où, me rappelant les observations que je veux faire, j'ai cru utile de consigner ce que je viens de ressentir ". Dans de tels cas la conscience de rêver peut n'être qu'intermittente et n'avoir qu'un rôle d'interruption du sommeil, plutôt que d'observation.

Il n'en va pas de même pour les expériences sur l'environnement onirique qui n'excluent pas l'action sur le décor ou sur les événements. Hervey de Saint-Denys modifie rarement le décor de ses rêves puisque la plupart de ses expériences visent à éclaircir les mystères des mécanismes de l'esprit. Cependant l'éclaircissement de ces mécanismes nécessite parfois une modification de l'environnement.

" Je me sentais bien endormi ; tous les petits objets qui meublent mon cabinet de travail s'offraient nettement aux yeux de ma pensée. Arrêtant alors mon attention sur un plateau de porcelaine d'une grande originalité de décors, qui me sert à poser mes crayons et mes plumes, et qui est parfaitement intact, je me pris tout à coup à faire le raisonnement que voici : jamais je n'ai pu voir cette porcelaine autrement qu'entière. Qu'arriverait-il donc si je la brisais dans mon rêve ? Comment mon imagination se représenterait-elle le plateau brisé ? J'exécute aussitôt l'acte imaginaire de le mettre en pièces. J'en saisis les morceaux, je les examine attentivement ; j'aperçois les cassures avec les arrêtes vives, je distingue les figures décoratives divisées par des brisures dentelées et incomplètes en plusieurs endroits. Rarement j'avais rien rêvé d'aussi lucide ".

La décision volontaire de briser la porcelaine n'est pas gratuite et ne concerne guère l'étude du décor pour lui-même : il s'agit ici de faire une expérimentation sur la mémoire et l'imagination. L'intervention du rêveur peut aussi s'exercer sur les événements du rêve. Dans ce cas une telle action est guidée par la nature des événements oniriques et la façon dont ils s'enchaînent comme en témoigne la célèbre série de rêves lucides au cours desquels il tente de se suicider : là encore l'expérience n'est en rien gratuite mais lui est suggérée par une réflexion sur les lois d'enchaînement des événements imaginaires : " Il advient bien souvent qu'une observation en appelle une autre ; le même raisonnement qui m'avait conduit aux résultats qu'on vient de lire, raisonnement basé sur ce principe que les événements imaginaires de nos songes, tout incohérents qu'ils puissent être dans leur ensemble, n'en suivent pas moins, quant aux lois de leur enchaînement, une certaine logique empruntée aux réminiscences de la vie réelle, ce même raisonnement, dis-je, me fit penser que si je parvenais à me placer, en songe, dans une situation où je n'ai jamais pu me trouver en réalité, ma mémoire serait impuissante à fournir une image ou une sensation conséquente, de telle sorte que, de quelque façon que l'imagination se tirât de cette impasse, une brusque interruption dans la trame du rêve en devrait nécessairement résulter. Sauter par la fenêtre d'un cinquième étage, me brûler la cervelle, ou me couper la gorge avec le rasoir, évidemment voilà des impressions que je n'avais jamais ressenties ; les provoquer, en songe, serait donc soumettre mon esprit à une intéressante épreuve ".

L'intérêt principal du marquis se porte donc bien sur les facultés de l'esprit, ce que confirment les expérimentations systématiques qu'il a entrepris sur l'attention, la volonté, la mémoire ou l'imagination. L'exercice du libre arbitre en rêve, notamment, accompagne la conscience de rêver :

" Dans un autre rêve, où je crois me promener à cheval par une belle journée, la conscience de ma véritable situation me revient en mémoire, comme aussi cette question de savoir si le libre arbitre de mes actions imaginaires m'appartient en songe ou ne m'appartient pas. "Voyons, me dis-je, ce cheval n'est qu'une illusion, cette campagne que je parcours un décor ; mais si ce n'est point ma volonté qui a évoqué ces images, il me semble bien du moins que j'ai sur elles un certain empire. Je veux galoper, je galope ; je veux m'arrêter, je m'arrête. Voici maintenant deux chemins qui s'offrent à moi. Celui de droite paraît s'enfoncer dans un bois touffu ; celui de gauche conduit à une sorte de manoir en ruine. Je sens bien que j'ai la liberté de tourner à droite ou à gauche, et par conséquent de décider moi-même si je veux faire naître des associations d'idées-images en rapport avec ces ruines ou avec ce bois. Je tourne d'abord à droite, puis l'idée me vient qu'il vaut mieux, dans l'intérêt de mes expériences, guider un rêve aussi lucide du côté des tourelles et du donjon, parce qu'en cherchant à me souvenir exactement des principaux détails de cette architecture, je pourrai peut-être, à mon réveil, reconnaître l'origine de ces souvenirs. Je prends donc le sentier de gauche, je mets pied à terre à l'entrée d'un pont-levis pittoresque, et, durant quelques instants que je dors encore, j'examine très attentivement une infinité de détails grands et petits : voûtes ogivales, pierres sculptées, ferrures à demi rongées, fissures et altérations de la muraille, admirant avec quelle précision minutieuse tout cela se peint aux yeux de mon esprit. Bientôt pourtant, et tandis que je considère la serrure gigantesque d'une vieille porte délabrée, les objets perdent tout à coup leur couleur et la netteté de leurs contours, comme les figures du diorama quand le foyer s'éloigne. Je sens que je me réveille. J'ouvre les yeux au monde réel, la clarté de ma veilleuse est la seule qui m'éclaire. Il est trois heures du matin ".

Ainsi la classification des expériences ramène toujours au rêveur lui-même et à ses facultés. Le rêve étant considéré comme constitué de souvenirs qui prennent une netteté hallucinatoire, ce qui importe ce n'est pas le contenu du rêve, mais son mode de fonctionnement. Une telle approche est résolument psychologique, dans le sens scientifique du terme, puisqu'elle ne s'intéresse aucunement à l'interprétation du rêve : à aucun moment Hervey de Saint-Denys ne se demande quel est le sens de ses rêves. Son expérience onirique personnelle qui ne correspond donc pas aux théories du rêve de son époque, a néanmoins bénéficié de leur cadre conceptuel.

Si nous nous sommes à ce point étendu sur Hervey de Saint-Denys ce n'est pas seulement en raison de l'intérêt intrinsèque de ses travaux mais aussi de l'importance de son influence souterraine. A bien des égards le marquis est l'initiateur des recherches sur le rêve lucide : il est en tout cas le premier à avoir entrepris une étude systématique. Ce sont sans doute les surréalistes (plus précisément André Breton) qui à notre époque ont le plus contribué à maintenir un intérêt pour un livre qui devait rapidement disparaître après sa parution en 1867, en raison de la faillite des éditions Amyot un an plus tard. Les travaux de Robert Desoille, dont la technique du rêve éveillé dirigé s'inspire des expériences d'Hervey de Saint-Denys, ont sans doute également contribué au maintien de cet intérêt. Jusqu'en 1968 son livre est le seul dans lequel la conscience de rêver joue un rôle prépondérant ; les autres travaux qui s'intéressent au rêve lucide ne lui accordent qu'une place restreinte sans doute parce qu'ils le considèrent comme un phénomène exceptionnel. .i).Auteurs cités : Hervey de Saint-Denys, Marie-Jean-Léon Lecoq, baron d'; fait donc à la fois figure d'initiateur et de précurseur relativement isolé.

L'intérêt psychologique porté au rêve vécu qui conduit à la lucidité n'est pas le seul fait d'Hervey de Saint-Denys. Un philosophe de Liège, J. Delbœuf, qui a envisagé " les phénomènes du sommeil et des rêves […] à deux points de vue : celui de la certitude et de la mémoire ", rencontre lui aussi le rêve lucide sur son chemin sans avoir connaissance des travaux du marquis. Contrairement à lui, sa formation qui n'est pas uniquement littéraire et à ce titre on peut se demander quelle va être l'attitude d'un esprit philosophique et scientifique envers le phénomène. La conscience de rêver se manifeste dans le rêve principal rapporté par Delbœuf :

" Je ne saurais dire si c'était vers deux ou trois heures du matin, mais je me vis tout à coup au milieu de ma cour pleine de neige, et deux malheureux lézards, les habitués de la maison, comme je les qualifiais dans mon rêve, à moitié ensevelis sous un blanc manteau, gisaient engourdis à quelque distance de leur trou obstrué. [Suit un long rêve au cours duquel le rêveur s'interroge sur la raison de la présence des lézards en cet endroit, les ramène à leur trou, les nourrit avec de l'asplenium, et finalement voit se multiplier leur nombre.] Du bout de l'horizon partait une longue procession de ces reptiles, ayant l'air d'accomplir un pèlerinage ; et c'était un spectacle charmant de voir les mouvements ondulatoires de leur queues… Quel était le motif de cette émigration ? Je revins près de l'asplenium, qui cette fois n'était plus dans ma cour, mais croissait en touffes serrées dans une clairière au centre de la forêt, et je m'aperçus qu'il répandait une odeur suave qui ne se révélait d'ailleurs à mes sens que si je froissais la plante entre les doigts. Je fis alors cette réflexion que, quoi qu'en dise Brillat-Savarin, on pouvait rêver d'odeurs… ".

La veille au soir Delbœuf a en effet " lu dans Brillat-Savarin son chapitre sur les rêves [d'après lequel] deux de nos sens, le goût et l'odorat, nous impressionnent très rarement pendant le sommeil, et, si l'on rêve par exemple d'un parterre ou d'un repas, on voit les fleurs sans en sentir le parfum, les mets sans les savourer ". D'après l'observation du rêveur sur l'odorat, sa lucidité semble implicite, mais son commentaire montre qu'il en va autrement : " Enfin, je me rappelle la lecture de Brillat-Savarin faite le soir, et j'ai comme la conscience que je rêve. Cette façon de rêver qu'on rêve paraît, à première vue, assez extraordinaire ; c'est là cependant ce qui m'est arrivé jadis plusieurs fois et ce qui, aujourd'hui, m'arrive de plus en plus communément, depuis que je m'occupe du sommeil et que je tiens note de mes rêves. […] Plusieurs personnes que j'ai interrogées m'ont assuré avoir bien des fois éprouvé la même chose. Ces faits et gestes, ces sentiments, ces réflexions appartiennent, comme je l'ai dit plus haut, non au moi qui rêve, mais au moi de tous les jours. Je donnerai plus loin l'explication de ce phénomène ".

Par cette distinction du moi qui rêve et du moi de tous les jours, Delbœuf cherche à souligner que le rêveur a pleinement conscience de son état. Bien que ne connaissant pas les travaux d'Hervey de Saint-Denis, il fait les mêmes observations que lui : la conscience de rêver se développe par l'intérêt qu'on porte à ses rêves, notamment en tenant un journal de rêves, et une enquête auprès de quelques amis lui prouve que ce phénomène, bien que peu pris en considération, n'en a pas moins une certaine étendue. Ses réactions oniriques le montrent également curieux des facultés de l'esprit, comme Hervey de Saint-Denys :

" Une nuit, dans un songe, non seulement je refis mes calculs, à ce qu'il me semble, avec la plus grande exactitude, mais j'imaginai une nouvelle disposition [du plan d'une maison] qui, par parenthèse, me suggéra celle que définitivement j'adoptai.

" Là, ne s'arrêtent pas les particularités de ce songe. J'avais nettement la conscience que je rêvais, et j'admirais la lucidité que tout en rêvant je savais déployer. Mieux encore. Je fis cette réflexion que, bien que je fusse endormi et par conséquent inconscient de mes actes, j'accomplissais cependant des prodiges de raisonnement et de calcul, et j'en tirai cette conclusion générale qui ne manque pas de profondeur - si j'ose ainsi parler de moi-même - qu'après tout l'instinct n'est pas autre chose que la résultante des raisonnements qui n'ont point trompé, et que telle est la raison de son infaillibilité. Là-dessus je m'éveillai ".

La conclusion qu'il tire de cette expérience fait écho à celles du marquis : " Je puis donc l'avancer, aucune de nos facultés ne nous abandonne dans le sommeil, si ce n'est celle qui nous fait porter des jugements objectifs sur le monde réel ".

Pourtant la différence entre les deux auteurs est grande : si le marquis considère la conscience de rêver comme une faculté pleinement exercée par le rêveur, Delbœuf pour sa part n'y voit qu'une sorte de coïncidence d'un état de conscience contracté par habitude avec un contenu onirique. " A première vue, rêver qu'on rêve, c'est une particularité contradictoire, et il est bon de s'y arrêter un instant. Pendant la veille, nous portons rarement un jugement explicite sur la nature objective ou subjective des images que nous voyons. C'est la foi, fondée sur l'expérience, qui nous guide ; et, dans le sommeil, il est entendu que cette habitude de la foi subsiste. Cependant, à l'état de veille, il nous arrive maintes fois d'opposer le rêve à la réalité, le subjectif à l'objectif. L'habitude ainsi contractée est susceptible d'entrer en jeu pendant que nous rêvons, et alors elle a pour résultat de nous faire dire tantôt que ce qui nous passe par la tête est un rêve, tantôt que ce n'en est pas un. L'étrangeté du cas se réduit donc à une simple coïncidence. Chez ceux qui, comme moi, s'occupent de leurs rêves, ce retour sur soi-même pendant le sommeil peut atteindre un degré remarquable de fréquence et d'à-propos. Cela ne fait que donner une confirmation éclatante à l'opinion que j'ai défendue et d'après laquelle les facultés, pendant le sommeil, ne subissent aucune altération dans leur essence ".

La hâte de Delbœuf à vouloir élucider la lucidité onirique explique sans doute qu'il n'ait pas compris l'intérêt qu'on en peut tirer : pour lui la conscience de rêver n'apparaît pas comme un outil d'exploration des rêves, mais comme un phénomène du rêve lui-même, à tel point que certains de ses récits de rêves donnent le sentiment que la conscience de rêver véritable en est absente, qu'elle n'est que la simple formulation onirique d'une habitude psychologique :

" Voici un autre songe presque aussi bien caractérisé. Je rêvais que j'étais à table chez des personnes que nous ne voyons plus. J'en étais vivement contrarié parce que, par là, j'étais mis dans l'obligation de les revoir. En route pour rentrer à la maison, je rencontre ma femme : "Tu ne devinerais pas, lui dis-je, où je viens de dîner et où j'ai été parfaitement reçu ? Chez X.X. - C'est bien ennuyeux, fit-elle. - Rassure-toi, lui dis-je, ce n'est qu'un rêve et ainsi nous n'avons contracté aucun engagement ".

Ainsi "rêver qu'on rêve", selon la formulation de Delbœuf, ce ne serait pas toujours "avoir conscience que l'on rêve". Comme le remarque Pierre Pachet : " au moment où Delbœuf endormi, se croyant lucide et rassurant, dit à sa femme "ce n'est qu'un rêve", on peut dire qu'il ne fait que mimer ce que serait le fait de penser cette proposition. Peut-être même ne dit-il cela que pour éviter de le penser vraiment, ce qui sans doute le réveillerait ; dire quelque chose à quelqu'un, en rêve ou pendant la veille, n'est pas la même chose que d'en éprouver la gravité dans un jugement ". La façon dont Delbœuf décrit le phénomène laisse donc place à une certaine ambiguïté et on est tenté de penser que sous ce terme il range tantôt des rêves véritablement lucides dont son explication par la coïncidence d'une habitude de pensée et d'un contenu onirique lui a masqué la nature et l'intérêt réels ; tantôt des rêves qui correspondent plus exactement à son explication et dont la conscience de rêver, si elle est formulée explicitement, n'en est pas moins une sorte de cadre vide sans conscience réelle (ce genre de situation peut notamment être provoqué par une méthode d'induction qui enjoint au sujet de prendre l'habitude de se répéter dans la journée "c'est un rêve" pour obtenir la lucidité onirique, sujet qui finit par se le dire en rêve, sans y croire, c'est à dire sans véritable conscience de rêver). Il se peut que la lucidité de Delbœuf ait été le plus souvent une lucidité implicite ou une lucidité proche du réveil au lieu d'une pleine conscience dans les profondeurs du sommeil, comme dans le rêve suivant :

" Je rêvais un matin d'un de mes amis, marié depuis longtemps, mais seulement par devant l'autorité civile. Je ne sais pour quel motif, dérogeant à ses principes, il crut devoir enfin - ceci est mon rêve - faire bénir son union par le prêtre. A cette occasion il devait y avoir un cortège. Cette nouvelle avait mis en l'air toute la commune. Curieux autant que les autres, je me rends à l'église ; je tenais surtout à voir la mine du mari. Je perce la foule et parviens à me faufiler au premier rang. Cependant le cortège ne venait pas. En attendant, je pensais à mille choses, pour tuer le temps. L'impatience me gagnait ; j'avais la sensation distincte que j'allais me réveiller ; j'entendais les bruits matinaux de la maison ; mais voulant à toute force assister au défilé de ce cortège original, je faisais des efforts pour me rendormir et terminer mon rêve, comme rêve. Ils n'aboutirent pas. Je me réveillais, bien malgré moi, sans avoir pu satisfaire ma curiosité ".

La lucidité dont fait preuve le rêveur dans ce rêve est plutôt due à un réveil qu'à l'émergence de la pleine conscience dans le sommeil. Elle n'est sans doute pas à proscrire de l'étude mais elle ne présente qu'un aspect mineur du phénomène, et dont il est difficile de tirer des conclusions réelles.

Nous sommes donc en présence d'un rêveur qui a la faculté de rêver lucidement, qui s'intéresse à des questions psychologiques et qui pourtant ne tire aucun parti constructif de ses observations : il se contente de trouver une explication à la conscience de rêver et passe à côté des expérimentations possibles. Les rêves lucides mentionnés dans son livre ne font pas l'objet d'une étude particulière et sont de fait peu nombreux bien qu'il en affirme la fréquente occurrence. Cette incapacité à reconnaître l'intérêt propre du phénomène vient sans doute d'une lucidité relativement faible si on la compare à celle d'Hervey de Saint-Denys, raison pour laquelle il ne lui accorde pas une valeur particulière. La force personnelle du rêveur est donc plus importante pour le développement de l'étude que la simple conjonction de la constatation du phénomène et d'un chercheur cultivé. De plus il est possible que l'étude des facultés de l'esprit ait bridé la curiosité de Delbœuf puisque l'intérêt porté au phénomène onirique s'épuise avec ce qu'il peut en conclure sur les facultés mentales. Par contrecoup il nous permet de nous rendre compte que si Hervey de Saint-Denys a produit des observations intéressantes pour nous ce n'est pas grâce à ce cadre psychologique mais plutôt malgré lui, ce cadre se révélant limitatif pour d'autres rêveurs.

Quelles conditions doivent alors être remplies pour que le rêve lucide ne soit pas pris dans les rets d'une pensée qui cherche à l'expliquer (et à le réduire) avant toute expérimentation ? Faut-il qu'il soit considéré comme un phénomène qui, sans être pathologique, n'en est pas moins anormal ?

C'est apparemment ce qui s'est produit vers la fin du siècle car on trouve à cette époque un récit de rêve lucide dans les Proceedings of the Society for Psychical Research. La recherche change donc de terrain et le rêve lucide quitte le domaine psychologique pour acquérir un statut paranormal, ce qu'Hervey de Saint-Denys; aurait sans aucun doute contesté. Il faut donc se demander ce qui, dans un tel rêve, a poussé un membre de la Société, Frederic Myers, à l'inclure dans le champ de ses recherches.

" J'étais, pensais-je, debout dans mon bureau ; mais je remarquai que le mobilier n'avait pas sa netteté habituelle - que tout était vague et se dérobait d'une certaine façon au regard direct. Il me vint soudain à l'esprit qu'il en était ainsi parce que j'étais en train de rêver. A ma plus grande joie, j'avais l'occasion de mener des expériences. Je fis un gros effort pour garder mon calme, conscient des risques de réveil. Je voulais par-dessus tout voir quelqu'un et lui parler, pour savoir si les gens étaient comme dans la réalité et comment ils se conduisaient. Je me souvins que ma femme et mes enfants étaient partis à ce moment-là (ce qui était vrai), et, dans ce sens, je n'ai pas réfléchi au fait qu'ils pourraient être présents en rêve, tout en étant en réalité absents de la maison. Je souhaitai donc voir un des domestiques ; mais j'avais peur de sonner, au cas où le choc me réveillerait. Avec de grandes précautions, je descendis l'escalier, après avoir calculé que j'aurais plus de chance de trouver quelqu'un à l'office ou dans la cuisine qu'au bureau où j'avais d'abord pensé me rendre. Tandis que je descendais, je regardai attentivement le tapis de l'escalier, pour voir si je pourrais mieux le visualiser en rêve que dans la vie éveillée. Je découvris que ce n'était pas le cas ; le tapis du rêve n'était pas conforme à la connaissance que j'en avais en réalité ; il s'agissait plutôt d'un fin tapis élimé, vaguement issu en apparence de souvenirs de villégiatures balnéaires. J'atteignis la porte de l'office, et là encore je dus m'arrêter et me calmer. La porte s'ouvrit et un domestique apparut, tout à fait différent des miens. C'est tout ce que je puis dire, car l'émotion que j'éprouvai en m'apercevant que j'avais créé un nouveau personnage me réveilla en sursaut ".

Ce rêve lucide est de meilleure qualité que ceux de Delbœuf en ce que leur auteur s'intéresse à sa perception onirique et envisage une expérimentation ; en ce sens il est tout à fait dans l'esprit des recherches d'Hervey de Saint-Denys. Cependant rien dans son contenu ou son déroulement n'intéresse la recherche psychique à proprement parler et Myers dit lui-même qu'il est d'une "misérable banalité". En fait Myers n'a obtenu que trois rêves lucides au cours de trois mille tentatives d'induction, et c'est sans doute à cette rareté apparente, probablement due à une mauvaise méthode d'induction, qu'il doit d'avoir considéré le phénomène comme sortant de l'ordinaire.

L'insertion du rêve lucide dans la recherche psychique n'est pas sans inconvénient pour lui : dès lors que sa faible fréquence (dont on trouverait plus sûrement l'explication dans le phénomène culturel de désintérêt pour le rêve) le range parmi les phénomènes paranormaux, il risque d'être délaissé par une recherche plus psychologique qui est pourtant son terrain d'émergence. Mais par ailleurs dans la mesure où la qualité de lucidité d'Hervey de Saint-Denys n'est pas répandue parmi les psychologues et que les tentatives d'explication d'un Delbœuf tendent à étouffer jusqu'à la mise en évidence du phénomène, peut-être doit-on considérer que le cadre des recherches psychiques a permis de susciter et de préserver des témoignages qui autrement auraient purement et simplement disparu. Car les critiques adressées au rêve lucide à la fin du dix-neuvième siècle révèlent une sorte d'imperméabilité intellectuelle à la compréhension du phénomène, quand ce n'est pas un refus de principe.

On aurait pu en effet s'attendre à ce que les témoignages précédents suscitent chez ceux qui n'ont pas l'expérience du phénomène au moins une certaine curiosité. Or, ici la réaction est, avant toute expérimentation, le scepticisme. Ce scepticisme ne serait sans doute pas d'un grand intérêt pour nous s'il se présentait simplement selon une formulation négative qui énoncerait qu'il est impossible d'être conscient de rêver. Mais dans le cas présent il est plutôt révélateur de la difficulté à comprendre le phénomène.

Cette difficulté de compréhension se remarque notamment chez Alfred Maury qui, dans la critique qu'il fait des récits d'Hervey de Saint-Denys, ne parvient pas à remarquer le rôle que joue la conscience de rêver pourtant nettement affirmé à de nombreuses reprises. Ses remarques portent sur tous les aspects du rêve lucide généralement atténués dans les rêves ordinaires (et qui semblent par là distinguer ce genre de rêve) mais elles ne concernent jamais directement la lucidité elle-même qui en est le seul critère véritablement distinctif. Faute d'avoir compris qu'elle constituait pour le marquis la condition de l'étude du rêve il ne s'attaque qu'aux constatations qu'elle permet. Il considère par exemple que l'attention et la volonté s'affaiblissent nécessairement dans le sommeil en raison de l'engourdissement des fibres cérébrales mises en jeu par ces facultés ; c'est donc par définition qu'elles ne peuvent être complètement opératoires, car leur pleine activité impliquerait par là même l'éveil du dormeur : " M. le marquis d'Hervey prête à l'intelligence durant le sommeil, toute sa liberté d'action et d'attention, et il ne semble faire consister le sommeil que dans l'occlusion des sens […] Mais […] les facultés intellectuelles de l'homme endormi n'offrent pas l'équilibre qu'elles gardent chez l'homme éveillé. Le rêveur prête aux images fantastiques qui se présentent à lui une réalité qu'il leur refuserait s'il était éveillé, il confond les notions les plus diverses, il bâtit une histoire ridicule, il s'y mêle en imagination, il en tire des conséquences parfois non moins inadmissibles […] L'attention raisonnée et consciente est d'ailleurs si bien diminuée que ces visions suffisent à l'absorber entièrement, elle ne peut s'en départir ; elle n'est pas susceptible de ce choix et de cette direction des idées sur lesquels repose la réflexion de l'homme éveillé. Qu'on ne dise donc pas que l'intelligence n'est pas atténuée par le sommeil et que les sens sont alors seuls assoupis. Ceux-ci le sont quelquefois même moins que l'intelligence, car il leur arrive de la réveiller ".

Ce sont là des remarques justes pour le rêve ordinaire, et Hervey de Saint-Denys dont certains récits répondent à ces caractéristiques, les admettrait certainement. Mais Maury, pris par un travers de théoricien, y voit la description de tous les rêves, ou plus exactement du rêve et n'admet pas une objection de fait. Or, les rêves lucides du marquis n'entrent pas dans cette définition : il précise à de nombreuses reprises que dans de tels rêves il sait que ce qu'il perçoit en rêve est une illusion et qu'il y fait souvent preuve de capacité de raisonnement. Maury récuse néanmoins ces expériences à l'aide d'un argument réducteur : " M. le marquis d'Hervey se fonde, pour soutenir que durant le sommeil la volonté et l'attention demeurent ce qu'elles sont à l'état de veille, sur certaines observations qui lui sont personnelles, et dans lesquelles le dormeur conduit et modifie à son gré la trame du rêve! Mais les curieux exemples que cite le savant sinologue nous montrent seulement que, préoccupé de sa théorie de la liberté de la volonté dans le songe, il poursuivait en rêvant les pensées qui l'occupaient avant de s'endormir. C'est là un phénomène qui n'est pas rare. Je l'ai deux ou trois fois constaté par moi-même. Il m'est arrivé de continuer, après m'être endormi, l'ordre de réflexion qui m'absorbait avant que le sommeil se fût emparé de moi. L'esprit demeure alors éveillé pour une certaine suite d'opérations mentales, parlons plus exactement : il se réveille pour renouer promptement la chaîne de ses idées un instant interrompue. La volonté a pu préparer les conditions favorables à la production du phénomène, mais ce n'est pas elle qui a fait agir l'esprit dans le rêve ; celui-ci continue spontanément ce qu'à l'état de veille il faisait volontairement ".

Il s'agit donc pour Maury d'une sorte de réflexe de la pensée. Rien n'est plus éloigné de l'esprit des récits du marquis, et on ne peut se défendre du sentiment que Maury n'a fait que survoler son livre tant il accumule les erreurs d'appréciation. La plus exemplaire est sans doute son attaque de la liberté d'action en rêve : " L'étude des phénomènes du rêve nous fournit donc la preuve que le libre arbitre n'existe pas durant le sommeil ; les déterminations que nous y prenons sont une répétition machinale de celles de la veille, mais elles sont de plus égarées par des hallucinations dont nous n'avons qu'accidentellement une vague conscience, alors que notre cerveau sort pour un instant de son état d'engourdissement. Le rêveur n'est pas plus libre que l'aliéné ou l'homme ivre, et quoique M. le marquis Hervey s'efforce d'établir que, dans nombre de rêves, nous jouissons de notre liberté, il ne consentirait certes pas à être tenu pour responsable des méfaits dont il a pu se rendre imaginativement coupable en songe. Mais, objecte cet auteur, le rêveur ne choisit-il pas quelquefois entre deux partis à prendre, ne se détermine-t-il pas par la considération des circonstances imaginaires où il se trouve ? Sans doute, mais c'est là un choix spontané, fatal, instinctif, tel qu'est l'acte de l'enfant au berceau ; ce n'est pas un choix réellement conscient et volontaire. En le faisant, entraînés par un motif sur la valeur duquel nous ne délibérons pas, nous n'avons pas le sentiment de notre liberté morale et la preuve en est qu'après nous être éveillés, quand nous nous rappelons notre songe, nous sentons fort bien que nous n'y étions pas libres, que nous avons cédé à des impulsions qui ne nous permettaient pas de ne pas agir dans le sens où elles nous poussaient. Or, ce sentiment est grandement à prendre en considération, car c'est après tout le sentiment qui nous fournit la plus forte démonstration de l'existence de notre liberté ".

Maury fait probablement allusion au rêve que nous avons déjà cité et dans lequel Hervey de Saint-Denys lors d'une promenade à cheval doit choisir entre deux chemins possibles. Or, si nous reprenons ce rêve, nous nous apercevons qu'il réfute par avance toutes les objections de Maury, ou plus exactement il ne prête le flanc à aucune d'elles. La conscience de rêver n'est pas "vague" mais nettement établie ("la conscience de ma véritable situation me revient en mémoire") et lorsque le marquis relate son songe il n'a pas rétrospectivement le sentiment d'avoir été le jouet d'une impulsion, mais bien au contraire de l'avoir dirigé. D'ailleurs, tout à la fin de son livre il prend en considération la théorie de Maury sur le libre arbitre pour en faire la critique et en proposer une explication à la lumière de ses propres expériences : " Le sommeil nous enlève-t-il notre libre arbitre ? Y a-t-il contradiction entre le fait de pouvoir évoquer ou diriger parfois ses rêves, et celui de se sentir quelquefois aussi entraîné à rêver ce qu'on ne voudrait pas ? Pour expliquer cet entraînement irrésistible qui nous porte à commettre dans certains rêves de fort méchants actes, dont nous comprenons le caractère funeste et répréhensible sans que ce sentiment nous arrête, M. Maury a établi une théorie très subtile au moyen de laquelle "l'homme qui songe et est encore raisonnant, juge, compare, induit, généralise, mais demeure incapable de réflexion ; de telle façon que sa conscience morale devient analogue à ce qu'on peut appeler du même nom chez l'animal". Pour moi qui crois que l'esprit peut conserver toutes ses facultés durant le sommeil, je m'explique le même phénomène par des considérations toutes différentes. En premier lieu, j'estime que dans un grand nombre de rêves de ce genre, et particulièrement dans les rêves supersensuels, l'extrême exaltation de la sensibilité physique ou morale produit, à elle seule, une de ces suppressions momentanées du libre arbitre qui font acquitter par le jury des accusés dont la culpabilité matérielle est pourtant évidente. En second lieu, revenant à ce principe dont mes observations pratiques m'ont si souvent fourni la confirmation, à savoir qu'il suffit de penser fortement à une chose pour que le rêve en offre aussitôt la représentation effective, je dirai que la seule crainte ou même la seule idée de s'abandonner à quelque action coupable a pour résultat instantané de faire croire au rêveur qu'il exécute précisément ce qu'il a redouté. L'homme peut se défendre de commettre une action mauvaise, mais non pas s'empêcher d'en avoir la pensée. Or, avoir en rêve la pensée d'une chose, c'est inévitablement l'accomplir. Nous sommes donc privés de notre libre arbitre, en ce sens que les événements s'accomplissent alors sans aucune participation de notre volonté (et même malgré notre volonté), et cela en moins de temps qu'il n'en faudrait pour faire la moindre réflexion ; mais de ce que la réflexion est devancée par la précipitation des événements, il ne s'ensuit nullement que la faculté de réfléchir ait été supprimée, et quiconque s'observera bien reconnaîtra précisément dans le phénomène qui nous force à subir quelquefois des visions fâcheuses celui qui nous permet, en d'autres circonstances, de rêver l'accomplissement de nos désirs ".

Si Maury cherche à imposer sa vision du rêve en récusant l'expérience d'Hervey de Saint-Denys dans ce qu'elle a de particulier, c'est sans doute parce qu'il n'en n'avait pas complètement pris connaissance, comme semble l'indiquer ce texte auquel Maury ne fait aucune allusion. Lorsqu'il prétend que le marquis ne " consentirait certes pas à être tenu pour responsable des méfaits dont il a pu se rendre imaginativement coupable en songe ", non seulement il se trompe de débat mais il est en contradiction avec ce que ce dernier énonce expressément : la conscience de rêver permet en effet au marquis d'adopter des attitudes oniriques tout à fait originales et d'accomplir en pleine conscience des actes (comme se suicider) qu'il ne tenterait ni à l'état de veille, ni même dans les rêves ordinaires définis par Maury. Puisque ce dernier ne comprend pas la spécificité des rêves lucides, sa négation de la lucidité n'est qu'indirecte, comme ici lorsqu'il nie la présence du libre arbitre en rêve, tout autant que celle des autres facultés.

Cette approche indirecte ne vient pas d'un refus de traiter la question de front, mais plutôt d'une sorte de cécité intellectuelle en rapport avec une position théorique, comme celle qui affectera plus tard Bergson lorsqu'il mentionnera Hervey de Saint-Denys sans se rendre compte de l'incompatibilité fondamentale de l'expérience de ce dernier avec sa définition du rêve. La position de Maury s'explique par la réduction du rêve à des phénomènes physiologiques : " dans le rêve nos idées ne s'associent plus sous la discipline de l'intelligence ; nous acceptons sans étonnement les faits les plus chimériques ; nous croyons à l'existence de gens que nous savons morts ; nous nous supposons transportés en des siècles écoulés ; nous perdons jusqu'au sentiment de notre personnalité. L'engourdissement des sens ne suffit pas à expliquer ces phénomènes ; il faut admettre que nos facultés intellectuelles sont momentanément troublées, à savoir : l'attention, la volonté, le jugement et dans certains cas, la mémoire elle-même, quoique celle-ci persiste davantage. Et ajoutons que cette persistance de la mémoire, dont l'action spontanée se manifeste par l'évocation des images du rêve, tient sans doute à ce que les impressions qui constituent le souvenir sont à demeure dans le cerveau, tandis que l'attention, la volonté et le jugement ne se produisent que par une action cérébrale passagère, bien que susceptible d'être sans cesse renouvelée. Les principales facultés de l'esprit doivent donc être affaiblies pendant le sommeil, ce qui ne peut tenir qu'à l'engourdissement de certaines parties de l'encéphale ". Maury part du rêve ordinaire et tire de son observation des conclusions physiologiques tout à fait légitimes, mais à partir du moment où il transforme ces conclusions en définitions normatives, il ne peut que refuser ou réduire les types de rêves qu'il n'a pas pris en considération au début de son étude.

Cet attachement à la théorie de l'ébranlement des fibres nerveuses non seulement l'incite à récuser toute expérience qui n'y correspond pas (" Qu'on ne dise donc pas que l'intelligence n'est pas atténuée par le sommeil ") mais même à ne pas s'interroger sur les éclairs de lucidité de ses propres rêves.

" Le rêve où je voyais M. L… vivant se reproduisit plusieurs fois ; il me causa toujours le même étonnement et cependant la présence du mort redevenu vivant n'éveillait point en mon esprit le soupçon que je puisse être la dupe d'une illusion. Je continuais à chercher l'explication d'une telle résurrection. Tout dernièrement (mars 77), je revis M. L… dans un rêve qui semble m'avoir été suggéré précisément par le souvenir resté en moi de ceux où il avait déjà figuré. […] Je lui demandais comment, puisqu'il était mort, il pouvait se trouver là. Je me rappelais alors fort bien les rêves antérieurs où je l'avais déjà vu et voilà ce que je me disais en rêve : Les autres fois que j'ai vu M. L… j'ai constaté que c'étaient des rêves, mais cette fois-ci, je suis bien éveillé ; tout m'annonce que je ne dors pas. Il me semblait même que je venais de me lever et de me réveiller. Par quel étrange phénomène M. L… peut-il se trouver à la Bibliothèque, pensai-je alors. Puis adressant à mon ancien collègue diverses questions, je tentai d'éclaircir le mystère. Il me venait sur l'âme différentes idées en désaccord avec mes opinions et qui m'étaient manifestement inspirées par la préoccupation d'expliquer cette prétendue résurrection d'un mort. Enfin, peu à peu, après une sorte de lutte intellectuelle, je finis par me dire : j'ai beau voir M. L… et lui parler, cela doit être encore un rêve ; M. L… ne saurait être sorti de son éternel repos ; et tandis que mon esprit était en proie à cette perplexité, je m'éveillai ".

Plutôt que de partir de ce genre de rêves où la lucidité émerge à peine pour admettre que d'autres que lui ont pu avoir une conscience plus claire et plus continue en rêve, Maury arrête au contraire là toute possibilité d'avoir le sentiment de sa situation réelle : " Il n'est personne qui n'ait eu de ces rêves dans lesquels existe une sorte de sentiment mal défini qu'on n'est pas dans la vie réelle ". L'attitude de Maury montre à quel point un cadre théorique peut parfois être, tout au moins dans le domaine du rêve, contraignant et limitatif pour la pensée.

Toutefois la déformation et l'incompréhension de l'expérience du rêve lucide n'est pas propre à tous les critiques. Au tournant du siècle le psychologue anglais Havelock Ellis en attaque le principe d'une façon plus directe : " Quelques rares personnes seulement, dans le rêve, ont, occasionnellement, une vague conscience de l'irréalité de l'expérience. "Après tout, peu importe!" seraient-elles tentées de se dire à elles-mêmes, avec plus ou moins de conviction. "Ce n'est qu'un rêve". - Ainsi, une dame, rêvant qu'elle essaye de tuer trois gros serpents en les foulant aux pieds, se demande, tout en rêvant, ce que cela signifie, de rêver de serpents, et une autre dame, rêvant qu'elle est dans une position fâcheuse, sur le point d'être fusillée, par exemple, se répète à elle-même : "Peu importe. Je serai réveillée avant." Personnellement, je n'ai jamais découvert dans mes rêves aucune reconnaissance que ce fussent des rêves. Je puis dire même que je ne considère pas cette reconnaissance comme réellement possible, bien qu'on en trouve des témoignages chez maints philosophes et autres auteurs, depuis Aristote, Synésius jusqu'à Gassendi. Le phénomène se produit. La personne qui se dit qu'elle rêve croit vraiment qu'elle rêve encore, mais il est permis d'en douter. Il semble plus probable qu'elle a, un moment, sans s'en rendre compte, émergé à la surface de la conscience éveillée ".

On le voit, l'explication que propose Ellis est la même que celle de Maury : la conscience de rêver ne peut être que "vague", elle tiendrait même à un réveil partiel, trop bref pour laisser un souvenir. Ellis trouve d'ailleurs un argument en faveur de sa position : " Il peut même arriver qu'une personne s'éveille partiellement, perçoit ce qui se passe autour d'elle, en parle, s'endort de nouveau, et s'imagine au matin que tout l'épisode s'est passé en rêve". Il est facile de voir que cette position ne rend pas compte des expériences d'Hervey de Saint-Denys qu'Ellis ne connaissait pas. Mais ce qui est surtout remarquable c'est qu'Ellis ne se donne pas vraiment la peine d'examiner le phénomène et se contente simplement de son opinion personnelle pour lui refuser existence. Une façon de procéder aussi peu en rapport avec les exigences de la rigueur ne peut s'expliquer que par l'absence complète d'occurrence du rêve lucide chez quelqu'un qui se considère probablement comme un bon observateur de ses rêves puisqu'il écrit qu'il " faut être un observateur de tout premier ordre pour pouvoir relater un rêve avec quelque exactitude ; même en le notant immédiatement " et qu'il ajoute que son livre " appartient […] au groupe introspectif des études sur le rêve [et qu'il] est basé sur des observations recueillies par moi pendant plus de vingt ans […]. J'ai simplement pris des notes, - le plus souvent sur mes propres rêves […], - des notes directes ; en ce qui me concernait le plus souvent le matin à mon réveil ". Cependant dans un tel domaine l'expérience d'un seul ne saurait suffire à conclure pour tous.

Ainsi au dix-neuvième siècle le phénomène du rêve lucide, loin d'être reconnu, est soit ignoré soit fortement controversé en ce sens que ceux qui n'en ont pas eu l'expérience se contentent de le rejeter sans autre examen. Il est vrai que le seul livre qui lui est réellement consacré n'est pas très répandu puisque Freud lui-même n'est pas parvenu à se le procurer. C'est d'ailleurs Freud qui va renouveler l'intérêt savant pour le rêve comme expérience vécue avec la publication de son célèbre ouvrage qui, bien que paru à la fin du dix-neuvième siècle, n'en préfigure pas moins le vingtième siècle.

§2. DES RÉCITS ÉPARS DANS LA PREMIÈRE MOITIÉ DE CE SIÈCLE. Récits épars dans la première moitié de ce siècle;

Si le rêve lucide est passé inaperçu au siècle précédent, c'est sans doute en raison du peu d'intérêt que l'on portait alors au rêve de façon générale dans les milieux savants. On le classait volontiers avec les phénomènes pathologiques auxquels on avait d'ailleurs tendance à le ramener. La plus grande partie du livre de Maury est consacré à la pathologie physiologique et il fait grief à Hervey de Saint-Denys de ne pas s'être engagé dans cette direction : " M. le marquis d'Hervey a eu le tort, à mon avis, d'écarter toutes les données physiologiques, de négliger les phénomènes morbides, sans lesquels on ne saurait bien comprendre le fonctionnement de nos facultés à l'état sain et de se renfermer dans un cercle étroit d'observations, insuffisantes pour nous faire pénétrer dans le jeu complexe de notre économie et de notre intelligence durant le sommeil ". Aussi avec l'apparition de la psychanalyse qui se penche sur les rêves vécus - et même si c'est dans la perspective d'une pathologie psychologique - se présente un nouveau terrain d'observation des phénomènes oniriques qui devrait être plus favorable à la constatation de la lucidité, et peut-être à son étude.

I. L'APPROCHE PSYCHANALYTIQUE : L'ATTITUDE DE SIGMUND FREUD. L'approche psychanalytique - l'attitude de Sigmund Freud;

L'intérêt de la psychanalyse pour les récits de rêves lui a sans conteste permis de constater l'existence de phénomènes proches de la lucidité :

" [un] étudiant […], éveillé par sa logeuse parce qu'il doit aller à l'hôpital, rêve qu'il y est déjà, couché dans un lit et continue à dormir en pensant : puisque je suis à l'hôpital, je n'ai pas besoin de me lever pour y aller ".

La lucidité implicite n'est sans doute ici pas très développée mais ce qu'il importe de remarquer c'est que Freud fait entrer cet exemple non dans les rêveries du petit matin mais bien dans la catégorie des rêves. Et s'il ne donne pas d'exemples de rêves dans lesquels la lucidité est aussi développée que celle d'Hervey de Saint-Denys, il n'en méconnaît pas l'existence : " Il y a des gens qui manifestement savent qu'ils dorment et qu'ils rêvent et qui paraissent pouvoir diriger leur vie de rêve d'une manière consciente. Quand un dormeur de cette espèce est mécontent de la tournure que prend un rêve, il l'interrompt, sans se réveiller, et le recommence pour lui donner une autre conclusion ". Il donne même à la troisième personne un exemple d'un de ses propres rêves :

" si son rêve l'a conduit dans une situation sexuelle excitante, il se dira "Je ne continue pas ce rêve, une pollution me fatiguerait. J'aime mieux me réserver pour une situation réelle " .

Pour lui de tels rêves ne sont pas rares : " Nous examinerons […] ce que signifie dans le rêve le jugement fréquent : "Ce n'est qu'un rêve", et à quelle force psychique il faut l'attribuer ". Ce n'est donc pas une fréquence seulement constatée, mais on en rend raison par une structure précise. Toutefois la constatation des phénomènes de lucidité n'entraîne pas nécessairement la reconnaissance de leur intérêt intrinsèque pour l'exploration du rêve. Le désir qu'il a de rendre compte de tous les événements oniriques par sa théorie pousse plutôt Freud a interpréter la manifestation de la lucidité qu'à l'utiliser. Pour lui le rêve de l'étudiant " est visiblement un rêve de commodité, le dormeur s'avoue le motif de son rêve et nous découvre par là un des secrets du rêve […]. Le rêve est le gardien du sommeil et non son perturbateur ". Pourtant à y regarder de plus près le rôle de la lucidité implicite est ici ambigu : il risque fort d'avoir l'effet inverse du but poursuivi par ce rêve qui est de maintenir le rêveur au lit, en lui rappelant justement qu'il est en train de rêver et que donc il doit se lever.

Dans le cas où la lucidité prend la forme du jugement "ce n'est qu'un rêve" Freud propose d'ailleurs une interprétation opposée : " J'indique dès maintenant [que le jugement "ce n'est qu'un rêve"] doit servir à diminuer la valeur de ce qui est rêvé. W. Stekel, par l'analyse de quelques exemples convaincants, a résolu dans un sens analogue le problème intéressant et très proche de la signification que peut avoir dans un rêve une partie considérée comme "rêvée", l'énigme du "rêve dans le rêve". Il s'agit d'enlever à cette partie du rêve sa valeur, sa réalité et ce que l'on rêvera après s'être réveillé du "rêve dans le rêve", ce sera ce que le désir du rêve cherche à substituer à cette réalité éteinte. Il faut donc admettre que ce qui est considéré comme "rêvé" contient la figuration de la réalité, le souvenir véritable, et que le rêve qui se continue figure au contraire le simple désir du rêveur. Il faut voir dans cette insertion, dans le "rêve du rêve", l'équivalent du souhait que le fait décrit comme rêvé ne se fût pas produit. En d'autres termes, si certains faits apparaissent dans le rêve comme rêvés, c'est qu'ils sont tout à fait réels, et cela équivaut à une affirmation très énergique. Le travail du rêve utilise le rêve lui-même comme une sorte de refus, prouvant par là notre découverte que le rêve accomplit un désir ".

Ce passage pourrait donner le sentiment que la remarque "ce n'est qu'un rêve" fait partie du rêve même mais n'implique pas de réelle conscience de rêver de la part du rêveur. Ce serait en quelque sorte une remarque vide ou plus exactement qui n'aurait qu'une valeur qualificative du contenu visé, mais pas conscientielle. Pourtant pour avoir une portée effective un tel jugement suppose un support conscientiel, et c'est bien ce que soutient Freud à un autre endroit : " Quel peut bien être, par exemple, le sens de la notion que nous avons assez souvent en rêve : "Mais ce ne peut être qu'un rêve" ? C'est bien là une vraie critique du rêve comme celles que nous formulons quand nous sommes éveillés. […] L'idée : "Mais ce ne peut être qu'un rêve" au cours du rêve […] sert à rabaisser l'importance des événements qui viennent d'être vécus et à rendre plus supportable ce qui va suivre. Elle endort une certaine instance qui commence à s'exercer et qui rendrait impossible la continuation du rêve - ou de la scène. Or, il est plus agréable de continuer à dormir, et d'endurer le rêve, "parce qu'au fond ce n'est qu'un rêve". J'imagine que cette critique dédaigneuse intervient toutes les fois que la censure, qui ne s'endort jamais entièrement, se sent débordée par le rêve qu'elle a déjà accepté. Il est trop tard pour le réprimer ; elle essaie de parer à l'angoisse ou au malaise à l'aide de cette observation critique. C'est de la part de la censure une manifestation de l'esprit d'escalier. Cet exemple prouve d'une manière irréfutable que le contenu du rêve ne provient pas tout entier des pensées du rêve, mais qu'une fonction psychique, inséparable de notre pensée de veille, peut lui fournir une partie de ces éléments ".

Dans ce passage la conscience de rêver dépend d'une fonction psychique "inséparable de notre pensée de veille" : elle n'est pas considérée par Freud comme une affirmation qui ne serait qu'un élément du rêve, dans le sens où il nous arrive de dire à l'état de veille : "ce n'est qu'un rêve" sans y croire, mais indique bien chez le rêveur une réelle conscience de son état. Néanmoins l'attribution de cette remarque soit à une censure qui se laisse déborder, soit, dans le cas des rêves sous la menace d'un réveil extérieur ou intérieur, à un préconscient qui avertirait la conscience quand le rêve irait trop loin, s'avère théoriquement coûteuse car elle l'entraîne à " conclure que pendant toute la durée de notre sommeil nous nous savons en train de rêver, aussi bien que de dormir ". On en arrive alors à cette conclusion étrange qu'un rêveur est conscient de rêver dans tous ses rêves mais qu'il ne prend conscience de cette conscience que dans certaines circonstances qui dérivent de la réalisation d'un désir : ainsi Freud explique la lucidité d'Hervey de Saint-Denys - dont il savait par Vaschide qu'il avait " acquis sur ses rêves une telle puissance qu'il pouvait en accélérer le cours et leur donner la direction qui lui plaisait " -, par un désir : " Il semble que chez lui le désir de dormir ait fait place à un autre désir préconscient : observer ses rêves et s'en amuser. On peut dormir avec cette résolution ".

Si on accepte de telles conclusions, il faut reconnaître que loin de pousser à un examen approfondi du rêve lucide elles contribuent à en désintéresser le chercheur puisque en fin de compte la lucidité est la règle et non l'exception : elle est la règle à un niveau préconscient et son émergence ne dépend que du type de désir du rêveur. Freud lui-même ne lui accordait pas un intérêt particulier comme en témoigne une réponse adressée à van Eeden qui voyait dans ses propres rêves lucides une expérience contredisant les affirmations de Freud. Or, pour Freud, les rêves de van Eeden ne sont qu'en apparence en contradiction avec les siens : " L'assertion selon laquelle on ne peut, dans un rêve, émettre de jugement, ni d'évaluation, non plus que parler, ne contredit nullement votre expérience, car elle repose sur la distinction - fondamentale, quoique trop rarement prise au sérieux - entre les contenus latents et manifestes du rêve. L'analyse montre que toute pensée, tout jugement ou autre activité mentale de ce type, a son origine dans les contenus latents. Ceux-ci, bien entendu, reflètent l'ensemble de notre activité psychique. Cependant, il faut se garder de confondre le rêve lui-même avec ces contenus latents […]. Une conception correcte du rêve doit y voir le résultat d'un travail onirique, convertissant les pensées latentes en contenu manifeste. Ce travail, en effet, ne connaît ni jugement, ni évaluation et n'élabore point de dialogues. Toutes les fois qu'un rêve contient de telles choses, cela provient des pensées latentes qui émergent de façon obscure, déformées ou remodelées. Relisez, à ce sujet, les exemples de mes rêves dans lesquels les contenus manifestes sont accompagnés de jugements etc., comme dans les vôtres (section "Travail onirique"). Il n'y a donc pas contradiction entre votre expérience et la mienne, mais il s'agit plutôt d'un malentendu. Cela provient de ce que vous n'avez ni accepté, ni appliqué, pour chaque interprétation de rêve, la prémisse d'une distinction entre les contenus manifestes et latents " .

Pour comprendre l'intérêt de ce passage il faut garder en mémoire que le correspondant de Freud est l'inventeur du terme "rêve lucide", que ses expériences en ce domaine ont été menées dans le même esprit que celles d'Hervey de Saint-Denys, à qui il se réfère, et que c'est par son article de 1913, que nous allons examiner, que le monde anglo-saxon redécouvrira le rêve lucide à la fin des années soixante. Il est permis de supposer qu'il a soumis à Freud des cas de rêves lucides particulièrement précis et qu'il lui a probablement donné en lecture son article. Mais Freud s'est trouvé incapable d'en apprécier la portée autrement qu'en les faisant entrer dans le moule de sa distinction entre le contenu manifeste et le contenu latent du rêve qui dans le cas présent n'est pas très convaincante, du moins pour un rêveur lucide pour qui son activité intellectuelle au cours du rêve ne semble pas résulter du travail du rêve.

Le commentaire que font Bob Rooksby et Sybe Terwee de cette lettre de Freud éclaire les raisons qui l'empêchent d'accorder son attention à la lucidité : " Pour Freud, la véritable "activité psychique" […] se produit au niveau de l'inconscient et tout ce qui finit par émerger, dans le mental conscient, sous forme de rêve n'est que le résultat du travail onirique, c'est-à-dire l'expression symbolique de quelque chose d'autre. D'un point de vue pratique, cela signifie que l'important n'est pas tant de savoir comment une personne ressent un rêve manifeste, mais plutôt à quoi ce rêve se rapporte réellement dans l'inconscient. Cette distinction entre les deux parties de la psyché est mise en application par Freud lorsqu'il différencie la fonction du rêve de la conscience que le rêveur peut avoir de celui-ci (comme dans le concept de lucidité). L'importance relative du conscient et de l'inconscient doit être mise en parallèle avec l'idée de contenus latents et de rêve manifeste. Le conscient est le plus "restreint", le moins important des deux. Nous le privilégions, à tort, simplement parce qu'il s'agit d'un niveau auquel nous accédons directement.

" En ce qui concerne l'idée générale de lucidité onirique, Freud indique, dans sa lettre, qu'elle lui convient. "L'assertion selon laquelle on ne peut, dans un rêve, émettre de jugement, ni d'évaluation, non plus que parler, ne contredit nullement votre expérience…" Il ne conteste que l'interprétation de cette activité et l'importance qu'on peut lui attribuer. Puisque, selon Freud, l'esprit conscient est la part la moins importante de l'activité totale du psychisme (la plus grande part s'exerçant dans le flux continu de l'inconscient), il importe peu de savoir comment une personne vit son rêve - et cela particulièrement dans le contexte d'un processus thérapeutique ".

C'est donc la théorie psychanalytique même qui par ses idées fondamentales empêche de trouver quelque intérêt au rêve lucide, ce qui, historiquement est confirmé par l'absence d'étude sur ce sujet dans le domaine psychanalytique. " Ayant "dévalué" le rêve manifeste […] Freud a naturellement été conduit à faire de même pour le rêve lucide. Celui-ci ne représentait nullement une remise en cause de sa thèse principale et sans doute jugeait-il qu'il lui avait déjà accordé une attention suffisante […]. On ne peut s'empêcher de spéculer sur ce qui serait arrivé si Freud avait reconnu le terme de "lucidité" proposé par van Eeden, ainsi que l'idée qui s'y attachait, mais il n'en fit rien. En conséquence, le "rêve lucide" ne retint pas l'attention des autres psychanalystes et ne devint jamais, au début du siècle, un sujet de discussion ".

Ainsi l'intérêt porté au rêve vécu et à son contenu n'entraîne pas nécessairement que la lucidité onirique soit prise en compte. Le type même de recherche qui, par sa méthode d'approche, conduit à en constater l'existence, peut également en masquer la portée, notamment lorsqu'on a le sentiment d'avoir trouvé l'explication définitive du rêve - et plus particulièrement lorsque le souci de justifier la théorie qui soutient cette explication prend le pas sur celui que tout n'a peut-être pas encore été compris ou découvert. Mais bien que n'étant pas pris en considération sur un plan théorique, le rêve lucide va néanmoins continuer à se manifester sous la forme de témoignages personnels.

II. LES EXPLORATEURS DU RÊVE LUCIDE. Les explorateurs du rêve lucide;

On pourrait penser que c'est en raison du renouveau pour les rêves suscité par la psychanalyse que les témoignages et les études personnelles sur le rêve lucide se multiplient ; et que si Freud n'a pas su le prendre en compte, - sans doute en raison d'une expérience personnelle insuffisante -, d'autres rêveurs dont l'expérience est plus intense, d'abord attirés par les théories analytiques, vont explorer plus profondément la lucidité, quitte à modifier ou à refuser par la suite les théories qui leur auront servi de point de départ. La réalité est tout autre : les auteurs de ces témoignages sont très éloignés de l'œuvre de Freud, soit qu'ils l'ignorent totalement, soit qu'ils la rencontrent après avoir mené à bien un nombre suffisant d'expériences pour considérer avec réserve des théories qui semblent les contredire. Cette situation est si générale qu'on peut se demander si, contrairement à ce qu'on aurait pu penser au premier abord, l'exploration du rêve lucide ne peut en réalité s'épanouir qu'en dehors du cadre psychanalytique. Les formes que prennent ces témoignages sont de fait assez diverses : certains auteurs rencontrent le rêve lucide dans le cadre d'une recherche plus générale sur le rêve, en prennent note, mais n'approfondissent pas cet aspect ; d'autres encore ne s'intéressent qu'au seul rêve lucide qu'ils découvrent parfois après en avoir posé l'hypothèse ; d'autres enfin lui font une place à part parmi leurs rêves et voient immédiatement le parti qu'ils peuvent en tirer à des fins d'expérimentation.

Tel est le cas de Frederik van Eeden dont les recherches sur le rêve sont antérieures à la lecture de Freud et n'ont pas été influencées par lui puisque dès 1898 il en commence l'étude dont les conclusions paraissent en 1913 dans son article "A Study of Dream". Sa recherche ne s'inscrit pas d'emblée dans un cadre théorique mais s'efforce au contraire de dégager une structure d'intelligibilité à partir d'un corpus de rêves. C'est cette observation sans a priori qui lui fait remarquer que les rêves peuvent entrer dans des catégories très différentes, dont une au moins revêt un intérêt tout à fait particulier : " Depuis 1886 j'étudie mes propres rêves et je prends note des plus intéressants dans mon journal. En 1898, j'ai commencé à noter séparément un certain type de rêves qui me paraissait le plus important, et j'ai continué jusqu'à ce jour ces notations particulières. J'ai dû répertorier, en tout, près de 500 rêves, dont 352 sont du genre dont je viens de parler. J'espère, grâce à ces matériaux, pouvoir jeter les bases d'une structure scientifique de quelque valeur, si toutefois le loisir et la force nécessaire à l'élaboration soigneuse de ce travail ne viennent à me manquer ".

Son étude n'a donc rien de systématique : il écarte d'abord les rêves les moins intéressants pour ne noter que ceux qui méritent une attention particulière et qu'il divise à leur tour en deux catégories. Étant donné que cinq cents rêves sur une durée de quatorze ans représente un chiffre peu élevé et que van Eeden ne s'intéresse qu'à ceux de ses rêves qui ont pour lui un caractère remarquable par rapport à la toile de fond des rêves ordinaires, on peut s'interroger sur ses critères de sélection : avec une telle méthode il aurait aisément pu se laisser absorber par la fascination des rêves les plus énigmatiques ou les plus intenses. En réalité il a su éviter ces écueils et s'attacher plus à la structure conscientielle de son expérience onirique qu'à la trame des événements, ce qui est une tendance spontanée des rêveurs lucides occasionnels en raison du contraste que de tels rêves présentent avec les rêves ordinaires. Le récit de son premier rêve lucide met bien l'accent sur une telle structure :

J'eus un premier aperçu de cette lucidité dans le sommeil en juin 1897, de la manière suivante : Je rêvai que je flottais au-dessus d'un paysage aux arbres dénudés, sachant qu'on était au mois d'avril. Je remarquai que la perspective des branchages changeait d'une façon tout à fait naturelle, et je me fis, tout en dormant, une réflexion à ce sujet. Je me dis que jamais mon imagination ne serait capable d'inventer ou de fabriquer une image aussi complexe que cette perspective mouvante, faite de petites brindilles perçues au fur et à mesure de mon déplacement aérien.

Contrairement à Hervey de Saint-Denys pour qui le rêve lucide était la règle plutôt que l'exception, van Eeden, en raison de son caractère particulier, le met à part de ses autres expériences oniriques et du coup se trouve capable à la fois d'en remarquer et d'en analyser les caractéristiques. C'est à lui qu'on doit l'appellation "rêve lucide" terme qu'il utilise pour désigner ses trois cent cinquante deux rêves dans lesquels il se souvient parfaitement de sa vie de veille et peut agir volontairement sans que la profondeur du sommeil en soit affectée. Ainsi c'est d'emblée la pleine conscience de l'expérience onirique qui guide le choix de rêves et sous-tend ses analyses et ses expériences.

Ses analyses l'ont surtout conduit à élaborer une classification des rêves qui est souvent citée et dans lesquels les rêves lucides occupent une place importante. Cette classification qui comprend neuf types de rêves ne tend pas à en faire des groupes exclusifs les uns des autres puisque la lecture des récits de rêves de van Eeden montre qu'un même rêve peut entrer dans plusieurs catégories ; de même le groupe qu'il caractérise de l'appellation de "rêve lucide" n'en est qu'un type particulier puisqu'aussi bien les rêves initiaux que les rêves de mauvais éveil ou les rêves de démons peuvent, le cas échéant, entrer dans cette catégorie. D'ailleurs van Eeden reconnaît lui-même qu'il " existe, bien sûr, des formes et des combinaisons intermédiaires, mais les différents types de rêves demeurent distincts et restent reconnaissables même s'ils se mélangent ".

Certaines catégories admettent cependant la lucidité non comme le résultat d'une combinaison possible mais comme un élément constitutif, par exemple les rêves initiaux ou de mauvais éveil. Les rêves initiaux, bien que rares (" En ce qui me concerne personnellement, je n'ai connu cela qu'une demi-douzaine de fois, et je n'ai trouvé aucune indication claire de faits semblables chez d'autres auteurs ") sont cependant très caractéristiques et faciles à reconnaître à leur situation temporelle dans une nuit de sommeil - qui leur donne leur nom : " Cela n'arrive que dans le tout premier sommeil, lorsque le corps se trouve dans un état normal de santé, mais qu'il est également très fatigué. La transition de la veille au sommeil se fait alors de telle façon que ce qu'on nomme généralement l'inconscience - mais je préfère l'appeler discontinuité de la mémoire - ne dure qu'un instant très court ".

Une telle situation risquerait de les faire confondre avec les images hypnagogiques qui n'appartiennent pas vraiment au sommeil, aussi van Eeden précise-t-il que :

Il ne s'agit nullement de ce que Maury (1878) appelle une hallucination hypnagogique. Je connais bien ce phénomène et je ne pense pas qu'il appartienne au monde des rêves. Dans l'hallucination hypnagogique, nous avons, certes, des visions, mais nous conservons intégralement toutes nos sensations corporelles. Par contre, dans le type de rêve initial (H), je vois et je ressens comme dans tout autre rêve. Je me souviens presque entièrement de ma vie diurne, je sais que je dors, je sais à quel endroit je me trouve, mais toutes les perceptions du corps physique, internes ou externes, viscérales ou périphériques, sont entièrement absentes. Le plus souvent, j'ai la sensation de flotter ou de voler et j'observe avec une parfaite clarté d'esprit que la fatigue, l'inconfort, toutes les manifestations corporelles issues d'un trop grand effort, se sont évanouis. J'ai un sentiment de fraîcheur, de vigueur, je peux, en flottant, me déplacer dans toutes les directions, et cependant je sais que le corps, au même instant, est mortellement las et qu'il dort profondément.

Outre la conscience de rêver, de tels rêves présentent donc un élément couramment attesté par les rêveurs lucides : la sensation de flotter, ce qui nous conforte dans l'idée que de tels rêves sont lucides de façon constitutive, et non par combinaison de catégorie. Il en va de même pour les rêves de mauvais éveil dans lequel le rêveur croit se réveiller et finit par se rendre compte qu'il n'en est rien :

Nous avons la sensation de nous éveiller dans notre chambre familière, puis nous commençons à remarquer, dans l'entourage, certains éléments troublants ; nous percevons des mouvements inexplicables, nous entendons des bruits étranges, et nous savons alors que nous n'avons pas cessé de dormir. Lors de mes premières expériences de ce genre de rêves, j'étais quelque peu effrayé et désirais vivement, dans mon inquiétude, me réveiller pour de bon.

Même si elle ne survient qu'au cours du rêve, la lucidité est là aussi un élément indispensable pour caractériser cette catégorie car, autrement, il n'y aurait pas à proprement parler de mauvais "éveil" mais un simple faux-éveil que van Eeden prend soin de distinguer du précédent : " Ces rêves de mauvais éveil ne doivent pas être confondus avec ceux que j'ai décrits […], où je rêvais que je me réveillais après un rêve lucide et le racontais à un auditeur. Ce sont là des rêves ordinaires. Ils n'ont rien d'étrange. Les rêves de mauvais éveil, par contre, possèdent sans aucun doute un caractère démoniaque, troublant ; ils sont très vifs, très brillants, avec une sorte de netteté ou d'éclat sinistre, une lumière forte et diabolique ".

Les exemples que van Eeden regroupe sous la rubrique "rêve lucide" ne sont donc en fait qu'un cas particulier du rêve lucide pris en un sens large tel qu'il l'entend lui-même lorsqu'il en donne une définition négative, c'est-à-dire en l'opposant au rêve ordinaire dont Maury et Ellis font le modèle absolu de toute expérience onirique : " Je sais que M. Havelock Ellis et beaucoup d'autres auteurs n'accepteront pas ma définition, parce qu'ils nient la possibilité d'une mémoire complète et d'une libre volonté en rêve. Ils diraient que ce que j'appelle un rêve n'est pas un rêve mais une sorte de transe ou d'hallucination ou d'extase. Les observations du marquis d'Hervey, qui sont très similaires aux miennes, telles qu'elles sont rapportées dans son livre, les Rêves et les Moyens de les diriger, ont été écartées de la même façon. Maury a dit que ces rêves ne pouvaient pas être des rêves ".

Lorsqu'on compare la caractérisation par négation qui émerge de l'opposition à Maury et Ellis et celle qu'il donne expressément de la catégorie "rêve lucide" on se rend compte que l'élément distinctif qui caractérise ces rêves lucides est la complète réintégration des fonctions psychiques : " Les rêves typiques de la catégorie (E), ceux que j'appelle "rêves lucides", me semblent être les plus intéressants, méritant d'être observés, puis étudiés avec le plus grand soin. Entre le 20 janvier 1898 et le 26 décembre 1912, j'ai eu 392 rêves de ce genre, que j'ai tous notés par écrit. La réintégration des fonctions psychiques y est si totale que le dormeur se souvient de sa vie diurne et de sa condition ; il parvient à un état de conscience parfaitement claire, il est en mesure de diriger son attention et peut, dans le rêve, tenter librement diverses actions volontaires. Cependant son sommeil, comme je puis l'affirmer avec assurance, n'est nullement troublé, mais profond et délassant ".

Il ne s'agit donc pas d'une caractéristique particulière qui isolerait cette catégorie des autres mais d'une structure conscientielle : van Eeden reprend les caractéristiques notées par Hervey de Saint-Denys (garder le souvenir de sa vie de veille, avoir conscience de sa condition, pouvoir diriger son attention et agir volontairement) mais il en fait les traits d'une catégorie de rêves à laquelle il donne un nom. Le rêve lucide au sens strict n'est donc pas tant un rêve à part que la complète expression d'éléments qui peuvent se manifester partiellement ou séparément dans d'autres rêves. Entre les rêves que van Eeden a strictement baptisés de "rêves lucides" et les autres, la différence n'est que de degré sur une ligne conscientielle, même s'il lui arrive de caractériser ces rêves par leur contenu en les décrivant comme extrêmement plaisants. Considérer ces différences de contenu comme déterminantes reviendrait par exemple à opposer d'emblée rêves lucides et rêves de mauvais éveil alors qu'il est clair que, si la réintégration des fonction psychiques est moins complète dans ces derniers, il n'en ont pas moins un aspect lucide qui est à l'origine même de leur sélection par van Eeden.

La conscience que van Eeden a de rêver guide manifestement les expériences qu'il mène à l'intérieur de ses rêves dans lesquels il examine aussi bien les aspects conscientiels comme le dédoublement de la conscience ou la qualité de la lucidité que le rapport qui unit les actes effectués en rêve lucide avec la vie de veille ou la qualité des éléments du décor du rêve. Ses constatations sur l'aspect conscientiel de son expérience lui font mettre en évidence une "fausse lucidité", c'est à dire une affirmation du genre "je sais que je rêve" prononcée en rêve mais qui est néanmoins vide de sens pour le rêveur au moment où il l'émet.

En mars 1912, je fis un rêve très compliqué dans lequel j'apprenais que Théodore Roosevelt était mort. Je rêvai alors que je m'éveillais et que je racontais ce rêve. "J'étais" disais-je "dans l'incertitude, ne sachant, dans mon rêve, s'il était réellement mort ou bien encore vivant. Maintenant, je sais qu'il est vraiment mort, mais la nouvelle m'avait à ce point ébranlé que j'avais perdu la mémoire." Il y eut alors une fausse lucidité dans laquelle je disais : "Je sais maintenant que je rêve, et je sais où je suis", mais ce n'était pas vrai. Je n'avais, en fait, aucune idée de ma condition réelle. Il fallut que je m'éveille réellement pour comprendre, peu à peu, que tout cela n'avait été que non sens.

Une telle expérience permet de comprendre que le rêve lucide authentique doit être une expérience conscientielle et que l'affirmation "je rêve" dans un récit de rêve ne garantit pas toujours sa lucidité ; mais par contrecoup elle signifie que l'absence de cette affirmation ne permet pas non plus de rejeter un rêve comme non lucide alors que le rêveur l'aurait pour sa part reconnu comme lucide. L'appréciation que le rêveur porte sur son expérience s'avère donc déterminante avant même l'examen du récit du rêve.

Van Eeden ne borne pas ses observations à l'aspect conscientiel. Il fait en rêve des expériences sur le décor onirique similaires à celles d'Hervey de Saint-Denys :

" Le 9 septembre 1904, je rêvai que j'étais debout devant une table, près d'une fenêtre. Sur la table étaient divers objets. Pleinement conscient que je rêvais, je réfléchis aux expériences que je pourrais faire. Je commençai par essayer de casser un verre en cognant dessus avec une pierre. Je posai une petite tablette de verre sur deux pierres et frappai avec une autre pierre, mais en vain. Je pris alors le verre de cristal fin sur la table et le serrai dans mon poing de toutes mes forces, pensant en même temps combien il serait dangereux de faire cela en état de veille. Le verre ne se brisa pas, mais voilà que, le regardant de nouveau un peu plus tard, il était brisé!

" Il s'était brisé correctement, mais un peu trop tard, comme un acteur qui rate sa réplique! Cela me donna l'impression très curieuse d'être dans un monde truqué, très bien imité, mais avec de légères erreurs. Je pris alors le verre cassé et le jetai par la fenêtre pour voir si j'entendrais le bruit des débris. Je l'entendis très bien, et même j'aperçus deux chiens qui s'enfuyaient avec beaucoup de naturel. Je pensai alors quelle bonne imitation était ce monde de comédie. Voyant sur la table une carafe de bordeaux, je m'en versai et notait avec une parfaite clarté d'esprit : "Eh bien, on peut avoir aussi des sensations volontaires de goût dans ce monde de rêve ; ce vin est d'une saveur parfaite! ".

Les expériences de van Eeden sont à l'origine de notions qui constituent encore aujourd'hui des thèmes de recherche pour les explorateur du rêve lucide, telles que la fausse lucidité ou le corps de rêve :

Dans la nuit du 19 au 20 janvier 1898, je rêvai que j'étais couché dans le jardin, devant les fenêtres de mon bureau, et que je voyais les yeux de mon chien à travers le vitrage. J'étais couché sur le ventre et j'observais le chien avec une grande attention. Cependant, au même instant, j'étais tout à fait certain de rêver, et je savais qu'en réalité j'étais allongé sur le dos, dans mon lit. Je décidai de m'éveiller lentement, attentivement, et d'observer la façon dont la sensation d'être couché sur le ventre se changerait en celle d'être dans mon lit, sur le dos ; Je le fis, délibérément, sans me hâter. La transition - j'en ai souvent fait l'expérience depuis - est tout à fait étonnante. C'est comme si l'on glissait d'un corps dans un autre ; il y a, de plus, très nettement, une double mémoire concernant les deux corps à la fois. Je me souvenais de ce que j'avais ressenti dans le rêve, couché sur le ventre ; mais revenant à la vie de veille je me rappelais aussi que mon corps physique, pendant tout ce temps, était resté tranquillement allongé sur le dos. J'ai souvent observé depuis cet effet de double mémoire. Il est à ce point indiscutable qu'il conduit presque inévitablement à concevoir l'idée d'un corps de rêve.

Le corps de rêve suppose donc une double mémoire et peut-être aussi une double conscience, mais ceci n'est pas indiqué clairement. Les observations d'Hervey de Saint-Denys sur ce sujet n'étaient qu'implicites, tout occupé qu'il était à expérimenter les facultés de l'esprit. Van Eeden pour sa part s'intéresse autant à l'objet et au mode de la perception qu'aux "organes" oniriques qui la permettent : " Dans le rêve lucide, la sensation d'avoir un corps est parfaitement nette : j'ai des yeux, des mains, une bouche qui parle, etc. Cependant, je sais qu'au même instant le corps physique est endormi, dans une position toute différente. Lorsque je me réveille, c'est comme si les deux sensations fusionnaient ; je me souviens aussi clairement de l'activité du corps de rêve que de la tranquillité du corps physique ".

Il se livre par ailleurs à des expériences avec son corps de rêve, par exemple en expérimentant le son de sa voix. Cette attention portée au fonctionnement d'un corps onirique en rêve lucide devait l'amener à situer les rêves lucides par rapport à d'autres types de rêves dans lesquels des sensations équivalentes se manifestent et plus particulièrement à remarquer l'importance des rêves de vol :

Le fait de voler ou de flotter dans les airs peut s'observer dans toutes les formes de rêve sauf, peut-être, ceux de la catégorie (D), mais en général c'est une indication que des rêves lucides vont bientôt se produire.

Quand j'ai eu deux ou trois nuits de suite des rêves de vol, je sais qu'un rêve lucide se prépare. Souvent, la lucidité onirique elle-même commence par la sensation de vol qui se poursuit, ensuite, pendant toute la durée du rêve. J'ai, parfois, l'impression de flotter rapidement à travers de vastes espaces. Il m'est arrivé de voler à reculons et il y eut une occasion où, rêvant que j'étais à l'intérieur d'une cathédrale, je m'envolai vers le haut, en même temps que l'immense bâtiment avec tout ce qu'il contenait.

Ainsi van Eeden a contribué à la recherche sur le rêve lucide en poussant ses investigations sur un terrain que n'avait pas abordé Hervey de Saint-Denys, probablement parce qu'il n'était pas, comme lui, un rêveur lucide quasi-permanent. Pour cette raison il a noté que ses rêves lucides étaient souvent accompagnés de rêves non lucides d'autres types dont ceux qui les annoncent (tels les rêves de vol) ou les rêves qui leur font souvent suite, (tels les faux-éveils, les rêves de démons ou les mauvais éveils). Il a ainsi attiré l'attention sur les rêves non lucides qui se situent dans l'environnement onirique du rêve lucide. Cependant son article n'attire pas une attention particulière car les autres travaux qui s'intéressent au rêve lucide parus dans la première moitié du siècle ne le mentionnent pas ; ce n'est que trente quatre ans plus tard, en 1947, que son texte est partiellement repris dans un recueil sur le rêve, The World of dreams .

Les raisons pour lesquelles l'article de van Eeden n'a pas connu une grande diffusion tiennent vraisemblablement à son aspect insolite par rapport aux travaux sur le rêve alors existants, ce qui explique sans doute pourquoi il l'a publié dans l'organe de la Société pour la Recherche Psychique. Ce genre d'observations, nous l'avons vu, ne pouvait intéresser ni la physiologie ni la psychanalyse et les rêveurs lucides qui tentaient d'analyser leurs expériences n'avaient, selon leur connaissance des travaux antérieurs, que deux possibilités. La première, de type psychologique, est illustrée par Delage ou Arnold-Forster qui, ignorant, l'un van Eeden, l'autre Hervey de Saint-Denys, étaient condamnés à répéter le même genre d'observations. Et lorsque l'ignorance en matière de recherche psychologique est complète, comme dans le cas de Fox ou de Muldoon, le rêve lucide prend rapidement pour le rêveur une dimension paranormale.

Les témoignages de Delage et d'Arnold-Forster, parus pratiquement à la même époque, présentent des traits communs qui montrent que l'examen de certains aspects particuliers du rêve n'est pas abordé par les psychologues et les psychanalystes. Delage dit de son livre que, bien qu'appartenant à la psychologie, il est " l'œuvre d'un biologiste, zoologiste et médecin ", et que n'étant " pas écrit par un psychologue de carrière, il présente […] quelques avantages [qui] consistent en une certaine indépendance d'idées, parce que la pensée risque moins de s'embarrasser dans des ornières, qui n'existent pas dans le chemin qu'elle suit. D'autre part […] le biologiste […] voit les choses sous un autre angle, d'où il a la chance d'apercevoir des aspects qui restent cachés aux observateurs placés loin de là ". Pour sa part Mary Arnold-Forster, n'étant pas psychologue admet que : " De nombreux aspects du rêve ne peuvent être traités que d'une manière imparfaite par un observateur non scientifique ; le manque de savoir technique représente, certes, un désavantage important pour l'approche d'un tel sujet, d'autres chercheurs ayant pu l'aborder avec l'appui d'une plus grande érudition ".

Elle se reconnaît ainsi incompétente à s'aventurer sur le terrain du rêve en tant que psychologue assermentée. Mais elle ajoute aussitôt : " Je crois, pourtant, que cette passionnante étude ne saurait être réservée aux seuls psychologues et philosophes et qu'un observateur dénué de connaissances particulières, mais assidu, peut également y participer, en enregistrant son expérience individuelle. Nos rêves sont bien ce que nous vivons de plus personnel, chacun de nous les aborde d'un point de vue qui lui est propre. La psychologie est la science des expériences personnelles : les faits qui seront sélectionnés et mesurés dans ses laboratoires doivent, en premier lieu, être recueillis dans des champs fort divers et dispersés par d'humbles glaneurs ".

Ces justifications apportées à des études qui ne sont pas effectuées par des "professionnels" du rêve viennent principalement de la constatation par ces auteurs que leurs songes ne rentrent pas dans les cadres théoriques jusqu'à présent proposés. Delage constate que " les variétés de rêves sont infinies et ce serait une tentative vaine de s'efforcer de les réduire à un nombre limité de catégories ". De même Arnold-Forster nous met en garde : " En fait, il y a rêve et rêve. Nous devons nous défaire de la présomption selon laquelle tous les rêves se ressemblent. Les classer sans distinction dans une ou deux catégories est […] une démarche absurde ".

Ils essaient par là de s'affranchir des cadres trop étroits que leurs observations débordent.

Delage constate en effet " que certains processus psychiques plus ou moins exceptionnels se rencontrant dans certains rêves leur donnent une allure particulière " et il en établit une liste qui comprend, entre autres, deux types de rêves lucides : " Dans cette courbe continue à laquelle nous avons fait allusion, qui représente la complication progressive du rêve, il est cependant deux points singuliers qui méritent d'être signalés dès maintenant : ce sont le rêve conscient et le rêve dirigé. Le rêve conscient est caractérisé par le fait que le rêveur sait qu'il rêve ou, tout au moins, soupçonne qu'il rêve, se demande s'il ne rêve pas. Le rêve dirigé […] est celui où le rêveur, non seulement sait qu'il rêve, mais agit sur son rêve, le dirige à sa volonté. A un premier degré, le dormeur exerce sa volonté seulement sur ses propres actes, va où il veut, fait ce qu'il veut au milieu de personnages qui jouissent de la même liberté que lui et dans un décor sur lequel il n'a point d'action. A un degré plus accentué, il fait mouvoir à son gré les personnages et dispose les tableaux et les scènes. C'est presque la rêverie, avec cette seule différence que les tableaux et les scènes ont, par leur caractère hallucinatoire, l'objectivité de choses réelles, et non, comme dans la rêverie, l'aspect plus terne d'images mentales ou de simples pensées ".

Delage reconnaît donc non seulement l'existence de rêves conscients, mais également d'une certaine gradation aussi bien de cette conscience que du pouvoir de la volonté qu'elle autorise. Et c'est ce même problème de la volonté qui fait qu'Arnold-Forster prend ses distances avec les théories existantes : " Notre volonté, par exemple, est-elle entièrement suspendue dans le sommeil, comme le présupposent nombre d'autorités reconnues ? Ou bien peut-elle, pour le moins, exercer un contrôle partiel sur nos autres facultés ? Cette question de suspension de la volonté pendant le sommeil est d'un intérêt certain, car c'est elle qui soutient toute la théorie du "désintérêt", telle que Monsieur Bergson l'a définie. On croit très généralement que, dans le rêve, le pouvoir de sélection et de contrôle du mental cesse complètement. Mais est-ce bien vrai ? Je pense qu'il n'est pas nécessairement interrompu et que, si nous le voulons, nous sommes capables d'exercer sur nos rêves un contrôle et une sélection considérables. […] J'ai également découvert qu'en pratiquant certaines méthodes, en s'astreignant à une forme de discipline mentale, on peut, dans une très large mesure, maintenir l'influence de la volonté sur le monde des rêves et que cette action est suffisante pour assurer, assez généralement, l'exercice d'une maîtrise efficace et réelle dans ce domaine ".

Bien qu'Arnold-Forster n'insiste pas sur ce point, il est clair que pour elle l'action de la volonté en rêve est liée à la conscience de rêver : " Sans doute avons-nous tous, à un moment ou à un autre, pris conscience du fait que notre rêve en cours "n'était qu'un rêve". C'est en partant de cette expérience commune, en me fondant sur l'idée qu'elle contient, que j'ai pu me livrer à une tentative réussie de contrôle du rêve ".

Le degré de conscience n'est cependant pas le même dans les récits de rêves lucides de ces deux auteurs.

La conscience que Delage a de rêver est le plus souvent parfaitement nette et même lorsqu'elle inclut un doute sur la forme de l'expérience, elle l'est encore suffisamment pour le pousser à des expérimentations au cours du rêve, ce que montre le récit suivant :

" Les épisodes antérieurs de mon rêve m'ont amené à un chemin que je reconnais et je sais qu'au premier détour qui est tout proche il continue à travers des champs et des haies en serpentant sur les flancs d'une colline. J'avance et, le détour franchi, je me trouve contrairement à mon attente en présence d'une sorte de large fleuve ou de bras de mer auquel conduisent quelques degrés en pierre, et le chemin finit là. J'avance au bord de l'eau et me demande ce que je vais faire. A ce moment le rêve devient conscient, je me dis que je rêve et que j'en vais profiter pour me livrer à une intéressante expérience : je vais sauter dans l'eau pour voir quelle sera la suite de cette aventure. Cependant j'hésite ; l'eau est profonde et d'un vert pâle opaque qui n'a rien d'engageant : "Si je me trompais, si la situation était réelle, si j'allais me noyer". Cependant, sentant que je sais nager et que je pourrai toujours regagner la rive, je me décide en prenant la résolution d'observer soigneusement mes impressions pour les écrire au réveil. Je m'attends à une sensation de froid qui sera sans doute très pénible. Je saute dans l'eau et j'observe. Rien qui ressemble à l'impression de bain glacé que j'attendais : c'est une sensation à peine perceptible de légère fraîcheur. Je flotte accroupi sans faire aucun mouvement de natation, la tête restant émergée, mais un vif courant m'entraîne, d'abord vers la gauche le long de la rive, puis vers le large à ma droite. En même temps, je suis surpris de constater autour de moi, dans cette eau tout à l'heure si calme, de petites vagues qui me fouettent en produisant un bruit de clapotement très accentué et que j'écoute avec intérêt parce qu'il me surprend. Je me dis que cette sensation auditive doit avoir une cause objective en dehors de moi et de mon rêve et je me demande quelle elle peut être. A ce moment, je me réveille, et sans bouger ni ouvrir les yeux, tandis que le clapotis résonne encore à mon oreille, je continue à me poser la question qui s'était déjà dans mon rêve formulée dans mon cerveau. Je constate que je suis tranquillement couché dans mon lit et qu'aucun bruit proche ou éloigné ne frappe mon oreille ; je n'entends que le sourd bourdonnement d'oreille monotone et persistant dont je suis affligé et qui n'a rien de commun avec le bruit sec et intermittent du clapotis ".

Le sens de l'exploration du rêve ne quitte pas Delage, qu'il s'agisse d'observer ou de chercher des causes. Les rêves d'Arnold-Forster sont moins expérimentaux et tendent plus vers la recherche d'émotions agréables, sans doute parce que l'intensité de la conscience y est moindre :

Au cours d'un long rêve, j'étais parvenue à détecter l'existence d'un complot dangereux et complexe contre notre pays. Ayant découvert que j'en savais trop, les conspirateurs avaient commencé à s'occuper de moi. J'étais poursuivie de si près et me trouvais personnellement dans une situation si dangereuse que la formule propre à interrompre le rêve traversa rapidement mon esprit. Automatiquement, cela me rendit confiance. Je me souvenais qu'il m'était possible d'échapper au danger ; ne me sentant plus menacée, je songeai que, si je m'éveillais, j'allais perdre la précieuse connaissance que j'avais acquise de cet inquiétant complot. J'avais compris qu'il s'agissait d'un "savoir de rêve" qu'il ne fallait pas négliger. Je me trouvais donc confrontée à un terrible dilemme : mon désir de sécurité me poussait à m'éveiller, mais j'avais une très forte conviction que mon devoir était de rester et de faire échouer la conspiration. Craignant de céder à la peur, je me mis à genoux et fis une prière dans laquelle je demandai que le courage me soit donné de ne pas chercher mon salut dans le réveil, mais de continuer le rêve jusqu'à ce que j'aie pu faire ce qu'il fallait. Je ne m'éveillai donc pas, et le rêve se poursuivit. Le chef des conspirateurs, un homme au visage pâle, coiffé d'un chapeau melon, m'avait suivi à la trace jusqu'au bâtiment où je me cachais et qui se trouvait maintenant cerné. Mais toute crainte avait disparu, et je n'éprouvai plus qu'un agréable sentiment de mon propre héroïsme, comme seul peut le connaître celui qui est certain de ne courir aucun risque. En l'absence de la peur, je fus en mesure de vivre ce rêve comme une plaisante aventure.

Bien que partant de préoccupations communes, le type d'expérience onirique et la qualité des rêves de Delage et d'Arnold-Forster diffèrent profondément (ce qui d'ailleurs justifie la nécessité de réunir des témoignages divers comme le souhaitait cette dernière). Delage consacre toute une section d'un chapitre de son livre aux "rêves conscients et dirigés" mais ils n'y sont pas cantonnés puisqu'il a mené certaines de ses expérimentations à l'aide de la lucidité, par exemple pour vérifier une hypothèse sur les lueurs entoptiques : " J'ai démontré plus haut (chap. IV), la part que prennent les lueurs entoptiques aux visions hypnagogiques en montrant que celles-ci suivent les mouvements des yeux comme celles-là. L'idée m'est venue qu'il y aurait intérêt à faire cette même expérience pendant le rêve pour en tirer éventuellement la même conclusion. J'ai donc attendu, non sans impatience, l'occasion d'un rêve conscient dans lequel l'idée de faire cette expérience me viendrait. Cette occasion s'est présentée à moi dans la nuit du 17 au 18 janvier 1914 ". Arnold-Forster pour sa part ne fait pas du rêve lucide une étude particulière, mais il est difficile d'estimer si la raison en est que, comme pour Hervey de Saint-Denys, elle a le sentiment de sa situation véritable dans la plupart de ses rêves ou si elle n'y accorde une importance que dans la mesure où cette conscience permet un certain contrôle du rêve, conscience qui, comme nous l'avons vu dans l'exemple précédent, n'a pas besoin d'être particulièrement développée. Les expériences auxquelles elle se livre en rêve sont d'ailleurs toujours associées à cette notion de contrôle. Ainsi en est-il des rêves de vol auxquels elle consacre tout un chapitre : " Les rêves de vol ne sont que l'une des variétés de rêves heureux qui m'ont procuré tant de plaisir dans l'existence. Si j'ai choisi d'en parler à l'exclusion des autres, c'est qu'ils sont les plus faciles à citer comme exemples du processus de contrôle des rêves. On verra que par un acte de volonté et moyennant une certaine concentration de la pensée sur ce genre de rêves, il devient possible de les cultiver, d'acquérir des pouvoirs oniriques plus intenses, et cela sans difficulté majeure, pour notre plus grand plaisir "..

Que le contrôle du rêve soit accompagné par une certaine conscience de rêver, c'est ce qu'indiquent aussi bien des remarques occasionnelles que les récits de rêves qu'elle nous a laissés, et dans lesquels elle cherche à accomplir des expériences prévues à l'avance.

J'ai essayé de découvrir jusqu'à quel point, en pensant à un rêve, j'étais capable d'y déterminer des effets précis. Pouvais-je, par exemple, exécuter des performances de vol nouvelles et difficiles ? Longtemps, je ne parvins pas à m'élever de terre au-dessus de six pieds.

Il ne s'agit donc pas d'une simple injection dans le rêve d'une action imaginée au cours de la vie de veille, puisqu'il lui faut progresser à l'intérieur du rêve même.

Si Delage et Arnold-Forster ont placé leur recherche sur un terrain psychologique c'est d'une part parce qu'ils avaient eu connaissance d'expériences semblables aux leurs (Delage avait lu Hervey de Saint-Denys et Arnold-Forster l'article de Myers) et d'autre part - et surtout - parce qu'ils désiraient montrer l'étroitesse des théories courantes sur le rêve. Mais lorsque les rêveurs lucides sont dans l'ignorance de l'existence d'expériences et de théories antérieures, ils risquent d'y voir un phénomène paranormal et diriger leurs investigations en ce sens, comme l'ont fait Oliver Fox et Sylvan Muldoon.

Les études de ce type de récits sont particulièrement intéressantes car elles nous donnent en quelque sorte une description du rêve lucide "à l'état nu", c'est-à-dire en dehors de toute tentative de théorisation scientifique. Lorsqu'un rêveur assimile un certain type de rêve à un phénomène paranormal, c'est qu'il croit trouver en lui des éléments non pas qui se contentent de contredire la masse des rêves normaux (les rêves peuvent être aussi bien incohérents entre eux que par rapport à la vie de veille), mais qui ouvrent sur une nouvelle dimension de la réalité. Quels sont les caractères de cette nouvelle dimension de la réalité ? En d'autres termes qu'est-ce qui pousse un rêveur à donner à ses rêves lucides une dimension paranormale ? Est-ce le fait même de la lucidité ? La façon dont Oliver Fox nous présente sa découverte du rêve lucide montre qu'il n'en est rien : la dimension paranormale du phénomène peut rester cachée au rêveur lui-même, comme cela a été le cas pour Fox au début de son adolescence :

Je remarquai que dans un cauchemar, parfois, ou dans quelque rêve pénible de nature plus ordinaire, mais assez peu céleste, la situation désagréable où je me trouvais évoquait certaines pensées. "Cela ne peut pas être vrai" me disais-je, "De telles choses ne peuvent pas m'arriver à moi, je dois être en train de rêver". Puis je pensais "J'en ai assez. Je vais me réveiller", et j'échappais promptement au désagrément en repoussant, en quelque sorte, le rêve et en m'éveillant. A l'époque où je fis cette découverte, j'étais loin de mesurer l'importance de ses possibilités latentes, mais j'éprouvais une certaine curiosité. Pourquoi le fait de savoir, dans le rêve, que l'on était en train de rêver ne se produisait-il que de temps à autre ? Pouvait-on acquérir une telle conscience ? Si je ne compris pas alors l'importance de cette expérience, ce fut, je crois, parce que j'avais découvert que d'autres personnes l'avaient aussi.

L'intérêt du rêve lucide n'apparaît pour Fox qu'en 1902, à l'âge de seize ans, lorsque sa lucidité cesse de dépendre d'un " stress affectif intense qui réveille la faculté critique de la conscience, lui permettant, par déduction, de voir que les circonstances extraordinaires du rêve sont trop éloignées de celles de la vie quotidienne pour être réelles ".

Je rêvai que j'étais debout sur la chaussée, devant chez moi. Le soleil se levait derrière le Mur Romain. et les eaux de la baie de Bletchingden scintillaient dans la lumière matinale. J'apercevais les grands arbres, au tournant de la route, et le sommet de la vieille tour grise, au-delà des quarante Marches. Dans l'éclairage magique des premiers rayons, même à ce moment du rêve, le paysage, déjà, était fort beau. Il faut noter que le pavage de cette route n'est pas commun. Il est fait de petites pierres rectangulaires, d'un bleu gris, dont les côtés les plus longs sont perpendiculaires au trottoir. J'allais rentrer à la maison quand, jetant à terre un coup d'œil distrait, mon attention, soudain, fut arrêtée par un phénomène des plus étranges, tellement extraordinaire que je n'en croyais pas mes yeux. Tous ces pavés avaient dû changer de position pendant la nuit, car leurs plus grands côtés étaient maintenant parallèles au rebord du trottoir! L'explication de cette bizarrerie m'apparut tout à coup : bien que cette magnifique matinée d'été fut on ne peut plus réelle à mes yeux, j'étais en train de rêver.

Lorsque j'eus compris cela, il se produisit, dans la qualité même du rêve, un changement qu'il m'est très difficile d'expliquer à ceux qui n'ont jamais eu d'expérience semblable. En un instant, la vivacité de l'existence s'accrut au centuple. Jamais une telle splendeur n'avait éclairé la mer, le ciel et les arbres ; les maisons les plus banales semblaient rayonner d'une beauté quasi mystique. Jamais je n'avais été aussi totalement à mon aise, jamais je n'avais eu l'esprit aussi clair, ni éprouvé un tel sentiment de puissance divine, d'inexprimable liberté! Les mots ne peuvent décrire une sensation aussi exquise. Cela ne dura que quelques instants, puis je m'éveillai.

Là encore, si nous nous en tenons au récit lui-même, la conscience de rêver n'apparaît en rien comme paranormale. L'intérêt que Fox manifeste pour ses rêves lucides se révèle tout aussi psychologique que celui des autres auteurs. " Je fus extrêmement stimulé par cette expérience. Ainsi, en observant quelque incongruité ou quelque anachronisme dans le rêve, on pouvait acquérir la conscience de rêver! Le changement de qualité qui suivit et le fait que le rêve ne cessait pas immédiatement plaçaient ma découverte dans une toute autre catégorie que la méthode permettant d'échapper aux cauchemars […]. De plus, cela me conduisait à me poser une question passionnante : Était-il possible, par un acte de volonté, de prolonger un rêve de ce genre ? Je me voyais déjà, libre comme l'air, bien assuré dans la conscience de ma condition réelle, sachant que je pourrais toujours me réveiller s'il se présentait un danger, allant, semblable à quelque petit dieu, par les merveilleux paysages du Monde Onirique. C'est ce nouveau type de rêve que j'ai nommé "Rêve de Connaissance", car on y possède bien la connaissance du fait que l'on rêve ".

Les préoccupations de Fox ne diffèrent donc pas de celles de ses prédécesseurs, et comme Jean Paul ou van Eeden il donne un nom aux rêves dans lesquels il est conscient de rêver. Il en dégage des caractéristiques qui sont les mêmes que celles mises en avant par Hervey de Saint-Denys et van Eeden (" Pour obtenir les meilleurs résultats possibles, il fallait que, comme dans la veille ordinaire, la vie passée de mon moi terrestre me soit entièrement connue, que je sache mon corps endormi dans mon lit, que je sois capable d'apprécier l'accroissement de mes pouvoirs dans cet état apparemment désincarné "), se rend compte que sa lucidité est susceptible de degrés et développe même une brève description de l'éveil de la faculté critique en rêve qui deviendra classique dans la littérature. Où se situe alors l'aspect paranormal ? Deux points sont à considérer.

Tout d'abord il est le résultat de l'adoption d'un système de croyance occultiste. Ayant été en contact avec la théosophie, il en trouve le vocabulaire commode pour décrire ses expériences. Il fait toutefois remarquer qu'il n'en adopte pas la doctrine : " Bien que, de cœur, je sois plutôt un mystique, je m'efforcerai d'écrire ce livre davantage dans les termes de la recherche psychique. Je me servirai aussi rarement que possible des expressions théosophiques et jamais dans un esprit dogmatique. Parfois, cependant, la terminologie théosophique pourra se révéler utile, car elle a l'avantage d'être largement connue ".

Cependant, si cette dernière affirmation vaut sans doute pour le public auquel s'adressaient ses articles et le livre qu'il en a tiré, pour nous le vocabulaire utilisé est souvent beaucoup plus énigmatique qu'informatif. Ainsi au sujet du rêve que nous venons de citer il écrit : " Comme je devais l'apprendre par la suite, mon contrôle mental se trouvait submergé par mes émotions, de sorte que le corps revendiquait ses droits et me rappelait à lui de façon exaspérante. Bien que je ne m'en rendisse pas compte à l'époque , je crois que cette première expérience était bien une projection véritable, et que je fonctionnais hors de mon véhicule physique ".

C'est donc a posteriori qu'il interprète son rêve comme un phénomène paranormal, en y voyant une "projection astrale consciente", c'est-à-dire une sortie de sa conscience hors de son corps physique, mais dans un corps astral. Rien cependant dans le rêve ne permet une telle interprétation qui se révèle alors dogmatique - malgré ses déclarations d'absence de dogmatisme. En fait sa connaissance des doctrines théosophiques a constitué une limite sérieuse à ses expériences oniriques lucides qui sont colorées par ces théories, et à plus forte raison celles qui présentent des ressemblances avec la doctrine des véhicules éthériques et astraux : " Enfin, pour résumer, je m'aperçus que, dans ces Rêves de Connaissance, de nouveaux moyens de locomotion m'étaient permis. J'étais capable de glisser à la surface du sol à grande vitesse, passant à travers des murs ou autres objets ayant toutes les apparences de la solidité, ou bien je pouvais m'élever, par lévitation, à une hauteur d'environ trois mètres et me mettre alors à glisser en avant […]. Je pouvais également exécuter à volonté de curieux petits tours, comme de déplacer des objets sans contact visible ou modeler la matière pour lui donner de nouvelles formes, mais lors de ces premières expériences, je ne pouvais demeurer hors de mon corps qu'un temps très court et les moments où cette conscience de rêve m'était accessible étaient séparés par des intervalles de plusieurs semaines ".

La différence avec van Eeden est très nette : alors que ce dernier aborde le rêve uniquement selon sa dimension vécue et décrit par exemple le corps de rêve d'un point de vue conscientiel, Fox voit dans le corps de rêve un corps réel, le corps astral, se déplaçant dans un monde réel, le monde astral. Il ne considère donc pas le rêve lucide comme une possibilité d'expérimenter les facultés intellectuelles ou de s'interroger sur la conscience, mais comme l'exploration d'un autre monde. Le type d'expérience qu'il poursuit grâce à la lucidité va d'ailleurs, avant même toute connaissance de la théosophie, dans cette direction.

On se rend compte alors, et c'est là le deuxième point à prendre en considération, que ce n'est pas le rêve lucide qui est paranormal, mais le rêve proprement dit, la lucidité n'étant que l'occasion de son exploration consciente. D'ailleurs le rêve lucide disparaît des préoccupations de Fox lorsqu'il se rend compte qu'il peut "se projeter" sans passer par lui.

Un après-midi, étant allongé sur le sofa, les yeux clos, je m'aperçus que je pouvais voir clairement le dessin qui se trouvait sur le dossier du siège. Cela me fit comprendre que j'étais dans l'état de transe. Volontairement, je décidai de sortir de mon corps, et, par une transition très brusque, me trouvai subitement dans une belle étendue de campagne que je ne connaissais pas. J'y marchai quelque temps, dans un territoire à la fois sauvage et charmant, sous un ciel bleu où flottaient des nuages floconneux. Trop vite, à mon gré, le corps me rappela à lui ; sur le chemin du retour, je me souviens parfaitement d'avoir, dans une rue inconnue, traversé de part en part un cheval attelé à sa carriole.

Commentant cette expérience Fox remarque : " Cela démontrait que le Rêve de Connaissance, dont il m'avait semblé, jusque là, qu'il était le préalable obligatoire de toute projection, n'était, en fait, pas du tout nécessaire. En effet, lorsque j'avais remarqué que je pouvais voir à travers mes paupières, je n'étais pas endormi, mais seulement dans un état de somnolence ".

Si nous tenons compte de ce que le rêve est déjà pour Fox une projection hors du corps, ce commentaire peut nous paraître obscur ; il veut dire qu'il n'est plus guère nécessaire de se rendre compte en rêve que l'on rêve pour être projeté, mais que cela peut se faire à partir de l'état de veille. En réalité cet état de veille, il le décrit lui-même comme une somnolence qui peut être ramenée à un endormissement conscient. Cela souligne l'importance qu'il accorde à la conscience qu'il a de l'expérience car, dans l'état de sommeil, la projection est pour lui obligatoire mais elle ne devient expérience que si elle se fait consciemment.

Cependant si l'interprétation que Fox donne de ses rêves lucides est limitée par le système de croyances qu'il a adopté, ses expériences en elles-mêmes n'en sont pas moins pleines d'intérêt pour nous, sans doute pour cette raison. Croyant en effet qu'il se projetait hors de son corps réellement, il a provoqué et observé avec soin de tels rêves, ce qui l'a amené à nous donner des descriptions assez complètes sur ce type de rêves particulier. D'une certaine façon on peut considérer que Fox s'est spécialisé sans le savoir dans la description minutieuse d'une facette de l'expérience du rêve lucide, le rêve de sortie hors du corps, ce qui l'a amené à s'intéresser aux rêves avec lesquels ces derniers sont directement en rapport, le rêve de paralysie et le rêve de faux-éveil.

Tous les rêveurs lucides qui se sont intéressés à l'occultisme n'ont pas pour autant toujours tiré des conclusions aussi peu rigoureuses de leurs expériences. Certains comme P. D. Ouspensky, disciple de Gurdjieff et très averti des doctrines occultistes, n'ont en aucune façon assimilé le rêve lucide à un voyage astral. A l'inverse de Fox qui n'entreprend l'exploration du rêve lucide qu'après en avoir constaté l'émergence dans sa vie nocturne, Ouspensky, comme Hervey de Saint-Denys, sans aucune connaissance de la littérature qui l'a précédé sur le terrain, pose l'hypothèse de la lucidité et tente de la vérifier : " Je voulais vérifier une idée assez fantastique, qui m'était venue au temps où j'étais à peine sorti de l'enfance : N'était-il pas possible de conserver sa conscience dans les rêves, c'est-à-dire de savoir, en rêvant, que l'on était endormi et de penser consciemment comme on le fait à l'état de veille ? ".

L'expérimentation lui permet de vérifier cette hypothèse et d'observer ainsi ses rêves d'une façon qui, d'après lui, ne la déforme pas : " mes tentatives de rester conscient dans le sommeil produisirent, d'une manière qui, pour moi, fut tout inattendue, un nouveau mode d'observation des rêves dont je n'avais jamais soupçonné l'existence. Elles suscitèrent un état particulier que je nomme semi-onirique. Très vite, je fus convaincu que, sans l'aide d'un tel état, il était tout à fait impossible d'observer un rêve sans le modifier ".

Parler "d' état semi-onirique" peut introduire une certaine confusion. Or, il est clair que cela ne signifie pas qu'il rêve à moitié puisqu'il peut observer les rêves tels qu'ils sont. Ouspensky est manifestement gêné par la langue dont le vocabulaire ne laisse pas de place à une telle expérience, comme le montrent des phrases de ce genre : " Comme tout le monde, j'étais habituellement soit endormi, soit éveillé, mais dans ces états semi-oniriques je peux dire que je dormais et ne dormais pas tout à la fois ".

Sa caractérisation de cet état ne laisse cependant pas de place au doute : il s'agit bien de la lucidité onirique. " En fait, dans ces états semi-oniriques, je faisais tous les rêves qui me sont habituels avec la différence que j'en étais pleinement conscient ; je pouvais voir et comprendre comment ces rêves étaient créés, de quoi ils étaient faits, quelle était leur origine et, de façon générale, déterminer ce qui était cause, ou bien effet. De plus, j'étais en mesure d'exercer sur les rêves un certain contrôle. Je pouvais les créer et voir, en principe, ce que je désirais, bien que, sur ce dernier point, le succès ne fut pas toujours total. La plupart du temps, je me bornais à donner la première impulsion et les rêves se développaient ensuite selon leurs propres voies, me surprenant beaucoup, parfois, par les tours étranges et inattendus qu'il leur arrivait de prendre ".

Les caractères de "l'état semi-onirique" sont donc bien dans l'ensemble les mêmes que ceux données par Hervey de Saint-Denys, van Eeden, Delage, Arnold-Forster ou Fox : conscience de rêver et contrôle (partiel) du rêve. Tout comme eux Ouspensky va plus loin que la simple observation et cherche à expérimenter :

Je me souviens d'une fois où je me suis vu dans une grande pièce sans fenêtres ; je n'y étais pas seul, car il y avait également là un petit chaton noir. Je me suis dit : "Je rêve. comment savoir si, oui ou non, je suis endormi ? Peut-être pourrai-je procéder ainsi : je décide que ce petit chat noir va devenir un grand chien blanc. Une telle chose est impossible dans la vie éveillée. Si cela se produit, c'est que je dors." A peine ai-je pensé cela que le chaton noir se transforme en chien blanc. Au même instant, le mur, devant moi, s'efface, laissant paraître un paysage montagneux avec le ruban d'une rivière fuyant au loin.

"Voilà qui est curieux", me dis-je. "Je n'ai pas commandé ce paysage. D'où sort-il ?" Puis il me vient un vague souvenir de l'avoir déjà vu quelque part et je crois aussi me rappeler qu'il est associé à l'idée d'un chien blanc. Mais je crains, si je pénètre dans le paysage, d'oublier le plus important, à savoir que je dors, que je suis conscient de moi-même, que je me trouve enfin dans cet état, longtemps souhaité, que je m'efforce d'atteindre. J'essaie de ne pas penser au paysage, mais à ce moment, c'est comme si une force invisible me tirait en arrière. Je m'envole, traversant rapidement le mur, derrière moi, et continue ainsi en ligne droite, toujours à reculons, avec un bruit terrible dans les oreilles. Soudain, tout s'arrête et je me réveille.

Contrairement à Fox, Ouspensky ne s'empresse pas de faire coller ses expériences à la doctrine théosophique qu'il connaissait parfaitement : " Ce vol à reculons et le bruit qui l'accompagne sont décrits dans la littérature occulte qui leur attribue une signification spéciale. En réalité, il n'y a pas là de sens particulier. Ces effets résultent probablement d'une position inconfortable de la tête ou d'une légère perturbation de la circulation sanguine ".

Ouspensky se place sur un terrain résolument psychologique pour étudier les rêves. Pour lui "l'état semi-onirique", bien qu'il lui confère un nom, ne désigne pas un type de rêve particulier, mais offre une opportunité d'étudier tous les types de rêves : " Dans cet état "semi-onirique" j'ai fini par percevoir tous les rêves que je fais habituellement. Peu à peu, le répertoire entier y est passé. J'étais capable d'observer ces rêves en toute conscience, de voir comment ils se formaient, comment s'effectuaient les passages d'un rêve à un autre et je comprenais leurs mécanismes ".

Ouspensky partage aussi avec les autres expérimentateurs le sentiment que la psychanalyse ne peut favoriser une réelle étude des rêves. Comme eux il n'a pas démarré ses expériences par une connaissance de la psychanalyse, et comme eux il trouve que la théorie psychanalytique ne cadre pas avec ses observations : " Quand j'ai commencé à m'intéresser aux rêves, la psychanalyse n'existait pas encore, ou, tout au moins, elle était à peu près inconnue […]. Par la suite, j'ai acquis la conviction qu'il n'y avait, dans cette discipline, aucun élément valable qui soit en rien susceptible de me faire changer d'avis, toutes mes conclusions étant invariablement opposées à celles des psychanalystes ".

Il est vrai, nous l'avons vu, que le rêve lucide ne peut théoriquement intéresser la psychanalyse. Mais cela exclut-il un intérêt des spécialistes du rêve pour le fait de la lucidité, comme tendrait à le faire penser l'unanimité anti-psychanalytique des témoignages précédents ?

Il n'en est heureusement rien et quelques articles sur le rêve lucide paraissent dans des revues de psychologie dès les années trente. Il faut cependant remarquer que ces articles sont encore le fruit de témoignages personnels et ne cherchent pas à faire une étude minutieuse de récits d'autres sujets. Ainsi même si le rêve lucide intéresse des psychologues, il reste encore une curiosité pour eux et une impossibilité pour les collègues que ces psychologues s'efforcent de convaincre. L'un d'eux, Alward Embury Brown, publie en 1936 dans le Journal of Abnormal Psychology un article intitulé : "Dreams in Which the Dreamer Knows he is Asleep", basé sur près d'une centaine d'expériences personnelles. D'après S. LaBerge " Brown était principalement soucieux de contrecarrer la position prise par quelques sceptiques parmi ses collègues psychologues pour qui le rêve lucide n'était rien d'autre que de la "rêverie". En tout cas, Brown démontra à plusieurs reprises la différence entre les deux états, par la rêverie (l'imagination) pratiquée en rêve lucide. Il introduisit aussi un critère de valeur, largement utilisé par la suite, pour reconnaître si l'on est ou non en train de rêver : sauter en l'air et tester la sensation de pesanteur ". Un autre article, rédigé par Harold von Moers-Messmer, paraît en 1938. Vingt rêves lucides survenus dans les quatre années précédentes y sont rapportés et commentés. Il s'y livre à des séries d'expérimentations, cherchant à modifier le décor du rêve par la force de sa volonté ou à en examiner les caractéristiques, par exemple en se demandant si les personnages oniriques peuvent parler. Un troisième article intitulé "Pleasant Dreams!" signé par un psychiatre Américain, Nathan Rapport, paraît en 1948 dans Psychiatric Quarterly dans lequel il déclare que " c'est en ces rares occasions où l'on est conscient de rêver que l'on peut le mieux étudier la nature du rêve ".

Bien que placés dans un contexte proprement psychologique, ces articles n'eurent aucun impact pour le renouveau de l'étude du rêve lucide dans les années soixante. Ils sont passés complètement inaperçus et contrairement aux travaux de non psychologues tels qu'Hervey de Saint-Denys, van Eeden, Delage, Arnold-Forster, Ouspensky ou Fox qui sont présents dès la compilation de Celia Green sur le sujet, ils n'ont été retrouvés que tardivement. C'est dire à quel point le concept de rêve lucide était difficile à saisir, d'une part parce que la conscience de son état est associée à l'éveil et d'autre part parce que la structure de la langue ne laisse aucune place pour une telle notion. Ainsi c'est seulement dans des témoignages que le rêve lucide émerge, et le plus souvent en dehors du terrain psychologique au sens strict. La pluralité et la diversité de ces récits, même raisonnés, même réfléchis, ne suffit pas à cristalliser un intérêt plus large. Il faudra attendre la fin des années soixante pour que soit donnée l'impulsion qui a entraîné le développement de la recherche actuelle.

§3. DE NOUVELLES DIRECTIONS DE RECHERCHE A PARTIR DE 1968. De nouvelles directions de recherche à partir de 1968;

A la fin des années soixante cette situation se modifie. Des chercheurs se prennent d'un intérêt réel et approfondi pour le rêve lucide dont l'étude se développe au cours des décennies suivantes dans diverses directions : psychologique, neurophysiologique, thérapeutique… Étant donné que le concept en était précédemment non seulement difficile à admettre mais même à saisir par ceux qui n'avaient pas eu l'expérience du rêve lucide, ce tournant a de quoi étonner. En fait il est probablement dû à un malentendu sur la nature du phénomène. En effet dans les années soixante se développe un courant de recherche qui s'intéresse aux états modifiés de conscience d'abord provoqués par des drogues ou les pratiques de type yogique. En raison de sa rareté et de son contexte (notamment celui de la projection astrale) certains chercheurs incluent le rêve lucide dans leur recherche. Il acquiert ainsi une certaine reconnaissance qui lui vaut d'être couramment mentionné dans la littérature sur le rêve pour le grand public et finit ainsi par attirer l'attention de chercheurs plus spécialisés qui parviennent à prouver son existence et à montrer son utilité pour la recherche sur le sommeil et le rêve.

L'impulsion est donc venue d'une recherche de type "parapsychologique", que ce soit en Angleterre ou aux États-Unis. En Angleterre, Celia Green, qui dirige à Oxford l'Institut de Recherche Psychophysique, publie en 1968 un livre qui a pour titre : Lucid Dreams. C'est le premier ouvrage sur la question qui ne soit pas consacré au témoignage personnel de l'auteur mais à une analyse des récits de différents rêveurs lucides, incluant certains de ceux que nous avons déjà cités ainsi que des cas inédits. Le livre aborde une série de questions thématiques concernant le rêve lucide (le déclenchement de la lucidité, les rêves de vol, le réalisme physique et psychologique, la mémoire, les faux-éveils… pour en citer quelques uns) et dans chaque cas donne plusieurs exemples suivis d'un commentaire. Cependant, si le rêve lucide y est abordé de façon psychologique, l'intérêt qui lui est primitivement porté est de type parapsychologique : certains chapitres mettent le rêve lucide en rapport avec l'expérience hors du corps, la perception extra-sensorielle et l'hypnose. Dans un tel contexte le rêve lucide pouvait difficilement intéresser les psychologues et le travail de Celia Green, malgré la rigueur de sa présentation, n'a pas connu une grande diffusion.

En revanche, aux États-Unis, le livre publié sous la direction de Charles Tart, Altered States of Consciousness, qui paraît en 1969, connaît un succès beaucoup plus large. Il n'est pas entièrement consacré au rêve lucide, comme l'ouvrage de Celia Green, ni même simplement au rêve, mais inclut, à côté de sections sur l'état hypnagogique, la méditation, l'hypnose, les drogues psychédéliques et la psychophysiologie des états modifiés de conscience, une section sur la conscience dans le rêve qui comprend notamment une réédition abrégée de l'article de van Eeden et un article de Kilton Stewart déjà paru dans les années trente sur les Sénoïs, une peuplade de Malaisie dont les membres sont censés contrôler consciemment leurs rêves. L'inclusion du rêve lucide dans cet ensemble de thèmes qui suscitait alors un large intérêt a certainement contribué à attirer l'attention sur lui. D'après Stephen LaBerge ce livre eut une influence importante sur une génération de jeunes chercheurs : " Il est certain qu'il influença de nombreux jeunes scientifiques attirés par le vaste potentiel de recherche qu'offraient les états modifiés de conscience. Je fus sans aucun doute l'un d'entre eux, et comment aurais-je pu ne pas remarquer les mots par lesquels Tart introduisit son ouvrage : " Toutes les fois que j'aborde le sujet du rêve ", écrit-il, " je mentionne un type de rêves très exceptionnel, le rêve "lucide", au cours duquel le rêveur sait qu'il rêve et se sent pleinement conscient à l'intérieur même du rêve ". Outre une brève présentation du sujet et un témoignage sur ses propres rêves lucides, Tart reproduisait l'article classique de van Eeden, A Study of Dreams (Une étude des rêves). Il rendit ainsi un précieux service à toute une génération de futurs rêveurs lucides en mettant cet ouvrage à leur disposition et amena de nombreux lecteurs (y compris moi-même) à découvrir pour la première fois le rêve lucide, qu'il s'agisse du terme ou du concept ". Cependant si le livre de Charles Tart a en quelque sorte ouvert des perspectives à la recherche en donnant à des articles scientifiques sur des domaines peu explorés une large diffusion, l'intérêt pour le rêve lucide n'aurait sans doute pas dépassé le stade de la simple constatation si, dans les années soixante-dix, des ouvrages plus accessibles à un grand public n'en avaient pas répandu le concept, sur un mode parfois romancé.

Dans l'un de ces ouvrages paru en 1972, Le Voyage à Ixtlan de Carlos Castaneda, le sorcier Don Juan apprend au narrateur une technique pour acquérir du pouvoir par le rêve. Il oppose les rêves ordinaires et les rêves réels : " Rêver est réel pour le guerrier parce qu'il peut y agir de manière délibérée. Il peut choisir et rejeter. […] Puis il peut les manipuler, les utiliser. Dans un rêve ordinaire il ne peut pas agir de manière délibérée ". La qualification de réalité du rêve par rapport au rêveur est caractéristique de la lucidité onirique. Mais ce n'est pas tant cette présentation d'un type particulier de rêves que la technique que donne Don Juan à Castaneda pour " élaborer le rêve " , c'est-à-dire " avoir un contrôle précis et pragmatique sur la situation générale d'un rêve ", qui joue un rôle dans la diffusion du rêve lucide. Cette technique simple qui consiste à chercher ses mains en rêve s'est révélée efficace pour nombre de curieux et de professionnels. Il est certain que le fait que Castaneda ait présenté ses livres comme la relation de situations réellement vécues a contribué à répandre une technique efficace. Il est également certain que le succès de ses livres a incité les spécialistes qui écrivent pour un grand public à ménager une place au rêve lucide.

Ces livres sur le rêve, destinés à un public désireux de comprendre ses rêves à l'aide de techniques d'analyse accessibles à des non spécialistes, adoptent vis-à-vis du rêve lucide des attitudes assez différentes. Dans certains ouvrages, comme celui de Ann Faraday, Dream Power, paru en 1972, le rêve lucide est considéré comme un achèvement possible dans une vie onirique mais non comme un outil nécessaire de travail sur ses rêves. Dans d'autres comme celui de Patricia Garfield, Creative Dreaming, paru en 1974, il est un but à atteindre auquel tout le travail sur le rêve ne fait que préparer. Dans d'autres encore, comme dans Les Maîtres-Rêveurs de Corriere et Hart, paru en 1977, la conscience de rêver est une sorte de percée à effectuer pour rêver de façon nouvelle et puissante, ce n'est donc ni une curiosité, ni un but, mais une condition de départ. Mais aucun de ces ouvrages ne quitte le terrain de la thérapie pour s'engager dans une voie d'exploration.

Pour cela il faut attendre la parution en 1976 d'un petit livre de Gregory Scott Sparrow entièrement consacré au rêve lucide : Lucid dreaming, dawning of the clear light. Ce livre est important à plusieurs égards. D'abord c'est le deuxième ouvrage, après celui de Celia Green, entièrement consacré au rêve lucide. (En effet même si on considère que les ouvrages de Fox ou de Muldoon traitent en fait, sous le nom de projection astrale, exclusivement du rêve lucide, il n'en reste pas moins que leurs auteurs limitaient leurs expériences en la réduisant à un type de rêve très particulier.) Le livre de Sparrow diffère cependant de celui de Green - qui est une collection de cas décrits, cités et classés, à la manière des parapsychologues -, par sa tentative d'élaborer une réelle réflexion psychologique. S'appuyant sur ses expériences et celles de quelques amis, il analyse le rêve lucide comme un processus onirique d'évolution de la conscience analogue à l'émergence de la conscience de soi à l'état de veille ; il tente aussi la première explication des expériences oniriques hors du corps qui soit cohérente avec une analyse d'ensemble. Les quelques indications qu'il donne pour le développement de la lucidité seront souvent implicitement reprises dans les travaux suivants. Destiné à un public restreint, ce livre n'a pas connu une grande diffusion mais il est bien connu de tous ceux qui ont abordé le rêve lucide par des voies spécialisées, et surtout il a aidé le rêve lucide à sortir du ghetto de la parapsychologie.

A partir du moment où la notion de rêve lucide et les récits d'expériences oniriques se répandent dans le public, divers spécialistes du rêve, principalement les neurophysiologises (étudiant le sommeil et le rêve en laboratoire) et les psychothérapeutes (analysant les rêves de leurs patients) se penchent sur le phénomène. Cependant la notion même se heurte à la fois à des attitudes philosophiques bien ancrées concernant la nature du rêve et aussi à des incompatibilités théoriques pour les disciplines concernées, au moins au premier abord. De plus l'examen du phénomène suppose de chercher des sujets rêveurs lucides, plutôt que de se contenter des volontaires ou des patients habituels. Les premiers articles scientifiques reprennent, sans doute spontanément, l'argument d'Ellis en considérant qu'il s'agissait en fait d'éveil partiel ou de micro-éveil suivi de rendormissement immédiat. D'autres chercheurs, plus ouverts à l'étude du phénomène, manquent de sujets rêveurs lucides. Il faut attendre les expériences de Keith Hearne en 1978 et de LaBerge en 1980 pour que soit prouvé en laboratoire la réalité du rêve lucide comme phénomène du sommeil paradoxal. De leur côté les psychologues n'ont guère besoin de la preuve que le rêve lucide est réellement un phénomène du sommeil pour commencer à l'investir "de l'intérieur". En effet du point de vue du sujet l'oniricité du rêve lucide ne fait aucun doute puisqu'il se situe en dehors de toute perception consciente de l'environnement de l'état de veille. Ainsi en 1978 Jayne Gackenbach analyse la personnalité des rêveurs lucides et évalue les aspect affectifs, cognitifs et perceptifs des rêves lucides et non lucides de quatre-vingt dix sujets et en 1979 Judith Malamud étudie en profondeur sur six sujets les effets d'une méthode d'entraînement à la lucidité en rêve éveillé destinée notamment à développer le rêve lucide. La multiplication des recherches entraîne en 1981 la création d'un bulletin d'informations destiné aux spécialistes, Lucidity Letter, qui prend rapidement la taille d'une revue. Par son entremise les chercheurs anglo-saxons prennent conscience que l'étude du rêve lucide s'est développée dans des pays non anglophones (notamment en Allemagne depuis 1959 avec Paul Tholey) et que ses orientations sont multiples : expérimentale, clinique, historique, ethnologique, culturelle, orientaliste, religieuse ou même en rapport avec des états modifiés de conscience. Ainsi le rêve lucide se révèle n'appartenir à aucun terrain privilégié et intéresser des spécialistes différents et dont les points de vue divergent parfois de façon remarquable. On peut pressentir la nature de ces divergences simplement en prenant connaissance de l'énoncé de ces domaines de recherches, mais la plus fondamentale pour nous est celle qui touche la nature même du phénomène. Les chercheurs ont-ils réussi à se mettre d'accord sur le phénomène qu'ils étudient sous le nom de "rêve lucide" ?