UNIVERSITÉ PARIS IV - SORBONNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE RÊVE LUCIDE

 

 

Description et analyse du phénomène
à partir d'expériences de rêves lucides spontanées ou préparées

Essai d'interprétation :
mise en évidence des implications théoriques des procédés
et techniques mis en œuvre

 

 

 

 

 

Volume 1

 

Volume 1

 

 

Thèse de Doctorat d'État ès Lettres

présentée

par

Christian BOUCHET

 

 

 

 

 

 

 

 

Directeur de recherche :

M. le Professeur Michel HULIN 1994

 

 

 

 

 

 

 

 

LE RÊVE LUCIDE

 

 

 

 

Description et analyse du phénomène
à partir d'expériences de rêves lucides spontanées ou préparées

Essai d'interprétation :
mise en évidence des implications théoriques des procédés
et techniques mis en œuvre

 

 

 

 

 

 

 

Remerciements

 

Les personnes qui m'ont aidé dans ce travail sont trop nombreuses pour qu'il me soit possible de les nommer toutes. J'aimerais cependant en remercier quelques unes.

En acceptant de diriger un sujet pratiquement inconnu en 1983, M. Michel Hulin, mon directeur de thèse, a rendu ma recherche possible. Je lui suis reconnaissant pour la liberté qu'il m'a laissée, pour ses encouragements et son soutien dans mon parcours professionnel.

La recherche elle-même n'a pu se faire que grâce au concours des sujets qui ont accepté de rêver selon mes méthodes et de me confier les récits de leurs aventures nocturnes. L'importance du nombre des désistements sur ce dernier point m'incite à remercier d'autant plus chaleureusement ceux qui ont tenté l'expérience jusqu'au bout et dont les rêves forment la substance de ce travail. Je ne les nommerai cependant pas ici pour respecter leur anonymat.

Ces rêveurs que j'ai rencontrés individuellement ou par groupes, je n'aurais pu les réunir sur une base régulière si diverses personnes ou institutions ne m'en avaient fourni la possibilité matérielle. A ce sujet je dois des remerciements particuliers à :

- M. Guy Piau, directeur du Centre hospitalier Sainte-Anne, et à Mme Anastasie Melando qui m'ont permis pendant trois ans de réunir des rêveurs dans le pavillon de la bibliothèque ;

- Jean-Philippe Schlumberger chez qui ont eu lieu chaque semaine pendant trois ans les premières réunions de travail des rêveurs ainsi que les expériences de rêve éveillé ;

- Armelle et Antoine Fillet, Lyne Bon N'Guyen, Xavier Antini, Sita Marius, Shama Sunderraj et François Fernandez pour nous avoir, à de nombreuses reprises, reçus dans leur appartement pour ces réunions.

J'ai aussi une dette envers ceux qui m'ont assisté - et soulagé - en prenant en charge l'organisation de ces réunions et tout particulièrement envers Michel Latarche.

Ma reconnaissance va également à l'association ONIROS qui m'a ouvert sa bibliothèque d'ouvrages sur le rêve, à M. Henri Marcotte dont l'expérience du rêve lucide m'a aidé à éclaircir ma propre démarche et à Mme Béatrice Pelissier, du Centre d'Étude de L'Inde et de l'Asie du Sud, grâce à qui j'ai pu obtenir des travaux normalement peu accessibles. Elle va aussi à tous ceux qui ont eu à cœur de me signaler des textes ou des manifestations concernant mon travail.

J'aimerais remercier également ceux qui m'ont aidé à traduire les textes anglais cités, notamment Jean-Philippe Schlumberger qui en a assumé la plus grande partie. Les erreurs qui subsisteraient me seraient dans tous les cas totalement imputables.

Enfin je suis reconnaissant à ceux de mes proches qui n'ont pas perdu patience, à mes parents et à ma sœur qui ont toujours accueilli mes recherches avec sympathie et qui m'ont aidé de différentes façons, à ma compagne qui m'a apporté, tout au long de ces années, un soutien inestimable avec une égalité d'humeur que les difficultés rencontrées n'ont jamais altérée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

A MES PARENTS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sommaire

INTRODUCTION GÉNÉRALE

Chapitre  1 : De l'être du rêve à la conscience de rêver

PREMIÈRE PARTIE :

CONDITIONS DE POSSIBILITÉ DE L'ÉTUDE DU RÊVE LUCIDE

Chapitre  2 : Développement de la recherche sur le rêve lucide dans le monde occidental

Chapitre  3 : Rêves lucides et rêves associés : définition et description

Chapitre  4 : L'induction de la lucidité onirique

Chapitre  5 : Expériences et expérimentations

DEUXIÈME PARTIE :

L'EXPLORATION DE L'UNIVERS DU RÊVE A L'AIDE DE LA LUCIDITÉ ONIRIQUE

Chapitre  6 : Le rêve lucide à travers le rêve

Chapitre  7 : Le rêve lucide comme phénomène culturel

Chapitre  8 : L'approche scientifique du rêve lucide

TROISIÈME PARTIE :

LES IMPLICATIONS THÉORIQUES DE L'ÉTUDE DU RÊVE LUCIDE

Chapitre  9 : Les modèles explicatifs du rêve lucide

Chapitre 10 : Approche critique des conceptions de la lucidité onirique

CONCLUSION GÉNÉRALE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

INTRODUCTION GÉNÉRALE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE UN

_______________

 

DE L'ÊTRE DU RÊVE A LA CONSCIENCE DE RÊVER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'expérience du rêve se présente selon trois modalités que n'importe quel rêveur peut aisément reconnaître : son contenu (ce qui y est objet de description, ce qui s'y passe), la façon dont ce contenu se manifeste (et qui du point de vue du rêveur est avant tout une perception ) et la conscience dont il y fait preuve (et qui lui permet de se distinguer de son environnement onirique). L'étendue de la littérature sur le rêve inciterait à penser que ces trois modalités de l'expérience onirique ont été examinées et abondamment commentées car elles sont toutes sujettes à une richesse de variations qui a de quoi susciter l'étonnement : que ce soit dans le contenu parfois chaotique mais souvent organisé de façon complexe et sophistiquée ; ou dans le mode d'apparaître qui, parfois, ne fournit que des impressions vagues, mais souvent égale, voire dépasse en intensité, la qualité de la perception diurne ; ou dans la conscience onirique dont l'attention, parfois diffuse, atteint à certains moments une acuité telle que le rêveur se sait en train de rêver.

Or, dans l'histoire de la pensée occidentale, le rêve du sommeil, en tant qu'objet d'étude, occupe une place particulière : qu'on lui accorde ou non le bénéfice du sens, il est rarement examiné pour lui-même, mais plutôt comme le signe ou l'indice de quelque chose qui lui est hétérogène et dont il est un mode d'expression contingent ; message des dieux ou de l'inconscient, reflet de la veille, résidu de perception, état cérébral, reconstruction mentale ou simplement désordre organique, il est finalement renvoyé à une raison d'être qui ne s'inquiète guère de la conscience du rêveur (dont l'existence est parfois simplement niée) ni de son mode d'apparaître, la perception onirique, qui est généralement délaissé, et fort peu du contenu qui s'y manifeste et qui est aussitôt détourné vers un sens qui ne présente la plupart du temps aucune évidence, en tout cas qui n'a rien d'immédiat et fait souvent l'objet d'une analyse d'autant moins convaincante qu'elle est laborieuse. Ainsi le rêve n'est pris en considération qu'en tant qu'intermédiaire pour l'accès au surnaturel ou pour la connaissance de l'inconscient ou encore pour l'étude du cerveau, et reste finalement à l'écart de toute recherche.

Une telle façon de procéder est révélatrice de l'idée que l'on se fait du rêve en tant qu'il apparaît : cet apparaître n'est compris que comme une apparence que rien ne soutient, à l'inverse de l'apparaître du monde de la veille qui, lui, renvoie à un monde effectif. Or, dans la mesure où le rêve n'est considéré que comme apparence, toute étude qui veut en rendre compte cherche nécessairement comment cette apparence se constitue, sans se demander quelle est la valeur de ce présupposé par ailleurs si bien admis qu'il se présente comme un fonds commun métaphysique implicite dans lequel se meuvent et se confrontent les diverses théories contemporaines du rêve, même lorsqu'elles se contredisent sur des points fondamentaux. Ce présupposé n'est pas délibéré, et la plupart des démarches réflexives sur le phénomène onirique l'admettent manifestement sans en avoir vraiment conscience, comme une évidence située à l'arrière plan de la pensée, et de ce fait sans avoir la possibilité de s'interroger à son sujet. Cette absence de réflexion critique est probablement plus due à une tendance de l'esprit du chercheur qu'à la nature des études onirologiques, qu'elles soient de type psychologique, psychanalytique ou neurophysiologique, puisque même des analyses de type philosophique, pourtant soucieuses de dégager les présupposés d'une recherche, acceptent implicitement cette privation d'être lorsqu'elles font usage du rêve dans une argumentation.

Il est difficile de penser qu'un présupposé qui se donne si puissamment comme évidence n'ait pas en fait quelque base réelle qui le justifie et dont l'élucidation aurait pour conséquence de le transformer en proposition vraie. S'il en était ainsi une telle élucidation serait somme toute secondaire, un peu comme un point de détail qui attendrait d'être réglé sans que cela ne présente de caractère indispensable pour l'ensemble des travaux. Mais si ce présupposé semble particulièrement bien implanté dans la réflexion occidentale sur le rêve, il n'a cependant pas une valeur universelle puisque d'autres courants de pensée assignent au rêve une place complètement différente dans leur représentation du monde et prennent au sérieux son apparaître même. Ainsi on peut trouver soutenue l'idée que " la veille et le rêve ont le même caractère de réalité : […] l'expérience nous apprend qu'aussi longtemps que nous nous trouvons dans la condition de rêve, nous avons un sens déterminé du réel ; tant que dure le rêve, ce sens est tout aussi net, tout aussi aigu que celui que nous possédons dans la condition de veille ". Une telle vision, qui peut aller jusqu'à reconnaître au rêve une dimension d'extériorité par rapport au rêveur qui s'y meut comme dans un monde distinct de lui, relativise le présupposé tout en le rendant explicite. Dès lors savoir si l'apparaître du rêve renvoie ou non à un être devient une question décisive pour déterminer si les sciences du rêve traitent vraiment du rêve - ou pour préciser dans quelle mesure elles en traitent.

Pourtant s'agit-il là réellement d'une difficulté de fond, qui requiert une analyse approfondie pour sa solution, ou se trouve-t-on simplement en présence d'une erreur de perspective de la part de l'une ou l'autre de ces deux tendances dans la façon même d'aborder le phénomène onirique ? Dans ce dernier cas un simple examen des méthodes utilisées devrait aider à situer cette erreur et à la dissiper. Toutefois quand on cherche une voie d'accès au rêve, on se rend compte que les façons de l'aborder sont, dès le départ, multiples, et que ces modes d'approche légitimes par eux-mêmes sont souvent inconciliables, et donc immédiatement sources de divergence métaphysique.

Cette divergence peut-elle trouver son origine dans l'appréhension temporelle du rêve ? Pour les tenants du présupposé négateur le rêve n'est pas saisi immédiatement, de l'intérieur, mais au terme d'un détour, en tant que souvenir d'un événement psychique, et c'est donc le souvenir du rêve, et non le rêve, qui fait l'objet de l'investigation : ainsi la question de son être ne se présente simplement pas et les interrogations de type réflexif s'inscrivent alors tout naturellement dans un cadre qui est en fait celui de la vie de veille : on se demandera, par exemple, comment le rêve se forme ou quelle place il occupe dans la connaissance du monde et de soi-même, mais on ne se préoccupera pas de la nature de ce qui est donné à la "perception onirique" du rêveur ni du fait même de cette perception puisqu'on aura déjà assimilé le rêve à la catégorie des "phénomènes mentaux" dans lesquels se rangent les souvenirs. Les questions posées sont alors du même ordre que l'appréhension du rêve : au second degré. A l'inverse, pour la position dispensatrice d'être, le rêve est saisi immédiatement, de l'intérieur (" aussi longtemps que nous nous trouvons dans la condition de rêve ") et non comme un simple souvenir. Les questions de type réflexif qui se posent alors à son sujet peuvent prendre une tournure ontologique (le rêve m'étant donné comme réalité, étant en quelque sorte posé devant moi, qu'en est-il de son être de rêve ?), ou plus simplement phénoménologique (quelle est la structure de l'expérience onirique telle qu'elle s'offre à moi ?).

Si une divergence quant à la façon d'appréhender le rêve dans le temps est à l'origine de deux positions métaphysiques contraires, un simple examen devrait suffire, semble-t-il, à mettre en évidence la position juste. Mais en fait une telle appréciation s'avère impossible à porter car les deux types d'appréhension temporelle du rêve s'avèrent légitimes si l'on accepte non de les juger l'une par rapport à l'autre mais de les rapporter toutes deux à notre façon de connaître la réalité. Notre attitude, à l'état d'éveil, consiste d'abord à appeler réalité ce qui nous entoure et qui se présente à notre conscience comme n'étant pas immédiatement elle dans la mesure où cette réalité lui résiste, alors que cette conscience considère comme siens les états psychiques (dont le souvenir du rêve fait partie) qui l'accompagnent avec apparemment plus de docilité. Pour la conscience éveillée la première démarche de la pensée réflexive consiste à s'interroger non sur la façon dont je connais le monde ou dont il se forme, mais sur l'être des choses car cet être apparaît comme donné, et ce n'est que dans un deuxième temps que cette démarche peut éventuellement déboucher sur des interrogations de type épistémologique. Or, de son côté, le rêve, avant d'être souvenir, est vécu lui aussi d'une façon immédiate et complète, comme un état de veille : à ce moment il n'est pas un donné psychique que l'on compare constamment à un état de veille présent avec le déséquilibre ontologique que cela suppose, mais il est au contraire donné entièrement pour lui-même et en lui-même au moment du sommeil - et encore ce terme de "sommeil" ne peut-il venir que dans un deuxième temps car il n'appartient pas à cet espace onirique qui, lorsqu'il se présente à la conscience du rêveur, se suffit à lui-même. Le rêve apparaît donc comme fondamentalement différent d'autres états psychiques qui ne se donnent jamais que comme tels (en tant qu'états psychiques), aussi bien dans l'éveil que dans le rêve, comme par exemple l'image mentale qui existe également en tant qu'image mentale dans le rêve, en sus de ce qui est oniriquement perçu. Le perçu du rêve, tout autant que celui de la veille, offre à la conscience une résistance qui permet immédiatement de le qualifier de réalité. Ainsi dans la mesure où, sans passer par une élaboration théorique, l'on s'appuie sur les critères directement admis de la réalité, il n'est guère possible de donner raison à un mode d'appréhension temporelle sur un autre. Le rêve se présente à la conscience du rêveur comme tout aussi réel que la réalité de veille pour la conscience éveillée : non seulement il est perçu mais il est également vécu dans un temps qui s'écoule et aucun examen comparatif du temps du rêve vécu et du temps de veille ne peut décider, sans poser des critères arbitraires que l'un de ces temps l'emporte sur l'autre.

C'est donc au-delà des modes d'apparaître perceptif ou temporel qu'il faut chercher de cette divergence, probablement dans la conscience même du sujet. Nous nous trouvons alors en face de deux situations fort différentes. D'un côté, en effet, la conscience onirique du rêveur ne semble pas jouer un rôle différent de celle de l'homme éveillé. Mais, d'un autre côté, on admet que lorsque le rêveur s'éveille la conscience de son état et de ses actes en rêve lui apparaît comme loin d'atteindre l'acuité de l'éveil, ne serait-ce que parce qu'il garde le souvenir d'avoir rêvé, alors que le rêve est dépourvu de référence à l'état de veille, ou, pire encore, qu'il se fait passer pour l'état de veille. Mais cette remarque très répandue ne donne qu'une partie des faits et les tenants de l'être du rêve peuvent tout autant fournir des exemples montrant que la veille peut être, à partir du rêve, reconnue comme un état différent, par exemple " qu'un souvenir de l'état de veille peut se présenter comme un rêve au deuxième degré au dedans d'un rêve plus ample et qu'un événement de l'état de veille en arrive à revêtir le caractère absurde d'un songe ". Or, si la prééminence de la conscience de veille souffre des exceptions, elle cesse par là même d'être un critère utilisable.

Les seules remarques encore possibles quant à la valeur d'une position sur l'autre sont alors d'ordre opératoire. On peut en effet avancer que même si le présupposé négateur doit faire l'objet d'un examen, son mode temporel d'appréhension du rêve est pourtant le seul qui permette d'étudier le rêve car la conscience réflexive est indispensable à la progression de la connaissance. Ce présupposé serait donc lié de façon nécessaire à une démarche scientifique. Il faudrait alors choisir entre une connaissance dont la base ontologique serait sinon faussée, du moins incertaine, mais qui néanmoins permettrait une certaine progression, et une expérience entière ne laissant aucune place à la connaissance. Si l'on admettait ces remarques il faudrait en conclure qu'une connaissance véritable du rêve n'est guère possible puisqu'on ne saurait demander à l'expérience onirique d'autres confirmations à des hypothèses sur la nature du rêve que celles qu'apportent des souvenirs, ce qui reviendrait en quelque sorte à ne travailler que sur des "fantômes". Ces remarques reposent cependant sur un autre présupposé, celui selon lequel la conscience réflexive est non seulement inexistante mais impossible en rêve. Or, il a été constaté depuis l'Antiquité qu'un rêveur peut être parfaitement conscient, au moment même où il rêve, qu'il est en train de rêver, et se souvenir parfois de sa vie de veille avec autant d'acuité que s'il était éveillé.

Ce n'est donc pas le seul aspect implicite du présupposé négateur qui fait obstacle à la recherche sur le rêve, mais également tous les présupposés qui sont déduits sur sa base, également implicitement, car ils donnent l'apparence de résulter de l'observation alors que cette observation n'est en fait que partielle et s'appuie au contraire sur le présupposé pour guider son examen. Ainsi le seul critère réellement valide pour désigner une expérience onirique ne peut être que ce qui a permis de la reconnaître comme telle avant toute théorie, c'est-à-dire son caractère perçu. S'il en est ainsi la solution d'une étude réelle du rêve s'offre à nous du même coup : l'examen attentif de la littérature onirique doit nous permettre de reconnaître des présupposés implicites non encore apparus pour peu que l'on garde à l'esprit ceux déjà dégagés et les attitudes qui les guident : la réduction du phénomène du rêve à son souvenir et la seule considération de l'état d'éveil pour se faire une représentation du monde, attitudes qui sans nécessairement être fausses se révèlent incomplètes et unilatérales pour l'étude du rêve. Si au contraire on admet que les deux modes d'appréhension du phénomène onirique ont chacun leur validité il devient alors possible d'aborder la connaissance du rêve selon une démarche scientifique tout en reconnaissant au rêve la possibilité de l'être. Le problème de la connaissance est ainsi porté au cœur du rêve : le rêve n'est plus seulement un élément qui sert à bâtir une représentation du monde dont il est ontologiquement exclu mais il est lui-même un objet ou un être de connaissance. C'est ce que va tenter de montrer ce chapitre. Pour cela nous allons d'abord justifier, en les développant, les affirmations qui précèdent avant d'aborder la question centrale du présent travail dont le but est de fonder cette démarche.

*

Ramener le rêve, comme le fait la position réductrice, à des éléments qui par eux-mêmes n'ont rien d'oniriques, c'est conférer au rêve une unité par accident, et c'est en fin de compte lui refuser l'être. Henri Bergson, par exemple, ne fait pas autre chose lorsqu'il explique le rêve par un relâchement de la volonté : " les mêmes facultés s'exercent, soit qu'on veille soit qu'on rêve, mais [...] elles sont tendues dans un cas et relâchées dans l'autre. Le rêve est la vie mentale tout entière, moins l'effort de concentration ". C'est dire qu'entre la veille et le rêve il n'y a pas de différence de nature. A l'état de veille comme dans le rêve les souvenirs purs viennent s'inscrire dans le cadre de la perception mais dans un cas ce cadre est étroit, prévu pour l'action, tandis que dans l'autre il est plus large et plus flou - en raison de l'indifférence du rêveur pour la vie éveillée et d'une perception plus étendue et plus diffuse du monde extérieur. Le geste de Bergson qui donne au rêve une importance considérable ("la vie mentale tout entière") lui refuse en même temps la possibilité d'avoir une nature propre. Le rêve devient comparable, pour l'esprit éveillé qui l'examine, à ce qu'est une illusion d'optique : il n'est rien par lui-même, il est le "moins" d'autre chose ("moins l'effort de concentration") et croire en sa "nature" n'est qu'un point de vue faussé par une information incomplète. Caractéristique à cet égard est le dialogue imaginé par Bergson entre le moi de rêve et le moi de veille : le moi de rêve, sommé par le moi de veille de s'expliquer sur son activité, répond : " Je ne faisais rien , et c'est justement par là que nous différons [...] Tu donnes, sans t'en douter, un effort considérable ". Si le moi de rêve ne fait rien, si l'activité onirique elle-même est fournie par le moi de veille, cela revient à nier l'existence d'un moi de rêve : c'est une fiction. La position de Bergson n'est qu'un exemple célèbre de l'attitude réductrice envers le rêve : loin de chercher à découvrir la nature propre du rêve, elle tend d'emblée à le volatiliser, c'est-à-dire à lui refuser une forme propre. Sans doute doit-on voir là une tendance légitime de l'esprit qui cherche à rendre compte d'un phénomène en apparence étrange, le rêve, par des éléments connus de la vie de veille. Mais surtout le rêve lui-même se prête bien à ce genre d'analyse : il n'y offre pour ainsi dire pas de résistance et s'adapte si naturellement à une telle démarche que son manque d'être ne semble pas pouvoir être mis en doute.

Pourtant, lorsqu'on considère la question de plus près, cette absence de résistance apparaît plus comme le fait de l'analyse elle-même que comme une propriété du phénomène onirique. Par exemple à propos du problème de la création en rêve, Bergson déclare " lorsque l'esprit crée, lorsqu'il donne l'effort que réclame la composition d'une œuvre ou la solution d'un problème, il n'y a pas sommeil ; - du moins la partie de l'esprit qui travaille n'est-elle pas la même que celle qui rêve ; celle-là poursuit, dans le subconscient, une recherche qui reste sans influence sur le rêve et qui ne se manifeste qu'au réveil ". Si cette recherche "ne se manifeste qu'au réveil", c'est qu'elle se poursuit bel et bien pendant le sommeil, ou alors il faudrait admettre qu'un homme endormi est aussi éveillé. Qu'est donc alors cette partie qui travaille de façon subconsciente pendant le sommeil tout en étant éveillée ? Bergson ne l'explique pas, et il ne le pourrait pas, compte tenu de l'exemple qu'il a choisi, sans remettre en question sa conception du rêve. Bergson en effet se réfère ici à Robert Louis Stevenson qui mettait ses rêves à son service pour écrire ses romans. Or, les remarques faites par Stevenson indiquent clairement un état de rêve : d'une part il précise que ce travail onirique se déroulait tout au long de la nuit (" aussitôt les petites gens commençaient à s'affairer pour atteindre le même but, travaillant tout le long de la nuit, tout le long de la nuit campant devant lui des tronçons d'histoires sur leur théâtre illuminé " et d'autre part il marque bien la différence avec l'état d'éveil (" et en fin de compte le retour jubilant, d'un bond, à l'état de veille, avec le cri : " Je tiens mon sujet! Voilà qui fera l'affaire! " sur les lèvres "). Enfin les différences d'appréciation qu'il porte sur son travail dans les deux états sont bien reconnaissables (" Assez souvent, le réveil lui apportait une déception. Il avait dormi trop profond […] et l'esprit, une fois éveillé, voyait la pièce comme un tissu d'absurdités. Et pourtant combien de fois ces brownies […] lui ont procuré alors qu'il ne faisait, lui, que jouir du spectacle du fond de sa loge - de meilleures histoires que celles qu'il aurait pu élaborer de lui-même ". De fait le texte de Stevenson comporte des exemples de rêves créatifs dont il est impossible de contester le caractère onirique sans faire du rêve une construction conceptuelle entièrement artificielle.

On peut alors se demander si le résultat auquel parvient Bergson n'est pas en fait une définition posée a priori, définition reposant elle-même sur le présupposé évoqué. En effet, ou bien on n'examine qu'une certaine catégorie de rêves, et on ne peut alors prétendre rendre raison du rêve, ou bien on prétend rendre raison du rêve, et alors on ne peut classer comme appartenant à l'état d'éveil ce qui relève manifestement du rêve. C'est là un cas particulier qui revient fréquemment chez les théoriciens du rêve : on part de l'examen de phénomènes qui se présentent au cours du sommeil et auxquels l'appellation de "rêve" est automatiquement accordée, puis en fonction de la théorie construite pour rendre compte des résultats de l'étude cette appellation ne concerne plus que ce qui entre dans le cadre de la théorie. Les rêves "résiduels" s'expliquent alors comme n'étant pas des rêves, soit qu'on considère en aval qu'ils n'appartiennent pas au sommeil, comme c'est le cas pour Bergson, soit qu'on se place en amont pour leur refuser l'existence comme le fait Freud lorsqu'il écrit : " Si, par un procédé que les autres auteurs n'ont pas employé, nous pouvons prouver que le rêve a sa valeur propre au point de vue psychique, que son motif est un désir, et qu'il trouve son matériel immédiat dans les événements de la journée, toute autre doctrine qui aura négligé ces faits et qui aura vu dans le rêve une réaction psychique inutile et énigmatique à des stimuli somatiques sera condamnée par là même. Ou bien il faudrait admettre un fait invraisemblable ; il y aurait deux sortes de rêves distincts, je n'aurais connu que les uns, les anciens auteurs n'auraient connu que les autres ". Freud ne lutte donc contre une réduction que pour en imposer une autre. Il n'envisage à aucun moment la coexistence de types de rêves fondamentalement différents.

Ainsi refuser de prendre en considération l'être du rêve peut mener non seulement à des analyses factices susceptibles d'être simplement démenties par les faits mais même à rejeter les faits. Il ne s'agit cependant pas ici de juger de la validité de thèses comme celles de Bergson ou de Freud en elles-mêmes : ce n'est pas ici l'argumentation proposée qui est réductrice ni l'intention qui l'anime, mais bien le présupposé qui la sous-tend. Bergson précise que ses observations sont incomplètes et portent sur les rêves " qui appartiennent plutôt au sommeil léger. Quand on dort profondément, on fait peut-être des songes d'une autre nature, mais il n'en reste pas grand-chose au réveil ". Freud pour sa part reconnaît volontiers qu'il " nous est impossible d'expliquer le rêve en tant que phénomène psychique, car expliquer signifie ramener à ce qui est déjà connu, or il n'existe jusqu'à présent aucune notion psychologique sous laquelle nous puissions ranger les éléments de base qui se dégagent de l'examen psychologique du rêve ", et c'est ce qui le conduit " à faire de nouvelles hypothèses sur la structure de l'appareil psychique et le jeu de ses forces ". Mais s'il se refuse à ramener le rêve à des phénomènes psychiques "déjà connus", il n'envisage à aucun moment de considérer le rêve pour lui-même et s'empresse de le réduire à des phénomènes inconnus et insaisissables directement. La profondeur des analyses de Freud et de Bergson n'est probablement pas atteinte par l'inadéquation des prémisses utilisées, mais leur validité ne peut alors être que partielle. Elles s'avèrent de toute façon insuffisantes pour permettre de conclure sur la nature du phénomène onirique. Le domaine de validité de démarches qui ne prennent pas en considération l'être du rêve doit donc être examiné pour en préciser les limites. Mais cela suppose tout d'abord l'examen des formes les plus courantes qu'a pris cette réduction dans les différents champs de la connaissance qui se sont occupé du rêve comme la psychologie, la neurobiologie ou la philosophie.

L'histoire de la philosophie semble pourtant montrer que loin de réduire implicitement le rêve au non être, la philosophie commence par lui donner un être tel qu'il est capable de bouleverser notre idée même de la réalité. Donc dans le cas où il y aurait réduction, il n'y aurait pas là présupposé, mais bel et bien analyse et donc conclusion sur la nature du rêve quant à son être. Des auteurs comme Platon ou Descartes ont commencé par laisser apparaître le rêve dans toute sa profondeur ontologique, au moins au premier abord. Ainsi Socrate demande à Théétète " quel indice démonstratif on pourrait fournir à qui demanderait, actuellement, dans le moment à présent donné, si nous dormons et rêvons toutes les pensées que nous avons, ou si nous sommes éveillés, si c'est un état de veille que nous entretenons ensemble " ; ou encore Descartes s'interroge : " Il me semble bien à présent que ce n'est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier ; que cette tête que je remue n'est point assoupie ; que c'est avec dessein et de propos délibéré que j'étends cette main et que je la sens : ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais en y pensant soigneusement, je me ressouviens d'avoir souvent été trompé lorsque je dormais par de semblables illusions. Et m'arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu'il n'y a point d'indices concluants ni de marques assez certaines par où l'on puisse distinguer nettement la veille d'avec le sommeil, que j'en suis tout étonné ; et mon étonnement est tel qu'il est presque capable de me persuader que je dors ". Et là il ne s'agit plus d'une contestation " que maintes fois, j'imagine, tu as entendue ", c'est-à-dire d'une opinion, même argumentée, mais d'un étonnement c'est-à-dire d'une expérience philosophiquement vécue, d'un vertige non plus seulement dans l'argumentation, mais qu'on serait tenté de qualifier d'existentiel. Au cours de telles interrogations rêve et veille semblent mis à égalité sur le plan de l'être.

Pourtant il faut prendre garde ici que ce qui est considéré ce n'est pas le rêve, mais le problème de la connaissance, et que par là même la dimension ontologique accordée au rêve n'est dès le départ qu'une dimension de façade. En effet c'est la nature même de la démarche qui implique une diminution de l'être du rêve, comme va nous le montrer un examen rapide de la façon dont le problème est posé ici. L'un des aspect les plus remarquables de cette démarche est l'ancrage de l'interrogation dans l'expérience présente. Que l'on se situe de façon insistante "maintenant, dans le moment présent donné" pour Socrate, "à présent" pour Descartes indique qu'il est question de porter un jugement sur la réalité présente, non pas en ce qu'il s'agit d'une expérience parmi d'autres, mais de l'expérience même de ma présence au monde et de qualifier cette présence : rêve ou éveil ? On comprend pourquoi on ne s'intéresse pas à un événement passé pour savoir s'il a été vécu en rêve ou à l'état de veille. Un événement passé n'a pas, ne peut pas avoir cette qualité de présence qui rend possible l'interrogation, il n'est plus qu'indirect, comme le rêve dont on parle, il est un souvenir, c'est pourquoi ni le souvenir du rêve ni l'événement passé ne peuvent être pris à partie. Si l'on donne à l'interrogation sa pleine valeur, le passé est frappé de suspicion : si je ne sais vraiment pas maintenant si je rêve ou veille, puis-je être assuré de l'avoir su auparavant, alors même que je ne me posais pas la question ? Or, ce qui motive la question, ce qui lui sert d'argument, c'est justement le passé : " je me ressouviens d'avoir souvent été trompé " ; il faut donc que le passé soit certitude, ce qu'il ne peut pas être dans la perspective adoptée. L'interrogation s'inscrit alors dans un cercle dont on ne peut sortir qu'en admettant que dès le départ on n'accorde pas un statut égal aux deux états : il y a un savoir implicite sur les deux états contenu dans la question.

L'autre aspect de la démarche est complémentaire du premier. Il s'agit de savoir comment distinguer veille et sommeil. " Il n'y a point d'indice concluant ni de marques assez certaines par où l'on puisse distinguer nettement la veille d'avec le sommeil ", ou encore " il est bien embarrassant de savoir au moyen de quel indice on doit le faire voir ". Mais s'il en est vraiment ainsi on voit mal comment le problème a pu commencer à se poser et ce qui permet de le poser. Comment se poser la question de la distinction si la distinction n'est pas d'une certaine façon déjà faite ? Là aussi il y a un cercle dont on ne peut sortir qu'en admettant un savoir implicite de ce dont on prétend ne pas être capable de trouver d'indice. La vraie question est de dégager la nature de ce savoir implicite qui se heurte à l'exigence d'un savoir "net" et "certain". Sans doute, comme le fait remarquer Bergson peut-on " distinguer deux choses l'une de l'autre, et en déterminer jusqu'à un certain point les rapports, sans pour cela connaître la nature de chacune d'elle ". Oui, mais dans le cas présent c'est la distinction de la veille et du rêve qui fait problème, et non leur nature : " je me ressouviens ", dit Descartes " d'avoir souvent été trompé lorsque je dormais par de semblables illusions ". Et Socrate insiste pour ne pas laisser de côté " la considération des songes, des maladies et spécialement du délire, de tout ce qu'on appelle illusions de l'ouïe, de la vue et autres illusions des sens ". Il s'agit donc non pas de mettre au jour la connaissance implicite d'une distinction que l'on peut faire sans connaître la nature des termes que l'on distingue, mais plutôt de se rendre compte que c'est la connaissance implicite de la nature des termes qui permet de les distinguer. Le terme "d'illusion" montre que le déséquilibre est présent dès le début, le rêve étant d'emblée considéré comme irréel, et l'éveil comme réel. On comprend donc que le rêve et la veille n'ont pas, pour la réflexion, la même profondeur ontologique : aussi bien cette profondeur n'avait jamais été accordée.

Ce qui déséquilibre la symétrie de la question, c'est qu'elle a au départ une portée précise, qu'elle s'inscrit dans une démarche d'ensemble. Pour Socrate il s'agit de critiquer la thèse selon laquelle " la sensation constitue la connaissance et que ce qui apparaît à chacun, c'est aussi pour celui à qui cela apparaît, ce qui existe ". Or, les songes " et autres illusions des sens [...] sont unanimement considérés comme constituant la réfutation de la thèse que nous venons d'exposer ". Pour Descartes, il s'agit de chercher une certitude initiale pour constituer la science vraie, et la mise en doute de la réalité du monde extérieur n'est qu'un moment dans une entreprise méthodique. Dans chaque cas le contexte dans lequel est posé la question, et qui contient par avance des éléments de réponse, en modifie les termes. Pour Socrate il est " impossible de contester que ceux qui sont en proie au délire ou qui rêvent, fassent de faux jugements " et le problème est bien plutôt de trouver un " indice qui fasse voir avec certitude quels sont ceux de nos jugements qui sont vrais " que de distinguer rêve et veille dont au contraire la distinction préalable sert d'auxiliaire à l'argumentation.

Sur quels critères s'appuient alors ces démarches pour refuser l'être du rêve ? En fin de compte l'illusion n'est pas tant du côté du rêve comme on aurait pu le penser tout d'abord (" il s'en faut de beaucoup que ce qui apparaît alors à chacun existe pour autant, et, tout au contraire, [...] rien n'existe de ce qui lui apparaît ") que du côté sujet qui juge de façon erronée. Le rêve n'est pas illusion en tant que rêve, mais en tant que le jugement le confond avec l'état de veille : dire que " les sensations qui s'y produisent sont d'une fausseté sans égale " revient en fait à désigner une déficience du jugement et non à qualifier une sensation. Ainsi la qualification d'illusion ne suffit pas pour réduire le rêve au non-être puisque ce n'est pas lui qu'elle concerne. Pour comprendre pourquoi " les uns se figurent être des dieux et que les autres, dans leur sommeil, pensent avoir des ailes et être en train de voler " il ne semble pas nécessaire d'admettre une différence de nature entre la veille et le rêve, mais bien plutôt une déficience qui se situe d'emblée du côté du sujet, celle d'un des principes qui constituent l'âme humaine. Pour peu que ce principe soit présent dans le sommeil, l'âme atteint la vérité, sans que l'éveil soit nécessaire pour cela (" toutes les fois au contraire que, après avoir […] donné le branle à la troisième [forme d'âme] celle dans laquelle se produit l'acte de penser, on goûte ainsi le repos, ne sais-tu pas que c'est en cet état qu'on est, au plus haut degré, en contact avec la vérité, alors aussi qu'est le moindre possible le dérèglement des visions qui nous apparaissent dans nos rêves ? ". Ce n'est donc pas tant le rêve qui est incriminé que l'âme. La vérité peut aussi bien être atteinte à l'état de veille que dans le sommeil, mais ce n'est pas la perception, de veille ou onirique, qui y mène. Mais puisque la connaissance du vrai ne permet pas de départager ces deux perceptions, le moindre être du rêve par rapport à la veille ne repose sur aucun critère philosophique précis : il est a priori, ou dépend d'une simple opinion, mais il n'est à aucun moment conclu de l'argumentation.

De même pour Descartes le rêve n'est une illusion qu'en tant qu'il n'est pas reconnu comme tel car sa qualité perçue n'est pas mise en doute. C'est certes une perception d'un type bien particulier, celle dont le corps est la cause et qui est due à l'agitation des esprits animaux, mais c'est tout de même une perception puisque les images oniriques ne diffèrent en rien par elles-mêmes de celles perçues à l'état de veille : elles ne portent pas la marque de leur nature. La différence entre le rêve et la veille tient simplement au type d'activité (ou de passivité) de l'âme, et c'est cette activité ou son absence qui entraîne ou non l'illusion : " Et, en effet, si quelqu'un, lorsque je veille, m'apparaît tout soudain et disparaissait de même, comme font les images que je vois en dormant, en sorte que je ne puisse remarquer d'où il viendrait, ni où il irait, ce ne serait pas sans raison que je l'estimerais un spectre ou un fantôme formé dans mon cerveau, et semblable à ceux qui s'y forment quand je dors, plutôt qu'un vrai homme ". L'irréalité du rêve dépend donc d'un principe de cohérence, c'est-à-dire d'un jugement, mais elle ne peut être constatée dans la perception onirique. Puisqu'on pose d'emblée la veille comme référence pour ce principe de cohérence, c'est qu'on nie l'être du rêve a priori.

Ainsi même si le rêve n'a pas d'emblée été ramené à l'image mentale comme c'est le cas aujourd'hui en psychologie, sa diminution ontologique est corrélative de la diminution gnoséologique de l'âme, et cette situation a certainement contribué à le placer dans le sujet par une sorte de glissement insensible. C'est le cas pour Bergson, qui assimile le rêve au passé : le souvenir pur, qui n'est pas représentable (" les souvenirs que ma mémoire conserve ainsi dans ses plus obscures profondeurs y sont à l'état de fantômes invisibles "), a besoin de la perception pour prendre forme : dans le rêve, ce sont les perceptions subjectives, telles que les phosphènes ou les sensations cénesthésiques, qui permettent aux souvenirs purs de prendre forme, de s'incarner en tant qu'images mentales, ce qui revient à dire que l'image onirique n'a pas d'existence en elle-même. Le rêve passe alors complètement du côté du sujet et se définit comme un monde intérieur d'images, ce qui suffit à lui assurer un degré d'être moindre.

Cependant la réduction du rêve à l'image suffit-elle toujours pour constater une diminution ontologique ? La croyance populaire et la psychologie des profondeurs qui donnent dans l'état de rêve la primauté (mais non l'exclusivité) à l'image, lui accordent cependant l'être, car pour elles les images oniriques sont porteuses de significations qui, même méconnues, en sont la raison d'être. Certes, accorder la signification au contenu du rêve relève, comme le remarque Raymond de Becker, d'un postulat, mais ce postulat " n'est pas différent de celui qui fait croire à la valeur de nos perceptions sensorielles et à la réalité du monde extérieur. Les penseurs les plus matérialistes ont admis que cette croyance n'était précisément qu'une croyance. [...] Lénine écrivait dans Matérialisme et Empiriocriticisme : " L'admission ou la répudiation de la notion de matière est pour l'homme une question de confiance au témoignage des sens ". Dans les deux cas le postulat se justifie par ses conséquences pratiques. La croyance en la réalité du monde extérieur facilite un certain nombre de comportements ainsi que l'adaptation à son ordre phénoménal. De même, la croyance en la réalité du monde imaginaire doit pouvoir se justifier par une meilleure adaptation à l'univers intérieur et par une découverte du Sens ".

Dans la mesure où l'image onirique, tout autant que l'objet de la perception physique, peut avoir des conséquences physiques, affectives ou intellectuelles, il faut la considérer comme un être justement parce qu'elle diffère de la perception : " si la réalité de l'image n'est que le point d'affleurement de matériaux inconnus, la perception de son côté, n'opère qu'un triage intéressé dans l'ensemble des faits extérieurs. Elle n'est que signal de reconnaissance d'une totalité qui, en elle-même, demeure insaisissable par les sens. L'univers que perçoivent ces derniers n'est que l'algèbre d'un autre univers, qui est aussi celui du réel absolu. L'on pénètre donc par l'image dans une dimension du réel qui n'appartient pas au monde mesuré par les sciences dites exactes. Mais le postulat dont j'ai parlé veut que toute image (ou tout contenu de rêve) corresponde à une situation, un état ou un événement que l'analyse se propose de déchiffrer au travers de l'image de même que par la perception nous apprenons à reconnaître et à individualiser ce qui tombe sous le sens ". C'est faire de la connaissance par images l'équivalent d'une connaissance par les sens, mais appliquée à un monde d'images et plus particulièrement aux images oniriques, et c'est accorder à cette connaissance la possibilité d'être une connaissance vraie, possibilité indépendante des interprétations ou des systèmes d'interprétations qui se développent à partir d'elle.

Cependant la connaissance par les sens à l'état de veille diffère de la connaissance par image dans l'état de rêve en ce qui concerne le sens. L'homme éveillé donne un sens aux événements et situations qui se présentent à lui tandis qu'il doit chercher celui du rêve, même si ce sens n'apparaît pas. Dans la vie éveillée les situations n'ont pas de sens en elles-mêmes mais pour une conscience, le sens y est donc relatif ; tandis que dans le rêve le sens, même multiple, étant la raison d'être du rêve, doit posséder vis-à-vis de la conscience qui le cherche une autonomie, à tel point qu'un rêve, même non compris, n'en doit pas moins contenir un sens en soi - alors qu'une situation à l'état d'éveil ne peut avoir de sens que pour moi. Cette fois le rapport à l'illusion se renverse : dans le rêve incompréhensible ce n'est pas le rêve qui est illusoire, c'est l'incompréhensibilité. Lorsque Freud reconnaît que " tous les rêves ne peuvent pas être interprétés ", il l'explique aussitôt non par un manque intrinsèque de sens mais par une opposition qui empêche l'accès à un sens existant : " Il ne faut pas oublier que les forces psychiques qui ont déformé le rêve s'opposent au travail d'interprétation ". Ainsi, si l'image onirique est un être parce qu'elle a un sens, ce sens existe en soi indépendamment de la conscience qui le comprend, et par conséquent indépendamment de l'image en tant qu'image. En effet, dans la mesure où la mise en image du sens ne vient, du point de vue logique, qu'en deuxième lieu (c'est ce qui ressort de la position de Freud : " Il ne peut y avoir de fait conscient sans stade antérieur inconscient, tandis que l'inconscient peut se passer de stade conscient et avoir cependant une valeur psychique "), il est clair que l'image onirique elle-même n'existe que pour une conscience, fût-elle onirique. Dans une telle perspective le rêve est avant tout ce que la conscience onirique perçoit d'un contenu fondamentalement inconscient car la conscience se révèle n'être " qu'un organe des sens qui permet de percevoir les qualités psychiques ", c'est-à-dire l'inconscient puisque selon Freud l'inconscient " est le psychique lui-même et son essentielle réalité. Sa nature intime nous est aussi inconnue que la réalité du monde extérieur, et la conscience nous renseigne sur lui d'une manière aussi incomplète que nos organes des sens sur le monde extérieur " . Ainsi, pour la psychologie des profondeurs, la raison profonde du rêve se ramène à l'inconscient : " La notion d'inconscient, en supprimant l'ancienne opposition de la vie consciente et de la vie de rêve, supprime du même coup une série de problèmes qui avaient préoccupé les anciens auteurs. On n'attribue plus au rêve, mais à la pensée inconsciente de veille, les activités dont le résultat étonnant apparaît pendant le rêve ".

Du point de vue ontologique le rêve disparaît en tant que tel, il n'est plus qu'un résultat en ce qu'il s'explique par des "forces psychiques" qui ne sont pas elles-mêmes à l'état d'image et qui peuvent se manifester tout autrement, par exemple dans les lapsus ou les actes manqués. La réalité n'est pas tant accordée à l'image onirique qu'à la force psychique dont elle n'est que la manifestation : l'être du rêve est alors un être par procuration. Il se présente néanmoins ici comme pourvu d'une unité, grâce au sens, et d'une certaine autonomie par rapport à la conscience onirique et vigile du rêveur. Pourtant même ce dernier point demande à être nuancé car il dépend de la conception de l'inconscient. Or, l'inconscient n'est pas un "autre monde", extérieur au sujet rêvant, et qui se superposerait au monde de la veille, car si le sens du rêve apparaît indépendant de la conscience, il ne peut exister, par sa nature même de sens, que dans un esprit, en l'occurrence celui du rêveur. Les psychanalystes nous objecteraient ici les observations de Freud sur le rêve télépathique, mais il faut reconnaître d'une part qu'elles n'ont pas contribué à l'élaboration de sa théorie et d'autre part que, lorsque ces questions sont abordées, le phénomène initial objectif est déformé par la structure psychique subjective du rêveur. L'autonomie de la structure psychique n'est donc pas mise en cause par de tels phénomènes. Ainsi la psychologie des profondeurs, tout en reconnaissant la réalité de l'inconscient, réduit en même temps le rêve à la pensée : " Le rêve n'est au fond qu'une forme particulière de pensée que permettent les conditions propres à l'état de sommeil ". Cette réduction est actuellement la tendance la plus marquée dans la plupart des ouvrages sur le rêve qui, à l'exception de ceux de neurophysiologie, ne croient pas pouvoir traiter du rêve sans parler de son interprétation, et font parfois même de l'interprétation le tout de l'étude du rêve.

Si le postulat selon lequel toute image onirique a un sens intrinsèque entraîne la réduction du rêve à la pensée, une approche qui n'en tiendrait pas compte et s'efforcerait d'étudier le rêve comme un phénomène du monde extérieur échapperait-elle alors à toute réduction ontologique ? Delage qualifie une telle approche "d'objective" : " La méthode objective consiste à juger des rêves, non par la seule narration qu'en fait le rêveur, mais par ses signes extérieurs […] A l'inverse de ce qui se passe dans l'introspection, le rêveur et l'observateur sont deux personnes différentes : ce dernier se tient auprès du dormeur et l'observe. Il note avec soin la profondeur du sommeil, déterminée au moyen des différents esthésiomètres, l'activité de la respiration et de la circulation, par l'ampleur et la fréquence du pouls, la position du dormeur, son aspect, les variations de sa physionomie, ses gestes, ses paroles, ses cris, ses changements d'attitude, et jusqu'aux moindres contractions des muscles de son visage, en marquant avec précision, la succession et l'heure exacte de tous ces indices. Cela fait, au réveil spontané, ou provoqué à tel ou tel moment de l'observation, il interroge le dormeur et lui fait raconter ses rêves, mais sans lui demander autre chose que l'exposé pur et simple des tableaux qui se sont présentés à lui, des scènes dont il a été témoin ou acteur, et des émotions éprouvées, se chargeant lui-même de tirer les conclusions qui résultent du rapprochement des rêves et de leur manifestation extérieure ".

En fait, même une telle approche, bien qu'elle permette une expérimentation active, dans la mesure où elle reste tributaire du souvenir du rêve pour mener à bien ses expériences, n'échappe pas au présupposé réducteur. Ainsi se comprend l'approche des physiologistes du dix-neuvième siècle qui a cherché d'emblée à ramener les rêves à des excitations sensorielles externes ou internes : " La méthode expérimentale consiste à déterminer des rêves au moyen d'impressions sensorielles, soit par l'emploi d'un mécanisme approprié (sonnerie ou boîte à musique déclenchée par un mouvement d'horlogerie, ainsi qu'a fait Hervey de Saint-Denys), soit plus souvent, à l'imitation de Maury, par l'intervention personnelle d'un observateur. On cherche ainsi à communiquer au dormeur des impressions sensorielles déterminées, à des moments notés de façon précise, puis on l'abandonne à lui-même pendant le court temps nécessaire pour que le rêve puisse s'accomplir ; alors on le réveille et on l'interroge. Ces impressions sensorielles et la nature des rêves qu'elles peuvent susciter sont faciles à deviner : on passe devant les yeux fermés des lumières blanches ou colorées ; on produit des sons variés ; on prononce à l'oreille des mots impressionnants ou des noms familiers, on répand des substances odorantes, on provoque des variations de température générales ou localisées, on pratique des attouchements, des chatouillements dans le dessein de faire naître des rêves ayant quelque ressemblance avec la cause évocatrice. Le physiologiste Mourly-Vold a institué tout un système d'expériences faisant intervenir des impressions musculaires : ce sont des liens, maintenant tel ou tel membre dans telle position, des gants emprisonnant les mains, des bûches chargeant le dos de leur poids ; enfin, il n'est pas jusqu'au goût et à l'odorat que l'on n'ait fait intervenir de la façon qui se devine sans qu'il soit besoin d'insister davantage ".

L'intention réductrice transparaît dans la méthode mais son insuffisance à rendre compte du rêve apparaît dans les questions auxquelles elle ne peut pas répondre. On est, par exemple, " tenté de douter de la théorie de l'illusion et du pouvoir de provoquer les rêves qu'auraient les impressions objectives, quand on s'aperçoit que ces impressions peuvent prendre à l'occasion les significations les plus bizarres et les plus différentes ". Une même excitation peut ainsi être à l'origine de rêves très différents, comme la sonnerie du réveille-matin de Hildebrant qui provoque chez lui trois rêves sans rapport entre eux, et cela marque son caractère accidentel. Freud remarque également que " la théorie de la stimulation somatique [c'est-à-dire les stimuli organiques] ne peut pas non plus expliquer entièrement l'apparente liberté que conservent les images évoquées dans les rêves ". La réduction du rêve à l'excitation sensorielle externe ou interne apparaît donc, contrairement aux autres types de réduction, peu féconde pour expliquer le rêve tant que l'on ne peut circonscrire un phénomène directement observable dont le rapport avec le rêve soit à la fois indubitable et essentiel.

Ce phénomène onirique directement observable n'est mis en évidence au vingtième siècle qu'après la mise au point par Hans Berger de l'électroencéphalographie qui permet l'enregistrement de très faibles courants électriques émis spontanément par le cerveau, et la découverte par Eugen Aserinsky de l'existence de mouvements oculaires rapides à certains moments du sommeil au cours desquels l'activité cérébrale est plus proche de l'éveil tandis que se relâche toute la musculature axiale du corps, raison pour laquelle Michel Jouvet a donné à ces périodes le nom de "sommeil paradoxal".;. Il localise chez le chat les neurones responsables de l'inhibition motrice et dont la destruction permet d'observer, dans une certaine mesure, le rêve "extériorisé", comme en témoignent ses expériences : " si la connaissance et l'analyse du contenu subjectif des rêves des chats nous sont à jamais interdites, il est devenu maintenant possible, sinon aisé, de démasquer et d'étudier objectivement le comportement onirique d'un chat. En effet, si l'on supprime sélectivement le mécanisme d'inhibition active qui s'exerce sur les efférences motrices, par des lésions électrolytiques de la partie caudale du complexe des noyaux locus coeruleus, rien n'empêche plus alors l'extériorisation motrice du rêve [...] On assiste alors, périodiquement au cours du sommeil, à des épisodes spectaculaires : les chats présentent pendant quelques minutes des comportements de type "hallucinatoire" [...] Ils chassent des souris ou se défendent contre des chiens imaginaires. Rage, agression, défense, tel est le répertoire onirique habituel du chat. Il ne peut s'agir d'éveil car les signes oculaires (myosis et rétraction des membranes nictitantes) sont pathognomoniques du sommeil profond ou du rêve. En outre, les animaux ne réagissent pas aux stimuli visuels ou auditifs qui leur sont présentés ".

La possibilité d'observer le rêve au moment même de son déroulement permet ainsi des expériences dont la vérification ne doit rien à un récit de rêve. On se trouve devant un type de recherche qui apparaît de prime abord comme complémentaire de celui de la psychanalyse, tout entière fondée sur ces récits. Mais à l'examen cette complémentarité se révèle être en fait une opposition, opposition due à ce que des méthodes différentes constituent différemment leur objet comme l'indique cette remarque de Michel Jouvet au sujet de la psychanalyse : " L'étude subjective du rêve (ou plutôt des souvenirs de rêve) a connu la fortune que l'on sait avec la psychanalyse. Le dialogue reste cependant difficile, sinon impossible, entre neurobiologistes et psychanalystes. La démarche scientifique des premiers se heurtant sans cesse à l'aspect scolastique et dogmatique de la métapsychologie freudienne. Un tel dialogue n'a sans doute que peu d'intérêt, car bien peu d'hypothèses freudiennes ont été vérifiées par la neurophysiologie ".

Cependant malgré son aspect objectif, et peut-être même parce qu'elle ne s'appuie que sur lui, la neurophysiologie ne réduit-elle pas le rêve à un fonctionnement cérébral ? Car c'est uniquement le cerveau qui est en question ici et la place qu'y tient le rêve présente la particularité que le récit du rêve n'est pas nécessaire à la progression de la recherche neurobiologique ainsi que le montrent les types d'hypothèses proposées par les chercheurs : " Pour [M. Jouvet] le rêve n'est pas un discours [...] mais une activité cérébrale à fonction "reprogrammatrice", une sorte de "bombardement génotypique" qui entretiendrait la particularité individuelle [...] J.-P. Changeux a exprimé l'hypothèse que les centres du rêve envoient un "bruit" dans les synapses pour stabiliser des structures non utilisées de façon efficace durant l'état de veille : le rêve n'est là, indique-t-il, "que pour laisser le programme génétique s'exprimer et/ou préserver la stabilité de son expression phénotypique" ". Force est ici de reconnaître que le point de départ de l'interrogation, le rêve que vit le rêveur et qui l'étonne à son réveil, a pratiquement disparu du champ de la recherche au profit du phénomène observé. Le rêve est toujours là, bien sûr, mais relégué au second plan, et ne sert plus que de garant à un ensemble de manifestations qui en sont l'expression physique. Et encore n'est-il là qu'à titre d'hypothèse comme le reconnaît Michel Jouvet qui déclare au sujet des comportements des chats au cours du sommeil paradoxal : " Ces comportements sont sans doute l'équivalent du rêve chez l'animal (comment demander à un chat le souvenir qu'il a de ces comportements lorsqu'il se réveille ?) ".

Lorsque le rêve est assimilé à l'image mentale, à la pensée ou à un fonctionnement cérébral, dans tous les cas il subit une diminution d'être car aucun de ces éléments ne permet de rendre raison de ce qui fait la spécificité du rêve. Peu importe pourtant, semble-t-il, puisque la recherche peut progresser malgré - et peut-être grâce à - cette réduction ainsi qu'en témoignent les résultats obtenus par la psychanalyse et la neurophysiologie : le présupposé réducteur s'avérerait donc fécond malgré le problème de la coordination de ces disciplines. Toutefois, si l'on garde à l'esprit que le rêve est avant tout, d'un point de vue existentiel, ce qui se donne à la conscience d'un rêveur en l'absence du monde et que c'est par ce simple fait que commence l'étude du rêve, on s'aperçoit que les problèmes de fond auxquels se heurtent les recherches découlent directement de ce présupposé négateur.

La neurophysiologie nous donne l'illustration la plus immédiate de ce genre d'insuffisance. Certains chercheurs contestent que le travail de Michel Jouvet sur le sommeil paradoxal des chats, par exemple, nous renseigne vraiment sur le rêve. Pour cela il faudrait admettre que le sommeil paradoxal est le rêve, et l'est absolument. Or, l'assimilation du rêve au sommeil paradoxal repose non sur une induction jamais contredite par l'expérience, mais sur une statistique : " Après une étude portant sur près de deux cents réveils au cours de différents stades de sommeil, [Dément] nota que 80% des dormeurs réveillés se rappelèrent de leurs rêves après des réveils suivant des périodes de sommeil accompagnées de mouvements oculaires rapides, contre 7% seulement après des périodes de sommeil profond ". Les 7% de rêves obtenus en sommeil lent ont cependant été considérés par Kleitman et Dement comme dus " à la confusion provoquée par un réveil brusque ou au souvenir de rêves ayant lieu à un autre moment ". Il faut remarquer qu'une telle hypothèse ruine le principe de l'observation et invalide du même coup celle que ces auteurs veulent défendre. De plus d'autres chercheurs ont observé des rêves répondant aux critères de Kleitman et Dement en sommeil lent : " Ayant été éveillés du sommeil profond (NREM) certains sujets ont pu faire état d'une activité tout à fait similaire à celle du rêve. En voici un exemple particulièrement frappant. Brown et Cartwright (1978) demandèrent à des sujets d'actionner un commutateur miniature fixé à l'une de leurs mains par une bande adhésive toutes les fois qu'ils seraient, en dormant, conscients de percevoir des images visuelles. L'expérimentateur les éveillait alors pour qu'ils puissent les décrire. Pour huit sujets, ces comptes rendus furent évalués quant à leur qualité onirique en se référant à une échelle de cinq points caractéristiques d'une fiabilité éprouvée […]. Les sujets se servirent du commutateur aussi souvent dans l'état de sommeil profond (NREM) que dans le premier stade du sommeil paradoxal (REM). L'évaluation du caractère onirique pour ces différents comptes rendus fit ressortir le fait suivant : l'imagerie visuelle repérée par les sujets eux-mêmes, dans leur sommeil et signalée par eux en actionnant le commutateur possédait un caractère onirique presque deux fois supérieur à celles des rêves qui furent recueillis par ailleurs, à titre de contrôle, l'éveil des sujets étant alors décidé par le seul expérimentateur, aussi bien en phase de sommeil profond qu'au cours du sommeil paradoxal ". De telles divergences entre chercheurs montrent que la corrélation ne porte pas tant sur le rêve que sur sa remémoration. Le sommeil paradoxal serait pour le cerveau l'état optimum de la remémoration des rêves, mais pas nécessairement de sa production .

Certains se sont aussi appuyés sur les différents stades de sommeil pour distinguer des nuances qualitatives d'un phénomène onirique qui ne prendrait la forme du rêve que dans le sommeil paradoxal. C'est par exemple ce que fait Ann Faraday qui distingue entre les rêves "REM", c'est-à-dire entre rêves du sommeil paradoxal, et les rêves "NREM", du sommeil lent, qui ne seraient pas tant des rêves que des sortes d'ébauches mentales à différents degrés d'élaboration. Mais, d'une part, on ne peut être assuré que ces nuances ne qualifient pas plutôt la remémoration que le phénomène onirique lui-même et, d'autre part, leur évaluation est également statistique.

A partir de là il devient difficile d'affirmer absolument - même si la vraisemblance en est très forte - que le comportement du chat (dont une région précise du cerveau a subi des lésions) au cours du sommeil paradoxal correspond à celui de son rêve tant que l'on n'a pu mettre en rapport de façon fiable ce comportement observé de l'extérieur et le récit fait par le sujet qui a vécu le rêve. La recherche nous renseigne donc essentiellement sur le sommeil paradoxal, et l'hypothèse qui identifie rêve et sommeil paradoxal, malgré sa forte probabilité, n'apparaît pas nécessaire pour la progression de ce type de recherche.

Ce désaccord des neurobiologistes sur ce point illustre bien les difficultés auxquelles se heurte toute étude du rêve qui cherche à l'objectiver, c'est-à-dire n'étudier que ses aspects extérieurs observables. Les "marques" du rêve, pour être simultanées au phénomène onirique, n'en sont pas moins dérivées et tant qu'un moyen n'est pas trouvé de réunir les côtés objectif et subjectif du rêve, il n'est guère possible de dépasser le niveau des hypothèses en ce qui concerne le rêve lui-même.

C'est sans doute la raison pour laquelle la psychologie des profondeurs se trouve confrontée au même problème, bien que de façon inverse. Le postulat du sens nécessite de façon incontournable le développement d'une méthode et d'un système d'interprétation. Or, un système d'interprétation exclut par définition ce qui n'entre pas dans le système, et, comme nous l'avons déjà remarqué, on en arrive à refuser le statut de rêve à ce qui au départ aurait été, indépendamment de toute théorie, considéré comme tel. Mais cela ne remet pas en cause le postulat du sens dans la mesure où chaque système peut être compris comme une étape dans la progression d'une recherche : par exemple les théories jungiennes intégreraient ce qui, après examen, subsiste des conceptions freudiennes, tout en les élargissant. Pourtant le postulat du sens, en entraînant la nécessité de l'interprétation ou de la compréhension, risque de se nier lui-même. Comment savoir en effet à quel moment on a trouvé le sens du rêve ? Les faisceaux d'indices convergents ou ce que ressent de façon affective le sujet lorsqu'il "reconnaît" le sens et lorsqu'il y réagit par un comportement nouveau ne constituent pas des certitudes. C'est ce que montre le problème des niveaux de sens et de la surdétermination. Comment savoir d'une part où s'arrêter dans la recherche d'un sens qui est toujours susceptible de renvoyer à un autre, et comment comprendre d'autre part la multiplicité des sens d'un même rêve sans perdre son unité ? Le rêve ayant plusieurs sens semble être moins le mode onirique de leur manifestation que leur prétexte. D'un côté l'interprétation n'autorise que certaines directions de recherches, mais de l'autre ces directions sont tellement riches par rapport au rêve en tant qu'image qu'on peut se demander si sa découverte, lorsqu'elle n'est pas production, ne repose pas plus sur la méthode d'interprétation que sur le rêve lui-même. C'est une critique que Jung adresse à Freud lorsqu'il constate que la méthode des associations libres conduit à établir le contexte du rêve " tout aussi peu qu'elle permettrait de déchiffrer une inscription hittite. Les associations libres, naturellement, révéleront tous mes complexes, mais je n'ai, pour ce faire, nul besoin de rêve ; autant partir d'un écriteau ou d'une quelconque phrase de journal! ". Cette critique peut être étendue à toute recherche du sens des rêves dans la mesure où cette recherche nécessite une méthode. Dans cette perspective le sens apparaît comme un élément non pas constituant mais dérivé, en ce que même dans le cas où il est intrinsèquement lié au rêve, il n'est pas fondamentalement sa raison d'être. Certains, tel Roger Caillois, adoptent une attitude radicale à ce sujet : " l'un des travers les plus nobles de l'esprit humain [...] est de s'acharner à trouver un sens à ce qui n'en a pas et à tirer ainsi le significatif de l'insignifiant ". Le sens psychologique comme le sens physiologique (le fonctionnement cérébral) semblent être "surajoutés" à ce qui apparaît primitivement simplement comme une image mentale.

Mais l'assimilation du rêve à l'image mentale entraîne elle aussi certaines difficultés car elle suppose que le rêve est une production de l'imagination analogue aux images que nous nous formons à l'état de veille comme par exemple dans le rêve éveillé et la rêverie. La différence qualitative de ces productions résiderait dans les conditions physiologiques de leur manifestation : dans l'état de veille leur évocation serait atténuée par la présence du monde et contrôlée par les facultés rationnelles tandis que le sommeil, en inhibant la perception et les facultés rationnelles, leur rendrait intensité et liberté (ou automatisme) de combinaison. Or, il n'est pas sûr que les images oniriques soient toujours de même nature que les productions de l'imagination éveillée comme le montre l'observation comparative la plus simple qui permet de constater des différences structurelles et qualitatives qui ne semblent pas présenter de rapport avec l'intensité de l'évocation. Ces différences sont à ce point frappantes que certains observateurs de leurs rêves vont jusqu'à considérer qu'il existe deux imaginations différentes : " dans le rêve, quoi qu'en en dise, jusqu'à l'imagination se tait. Elle n'a pas de part au spectacle qui lui est présenté et dont la composition est due à une autre imagination, inconnue, anonyme, hors de portée. Celle-ci ne laisse pas de liberté et n'en possède pas ".

Et même si nous admettons qu'image mentale et image onirique ne sont qu'une seule et même chose, l'examen attentif des rêves nous pose alors un nouveau problème : le rêve comporte ses propres "images mentales", en ce sens qu'un rêveur, au cours d'un rêve, tout en se situant dans un environnement onirique donné qu'il "croit" percevoir, peut évoquer d'autres lieux, ou d'autres sujets, en des images qui ont dans le rêve les caractères de l'évocation à l'état d'éveil et donc ne sont pas du même type que l'image onirique qui joue le rôle de percept. Or, une telle distinction de niveaux n'a pas été observée à l'état de veille au sein des images mentales : si elles ne présentent pas toutes une intensité égale d'évocation lorsque le sujet les examine elles ne comportent pas de telle "rupture de niveau" dans une même image. Assimiler image onirique et image mentale revient donc à "aplatir" le rêve et à gommer les questions qui lui sont spécifiques sur le terrain même de l'image.

En fin de compte le présupposé qui sous-tend la perspective réductrice entraîne deux types d'insuffisances : d'un côté il masque les problèmes véritablement spécifiques du rêve, et de l'autre il risque de faire étudier comme rêve ce qui n'est pas tout à fait le phénomène onirique mais n'en est qu'un à-côté. Il convient à cet égard de préciser que ces insuffisances n'entraînent pas une remise en question radicale des divers types d'assimilation. Il n'est en effet pas question de nier que le rêve puisse être image mentale, pensée signifiante ou fonctionnement cérébral mais de montrer qu'il n'est pas que cela, ou qu'il n'est pas toujours cela. Dans ce cas, on peut considérer que si les diverses théories contemporaines peuvent être accréditées par les résultats qu'elles obtiennent, c'est sans doute en partie parce qu'elles examinent des catégories de rêves qui répondent à la conception qu'elles s'en font et qui en retour les justifient. Certes il est facile d'accepter l'idée qu'au sein d'un même domaine (par exemple la psychanalyse) divers types de rêves permettent la formulation de diverses théories, même si cela revient à faire éclater l'unité définitionnelle du rêve à laquelle ces théories prétendent atteindre, mais le succès de théories opérant dans des domaines incompatibles tels que la neurophysiologie et la psychanalyse suggère une autre réponse : le présupposé réducteur, malgré les insuffisances qu'il entraîne dans le domaine théorique doit en fait lui-même reposer sur des constatations psychologiques empiriques ou sur des inférences suffisamment rapides pour avoir un caractère de saisie intuitive et qui doivent être en partie fondées, faute de quoi sa diffusion serait difficile à expliquer. Mais étant donné les inconvénients dont il est l'origine, il importe de délimiter la portée exacte de ces saisies intuitives opérées de façon empirique.

Ces constatations empiriques se résument par deux qualificatifs négatifs : inconsistance et incohérence. D'un point de vue immédiat, le sentiment du manque de consistance correspond à ce que ressent le rêveur au moment du réveil devant l'aspect fuyant du rêve. D'un côté la remémoration en est souvent fugitive, le rêveur accrochant quelques scènes de façon fragmentaire et parfois abstraite comme lorsqu'il sait avoir rêvé de telle ou telle chose mais n'en conserve aucune image, ce qui lui procure un sentiment d'inconsistance qu'il attribue, par glissement, à sa vie nocturne elle-même. D'un autre côté le rêve en se dissipant brusquement donne au rêveur un sentiment rétrospectif d'illusion dont le support doit appartenir au monde éveillé puisque c'est le monde éveillé qui permet la reconnaissance du caractère illusoire, d'où la tendance à faire du rêve un élément du monde de la veille non pas à part entière, mais comme une partie qu'on aurait par erreur prise pour le tout, ou encore comme une qualité que l'on aurait indûment abstraite à partir d'une perception concrète, ce qui, par la suite, conduit aux assimilations que nous avons déjà rencontrées.

On peut supposer que c'est ce même sentiment d'inconsistance qui se tient derrière les réflexions philosophiques que nous avons examinées et qui comparent les états de veille et de rêve : lorsqu'on met l'accent sur l'impossibilité de distinguer veille et rêve et qu'on ramène le rêve et la veille au même niveau ontologique, c'est le plus souvent pour douter de la veille et non pour élever ontologiquement le rêve. Ainsi on maintient la différence entre le rêve et la veille dans le temps même où on la suppose abolie. En réalité une telle équivalence devrait entraîner la perte des points de repère entre la veille et le rêve de sorte qu'on ne puisse plus définir l'un par rapport à l'autre ni même en tirer de conclusion sur le plan ontologique. Or, peut-on admettre une inconsistance métaphysique sur la base d'une inconsistance psychologique quand cette dernière n'est pas généralisable ? Qu'advient-il en effet de ces constatations empiriques dans le cas des rêveurs dont la remémoration des rêves fournit des images aussi claires et nettes que des souvenirs de l'état de veille, sinon plus, et des scènes oniriques complètes à chaque réveil ? Maury rapporte par exemple que " Peu de personnes rêvent aussi vite, aussi fréquemment que moi ; fort rarement le souvenir de ce que j'ai rêvé m'échappe, et la mémoire de mes rêves subsiste souvent pendant plusieurs mois aussi fraîche, je dirai volontiers aussi saisissante, qu'au moment de mon réveil ". On peut aussi se rapporter à des études plus quantitatives de la remémoration du rêve. Pour le Dr Robert Van de Castle, par exemple, " le procès-verbal d'une seule de ses nuits comporte de 60 à 70 pages alors que pour le commun des mortels, ce document est de l'ordre de 25 à 30 pages. On constata en analysant cinq études officielles visant à rechercher les "unités de signification" - la plus petite unité descriptive -, qu'il était, et de loin, le roi, avec un total de 2439 unités ".

Le problème se pose alors différemment : il n'est plus question d'inconsistance, car le souvenir du rêve a toutes les apparences, et donc tous les attributs, d'un souvenir de perception. Pour de tels rêveurs la question du réel se pose avec beaucoup plus d'acuité que pour les "mauvais rêveurs". Le problème est généralement résolu, nous l'avons vu, par la constatation d'incohérence, comme le fait Descartes : " Et je dois rejeter [...] cette incertitude si générale touchant le sommeil, que je ne pouvais distinguer de la veille : car à présent j'y rencontre une très notable différence, en ce que notre mémoire ne peut jamais lier et joindre nos songes les uns aux autres et avec toute la suite de notre vie, ainsi qu'elle a coutume de joindre les choses qui nous arrivent étant éveillé [...] Mais lorsque j'aperçois des choses dont je connais distinctement et le lieu d'où elles viennent, et celui où elles sont, et le temps auquel elles m'apparaissent, et que, sans aucune interruption, je puis lier le sentiment que j'en ai, avec la suite du reste de ma vie, je suis entièrement assuré que je les aperçois en veillant, et non point dans le sommeil ". Dans un tel cas la diminution ontologique n'est pas constatée ou montrée, comme pour l'inconsistance, mais inférée, en ce sens qu'elle dépend du raisonnement, du jeu des facultés : " Et je ne dois en aucune façon douter de la vérité de ces choses-là, si, après avoir appelé tous mes sens, ma mémoire et mon entendement pour les examiner, il ne m'est rien rapporté par aucun d'eux, qui ait de la répugnance avec ce qui m'est rapporté par les autres ".

Pourtant cette inférence à base empirique ne peut elle non plus suffire à conclure à l'incohérence d'un point de vue métaphysique. En effet la cohérence interne des rêves est parfois telle qu'elle a rendu perplexes les observateurs de leur vie onirique : " La cohérence des rêves me troubla désormais beaucoup plus. Je ne m'explique pas encore comment la cohue d'images qui fait irruption dans la conscience du dormeur, réussit à s'y composer en enchaînements acceptables, en histoires qui se suivent, en aventures ordonnées. Il me semble que les rêves ne devraient comporter que des images folles et anarchiques, sans le moindre lien entre elles. Or, les miens devenaient de plus en plus rigoureux et, pour ainsi dire, merveilles d'horlogerie, ou plutôt ils savaient m'en donner l'impression. Bientôt, le fait de rêver m'apparut en soi plus digne d'attention que ne l'était le contenu des rêves ".

De plus la constatation de l'existence d'une telle cohérence interne a mené à poser l'hypothèse d'une cohérence externe qui, pour être purement d'argumentation, n'en révèle pas moins une certaine inquiétude de la pensée comme le montre l'argument du voyageur de Pascal repris par Caillois : " Si l'on suppose [...] un homme en proie toute sa vie à un songe qui se continue d'une nuit sur l'autre, et si on le transporte chaque nuit, pendant qu'il rêve, en des pays différents et sans rapports entre eux, ce sont ces journées vécues en des décors disparates avec des compagnons éphémères, qui auraient à ses yeux la fragilité des songes, tandis qu'il serait rendu chaque nuit à une existence suivie, qui ne pourrait pas ne pas lui paraître son existence véritable ". Argument d'autant plus "personnel" qu'il est arrivé à Roger Caillois lui-même de se trouver dans cette situation : " Les rêves cohérents ont ceci d'insidieux qu'ils se laissent plus facilement que les autres confondre avec la réalité. Pour comble, ils commencèrent à m'assaillir à une époque où je voyageais trop souvent et trop vite ". Une telle escalade dans la réflexion indique au moins que l'incohérence du rêve par rapport à la veille n'est pas plus généralisable que son inconsistance. On peut comprendre que de telles remarques empiriques, dans la mesure où elles constituent une expérience répandue, aient pu former la base d'un présupposé ontologiquement réducteur, mais on peut également supposer que des constatations psychologiques empiriques d'ordre opposé, même si elles sont moins courantes, permettent d'arriver à des conclusions différentes.

C'est ce qui ressort des positions de l'autre perspective, pour laquelle le rêve est non pas ramené à des éléments de l'état de veille mais considéré comme une réalité propre ayant son autonomie par rapport au rêveur. Cependant cette position est généralement considérée comme le fruit d'une pensée restée à un stade inférieur de développement. On lui reproche en effet de considérer les rêves " non point en tant que phénomènes psychologiques, mais en tant qu'expériences réelles de l'âme désincarnée, ou comme la voix d'esprits ou de fantômes. Ainsi, les Ashantis affirment que, si un homme rêve avoir des relations sexuelles avec l'épouse d'un autre homme, il sera condamné à payer l'amende qui, d'ordinaire, châtie l'adultère, car son âme et l'âme de la femme coupable ont eu des relations sexuelles. Les Papous Kiwai de la Nouvelle Guinée croient que, si un sorcier parvient à s'emparer de l'âme d'un rêveur, celui-ci, plus jamais, ne s'éveillera de son sommeil. Sous une autre forme voici la même croyance en la réalité des événements du rêve : les esprits des morts apparaissent dans le rêve pour nous exhorter, nous avertir, ou nous apporter toutes sortes de messages ". Dès l'abord le rêve est ramené à la catégorie des phénomènes psychologiques qu'on oppose à celle d'expérience réelle. On considère en effet que l'attribution de la réalité au rêve n'est pas une attitude réfléchie mais spontanée, en quelque sorte une inclination irréfléchie, qu'incarnent par excellence l'enfant et le primitif dans la mesure où, pour eux, " l'opposition entre le Moi et le Monde extérieur, entre le sujet et l'objet, n'a pas encore acquis toute sa netteté " et qui par conséquent sont plus aptes à confondre rêve et veille. C'est sans doute le cas de l'enfant dans les premiers stades de son développement mais le primitif ne peut être comparé à l'enfant ; il faut plutôt considérer que son évolution est différente : " Comme l'enfant d'un certain âge, le primitif fait aussi une différence entre les événements du rêve et ceux de l'état vigile, mais il apparaît dans son attitude vis-à-vis du rêve une particularité hautement caractéristique : sa mentalité, comparée à la nôtre, n'est pas simplement restée à un stade antérieur, mais elle a évolué d'une manière différente. Il considère les images du rêve comme des révélations mystiques, qui au fond sont vraies ; l'événement du rêve n'est pas pour lui moins "réel" que celui du jour, mais il se situe sur un plan totalement différent. Tandis que notre éducation amène bientôt l'enfant à admettre que la vie du rêve a un caractère imaginaire et qu'il n'y faut prêter aucune attention, le primitif, prenant au sérieux la vie du rêve, en tire des conséquences en ce qui concerne sa conduite à l'état vigile ".

Si l'on admet, comme le fait l'auteur de ces phrases, que la mentalité primitive a évolué différemment de la nôtre, et que cette évolution est, dans notre cas, due à une éducation par opinion - il n'y a en effet pour l'enfant "civilisé" pas de réflexion sur le phénomène onirique puisqu'il lui est conseillé de n'y "prêter aucune attention" -, la comparaison de cette mentalité à celle de l'enfant sur ce sujet ne se justifie plus à aucun moment, pas même comme point de départ de la réflexion. Il y a en fait ici non pas confusion du rêve et de la réalité à quelque degré que ce soit mais hétérogénéité de valeurs qui s'inscrivent souvent dans une vision du monde suffisamment développée pour qu'on comprenne qu'il ne s'agit pas sur le plan onirique d'une mentalité infantile.

De fait une telle assimilation n'a généralement pas lieu sur d'autres plans. En effet, en dehors des problèmes du rêve, et plus précisément en dehors des problèmes du rêve tels que se les posent les spécialistes qui l'abordent sous l'angle psychanalytique, les chercheurs admettent que la mentalité primitive n'est pas un stade inférieur de la pensée civilisée. Lévy-Bruhl lui même précise que " l'activité mentale des primitifs ne sera plus interprétée d'avance comme une forme rudimentaire de la nôtre, comme infantile et presque pathologique ". Et au sujet du rêve il précise bien que les primitifs " ne sont pas non plus dupes d'une grossière illusion psychologique. Ils savent très bien distinguer le rêve d'avec les perceptions de la veille, et qu'ils ne rêvent que lorsqu'ils dorment ".

D'ailleurs l'attribution de la réalité au rêve fait dans d'autres civilisations l'objet de positions nettement réflexives et philosophiques et dans ce cas, puisque c'est justement de la différence entre les deux états que naît la question, il ne peut y avoir là à aucun moment confusion par absence de distinction. Le texte célèbre de Chuang-zi - qui ne sait pas s'il est un homme qui a rêvé qu'il est un papillon ou un papillon qui rêve maintenant qu'il est un homme - est un exemple typique (et classique) donnant prise à un commentaire sur l'équivalence ontologique du rêve et de la veille : " Le papillon fit un rêve. En rêvant il est devenu Chuang-zi en train de regarder les fleurs. Les fleurs étaient vraiment nombreuses. Il faisait bon. Il était terriblement heureux. A ce moment Chuang-zi se réveilla. Il ne savait pas si le Chuang-zi de maintenant était le vrai Chuang-zi ou le Chuang-zi qu'avait rêvé le papillon. Il ne savait pas non plus si Chuang-zi avait rêvé du papillon ou si le papillon avait rêvé de Chuang-zi ". Contrairement aux types d'analyses déjà vus ce texte ne tend pas à conserver implicitement le déséquilibre ontologique dans la comparaison au moment même où il prétend la supprimer mais au contraire attribue réellement la même valeur ontologique aux deux états : " La portée métaphysique de l'apologue est déterminée par le commentaire : " Qui suis-je en réalité ? demande Tchoang-Tseu. Dans mon cas, y a-t-il deux individualités réelles ? Y a-t-il eu transformation réelle d'une individualité en une autre ? " La glose décide : " Ni l'un ni l'autre. Il y a eu deux modifications irréelles de l'être unique, de la norme universelle, dans laquelle tous les êtres dans tous leurs états sont un " ". La qualification d'irréalité ici ne doit pas tromper : elle indique que les deux états sont bel et bien mis sur le même plan ontologique. D'autre part, si Chuang-zi se pose la question, c'est que ces états sont vécus et pensés, au moins au départ, comme différents. Il n'y a donc pas de confusion "primitive" mais plutôt conclusion d'équivalence. La deuxième perspective sur le rêve ne peut donc pas purement et simplement être considérée comme relevant d'un type de mentalité qui ne distinguerait pas nettement veille et rêve car l'attribution de la réalité au rêve ne se fait pas toujours par le biais d'une participation du rêve à l'état de veille.

Ainsi le présupposé réducteur ne se trouve à aucun moment fondé, ni positivement puisque les constatations empiriques sur lesquelles il repose sont elles-mêmes partielles, ni négativement car sa critique des positions contraires met au jour non pas une mentalité infantile mais un adversaire spéculativement consistant. Il est ainsi à la source d'une double difficulté puisqu'il fausse l'examen des modes d'appréhension du rêve qui lui sont contraires et empêche une réelle progression des théories qui s'appuient sur lui - leur inaptitude à fonder en droit l'assimilation proposée ou à se poser les problèmes spécifiques du rêve en témoigne, ainsi que l'incompatibilité entre les divers champs d'étude. Ce présupposé conditionne en effet les voies d'approche utilisées pour étudier le phénomène onirique : récit, marques objectives, comparaison spéculative... Or, ce qui est requis pour une telle étude c'est un mode d'approche qui soit capable non pas de les additionner mais de les intégrer. Une telle approche, si elle se tient à l'écart d'un présupposé qui conduit à des impasses, devrait permettre un approfondissement de questions parfois à peine entrevues au sujet du rêve et souvent simplement méconnues en raison du point de vue réducteur sous-jacent. Mais est-elle possible ?

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Puisqu'une approche fondée sur la diminution ontologique du phénomène onirique conduit aux difficultés que nous venons d'exposer, on peut penser qu'une position accordant l'être au rêve, non point en tant que fondement théorique, implicite ou explicite, mais en tant qu'hypothèse méthodologique, devrait les éviter ou les résoudre. L'étude du rêve doit en effet porter avant tout sur le rêve lui-même, et non uniquement sur les manifestations qui en sont dérivées comme le souvenir (le plus souvent sous forme de récit) où les tracés polygraphiques (dont les tracés EEG) qui, en tant qu'aspects du rêve, lui sont sans doute nécessaires mais ne sauraient suffire à leur propre intégration dans un ensemble plus vaste - la partie ne pouvant être plus grande que le tout. Or, nous avons vu qu'on se heurte là à une objection qui apparaît radicale : la connaissance ne progresse que par la conscience réfléchie, laquelle est absente dans le rêve. Le rêveur n'est certes pas inconscient, sinon il ne pourrait pas même se souvenir de ses rêves, mais sa conscience est en quelque sorte une conscience au premier degré, qui ne se saisit pas elle-même. C'est d'ailleurs là la source de l'illusion qui nous fait prendre le rêve pour la veille : " On s'y croit nécessairement en état de veille. Aurait-on d'ailleurs le moindre doute sur ce point, c'est-à-dire se demanderait-on, en rêve, si l'on rêve, que cette recherche serait inévitablement vouée à l'échec ". Cette objection a sa valeur mais elle n'est pas aussi définitive qu'il y paraît. La conscience réfléchie peut en effet se trouver en rêve en ce sens que parfois le rêveur sait au cours de son rêve qu'il est en train de rêver. Ce phénomène, dont l'étude se développe aujourd'hui sous le nom de "rêve lucide", n'est pas passé inaperçu de ceux qui se sont intéressés au rêve. Aristote le mentionne dans les Petits Traités d'Histoire naturelle. Descartes, dans ses réponses aux objections de Gassendi, précise que " nous expérimentons néanmoins que, lorsque notre imagination n'est pas si forte, nous ne laissons pas souvent de concevoir quelque chose d'entièrement différent de ce que nous imaginons, comme lorsqu'au milieu de nos songes nous apercevons que nous rêvons ", ce dont il a fait lui-même l'expérience ainsi qu'en témoigne ce passage d'un de ses rêves rapporté par Baillet : " Il en était là, lorsque les livres et l'homme disparurent et s'effacèrent de son imagination, sans néanmoins le réveiller. Ce qu'il y a de singulier à remarquer, c'est que, doutant si ce qu'il venait de voir était songe ou vision, non seulement il décida en dormant que c'était un songe, mais il en fit encore l'interprétation avant que le sommeil le quittât ". Freud pour sa part constate qu'il y a " des gens qui manifestement savent qu'ils dorment et qu'ils rêvent et qui paraissent pouvoir diriger leur vie de rêve d'une manière consciente ".

Cette émergence de la conscience réfléchie, qui présente par avance une objection de fait à la position de Roger Caillois, survient ici au cours du rêve tel qu'il se déroule pour le rêveur (pour Descartes il s'agit d'une délibération intérieure due à l'examen du contenu du rêve) mais peut aussi se manifester au cours de l'endormissement lorsque le dormeur glisse dans le sommeil et le rêve sans perdre conscience. Dans chaque cas le rêve lucide supprime l'illusion sans supprimer le rêve, et, le plus souvent, restitue au rêveur la mémoire de sa vie de veille sans l'éveiller. Néanmoins, même en laissant de côté pour l'instant la question de la fréquence et de l'utilisation de ce type de rêve pour l'expérimentation ou celle de son influence sur le contenu onirique, de quelle façon peut-il nous permettre de surmonter les obstacles que nous avons rencontrés ? La réponse réside dans le fait que le rêve lucide est le seul phénomène connu qui permette une visée réfléchie du rêve de l'intérieur, et cette visée suppose nécessairement, d'un point de vue méthodologique, une position réaliste quant à la situation ontologique du rêve, un peu à la manière du réalisme naïf de l'attitude naturelle à l'état de veille. Les expériences que les rêveurs lucides font dans leurs rêves, et même parfois la simple observation qu'ils font de leur environnement onirique, demandent jusqu'à un certain point qu'ils le traitent comme un donné qui leur est extérieur même si, d'un point de vue théorique, ils ne lui accordent pas toujours la réalité : c'est la pratique de leurs expériences qui suppose l'être du rêve. Un rêveur lucide remarque par exemple au cours d'un rêve lucide : " En dépit de tous mes efforts, je ne peux rien trouver qui suggère la possibilité que ce soit une illusion ". Contrairement à la psychologie des profondeurs qui ne travaille que sur des récits de rêves et dont l'approche peut impliquer, comme nous l'avons vu, un présupposé ontologiquement réducteur sur le plan théorique, le rêveur lucide ne peut adopter le point de vue réducteur, s'il le fait, que de façon explicite. La question de la réalité du rêve d'un point de vue théorique reste alors ouverte et des recherches peuvent même être menées à ce sujet car si en effet certains rêves se révèlent être modifiables presque comme des images mentales de type courant (c'est-à-dire les images mentales dont nous pouvons avoir conscience à l'état de veille) et donc admettre un degré ontologique apparemment faible, d'autres peuvent laisser, chez les mêmes rêveurs lucides, un fort sentiment de réalité en raison de ce qu'on pourrait appeler leur "qualité d'extériorité" et se rapprocher ainsi plus d'un "perçu" que d'une "image mentale". Une telle approche méthodologique permet donc de prendre conscience de l'existence du présupposé réducteur, d'en relativiser la portée et également de susciter de nouvelles hypothèses qui ont cette caractéristique d'être vérifiables grâce au rêve lucide, et ce dans les différents domaines traitant du rêve que nous avons rencontrés.

La possibilité d'observer en pleine conscience le rêve de l'intérieur permet en effet, en regroupant les observations de rêveurs différents, de passer du domaine de la spéculation au terrain de l'expérience et d'étudier en rêve les situations que l'on tient pour équivalentes à l'état de veille. Par exemple la question que l'on se pose à l'état de veille, de savoir, sans pouvoir trancher, si oui ou non nous sommes en train de rêver, possède en rêve un état équivalent appelé "prélucide", dans lequel le rêveur hésite sur la "réalité" de ce qui l'entoure ainsi que le montre le rêve de Descartes qui a un moment de "doute" avant de décider qu'il rêve. Le recoupement des observations des expériences spontanées ou provoquées permet de constater qu'une telle question dans l'état de rêve se conclut par une position ou une autre : soit le rêveur décide qu'il rêve, soit il décide qu'il est bien éveillé, mais il ne reste pas un temps indéterminé à se poser la question comme le font Socrate et Théétète à l'état de veille. Certains expérimentateurs ont même mis au point des "tests" qui permettent de décider, en rêve, si l'on rêve, à tel point que le rêve semble plus facile à caractériser dans l'état de rêve qu'à l'état de veille. On pourrait presque en tirer argument pour répondre à cette question que Théétète prétend trouver si embarrassante : lorsque l'on se pose la question de façon continue, sans pouvoir trancher, c'est que l'on se trouve en état de veille. Il est vrai, et nous l'avons vu, que la question posée n'est pas une question "sincère" puisque la différence niée entre le rêve et la veille est en fait présupposée. Mais même en admettant que la question soit authentique, la façon même dont elle se pose, dès lors qu'on la compare avec la même question posée dans ce qui apparaîtra par la suite être effectivement un état de rêve, permet désormais, par le biais de l'expérimentation onirique, d'apporter, au moins sur le plan épistémologique, des éléments de réponse précis, et ce d'autant plus que la possibilité d'observation consciente du rêve en train de se dérouler permet une appréciation en quelque sorte plus "objective" de ces "états" oniriques, ou, si l'on préfère, moins impliquée dans la trame des images oniriques sans pour autant provoquer l'éveil du dormeur.

Sans cet examen intérieur on ne peut atteindre la spécificité du rêve. Si en effet on ne se fonde que sur le souvenir du rêve, il est pratiquement impossible de neutraliser le présupposé réducteur au moins pour deux raisons. D'une part le souvenir d'un rêve partage avec celui d'un événement de veille la caractéristique de subir des transformations et on peut se demander dans quelle mesure cette transformation n'est pas pour le rêve particulièrement importante, même au moment du réveil. C'est ce que soutient Marcel Foucault pour qui " les opérations logiques que l'on discerne en analysant un souvenir de rêve sont consécutives au sommeil et s'effectuent, principalement, pendant le réveil ". Et même en admettant que le contenu ne subisse pas d'altération, la forme qu'il prend peut être susceptible d'un travail d'élaboration comme dans le cas du rêve éveillé. D'autre part, lorsque le rêve n'a pas été pleinement conscient, on peut se demander s'il a réellement eu lieu et s'il n'a pas été construit juste au moment de l'éveil. Or, le rêve lucide permet sinon de répondre à ces questions, du moins de dépasser la généralité vague des réponses qu'on leur donne habituellement car le rêveur lucide vit son rêve en direct : il constate qu'il rêve dans un temps qu'il sent s'écouler (même s'il reste à déterminer si c'est ou non celui de la veille), qu'il peut examiner les images auxquelles il a affaire (perçues ou évoquées, leurs différents niveaux d'imbrication, leurs qualités telles que les couleurs, etc.) et se livrer sur elles à des manipulations à fin d'expériences. C'est dire que le sujet qui rêve est non plus passif mais actif, ou, plus exactement actif vis-à-vis du rêve en ce sens que dans un rêve ordinaire le rêveur peut être actif dans le cadre proposé par le rêve alors que dans le rêve lucide il l'est aussi sur ce cadre c'est-à-dire au sujet du rêve lui-même en sollicitant des personnages oniriques, en étudiant le décor, sa transformation, l'action qu'il peut avoir sur lui, les changements de scènes... et entre ainsi en interaction avec le rêve, ne serait-ce que sous sa forme la plus simple qui est l'interprétation au cours du rêve.

Ce type d'interaction minimum montre de plus qu'accorder l'être au rêve permet de donner à la recherche du sens du rêve sa véritable place. Nous avons en effet vu que le postulat du sens amène à dissoudre le rêve dans le sens, c'est-à-dire dans la pensée. Or, si le phénomène onirique est considéré, de façon méthodologique, comme un donné "extérieur" au rêveur, il devient possible d'en rechercher le sens "à l'occasion" du rêve, ce qui permet, comme l'a fait Descartes, une interprétation qu'on pourrait qualifier "d'intra-onirique". Elle présente l'avantage de réduire les éléments sans rapport avec lui qui peuvent se présenter à l'état de veille (et donc d'échapper au problème des associations d'images posé par Jung) et autorise par là, grâce à la pleine conscience, une véritable recherche analogue à celles qui pourrait être menée à l'état de veille, par exemple à l'aide des dialogues avec les personnages oniriques. Cette façon de procéder permet de se rendre compte si un rêve est dépourvu de sens ou plutôt si son sens ne joue qu'un rôle secondaire alors que son contenu est susceptible d'un intérêt intrinsèque. De la même façon les phénomènes de télépathie onirique mis en avant par les psychanalystes peuvent s'expliquer tout autrement si l'on cesse de voir dans le rêve le véhicule obligé d'un sens, fut-il d'une source extérieure au rêveur comme le croyait Freud d'après qui " en insérant l'inconscient entre le physique et ce qu'on appelait jusqu'alors " psychique ", la psychanalyse nous a préparés à admettre des phénomènes comme la télépathie ". Mais à partir du moment où le rêve présente un intérêt intrinsèque, il devient possible d'envisager des explications tout à fait différentes des mêmes phénomènes. En faisant ainsi de l'interprétation une option, ou plus précisément en relativisant son importance, on se place à un point de vue qui autorise l'étude de phénomènes que toute théorie reposant sur le postulat du sens ne peut en définitive que déformer.

On pourrait cependant objecter que la conscience de rêver n'est qu'une apparence et que les rêves lucides se ramènent en fait à des récits de rêves particuliers dans lesquels, certes, un rêveur interagit consciemment avec son rêve, mais qui n'en restent pas moins des récits ; il ne s'agirait là que d'un autre visage de la subjectivité personnelle. Mais en fait la comparaison et la sommation des résultats individuels d'après les récits a posteriori des expériences des rêveurs lucides n'est pas la seule façon pour un observateur extérieur de constater et de rechercher les lois du monde onirique : l'expérimentation intérieure à laquelle se livre le rêveur peut être suivie en laboratoire grâce aux techniques d'enregistrements polygraphiques.

Nous avons vu que la neurophysiologie livrée à elle-même ne permet qu'une étude partielle du rêve en raison du présupposé qui réduit le rêve au fonctionnement cérébral. Si en revanche on accorde l'être au rêve c'est-à-dire si on considère le rêveur (ou son cerveau) non plus seulement comme la "source" du rêve, ce qui est déjà se placer sur le terrain métaphysique et donc au-delà de la méthodologie, mais aussi comme l'explorateur d'un monde onirique, toujours pour des raisons méthodologiques, on échappe alors au problème sur lequel bute la recherche neurophysiologique qui soit s'appuie uniquement sur des récits a posteriori pour obtenir des corrélations statistiques avec les phénomènes enregistrés, soit délaisse le récit et, réduisant le rêve à ses manifestations observables, le perd. Or, il a été montré qu'un rêveur lucide peut, en laboratoire, communiquer depuis son sommeil avec l'expérimentateur (par exemple lors de la période de sommeil paradoxal au cours de laquelle le sujet est paralysé, par des signaux oculaires codés) donnant lieu ainsi à des expérimentations corrélées qui autorisent des découvertes plus fiables et plus fécondes que les études a posteriori. De telles expérimentations permettent un nouveau type d'investigation de questions controversées telles que savoir si le rêve se manifeste ou non dans les périodes de mouvements oculaires rapides (REM). Elle permettent également de mesurer des effets sur le corps physique du rêveur de situations oniriques précises, grâce à une expérimentation par le rêveur sur le contenu de son rêve. On peut ainsi étudier la psychophysiologie du rêveur non plus à partir d'expériences sur le corps endormi, comme le faisaient les physiologistes du dix-neuvième siècle, mais cette fois à partir d'expériences menée à l'intérieur du rêve, ce qui est un renversement de situation.

Un renversement de situation aussi radical est représentatif de ce que doit être une étude objective du rêve au sens complet du terme (c'est-à-dire comprenant aussi son observation en direct par le sujet qui rêve). Une telle étude doit tout d'abord dans la mesure du possible éliminer les faux problèmes dus à des généralisations qui ont à leur base le présupposé réducteur. En effet ces généralisations entraînent des définitions fausses ou arbitraires du rêve qui empêchent dans le cours de la recherche de le reconnaître là où il se manifeste et amènent à travailler de façon déductive, et non plus inductive. C'est ce qui arrive par exemple à Henri Bergson et Roger Caillois dont l'approche, qui pose par définition implicite qu'un rêveur ne peut jamais savoir au cours même de son rêve qu'il est en train de rêver, n'est en fin de compte pas fondée sur autre chose qu'un très fort sentiment personnel ; car il suffit par exemple de se référer aux observations d'Hervey de Saint-Denys sur les rêves pour constater que son approche est complètement différente lorsqu'il écrit au siècle dernier : " Je voyais en même temps se développer chez moi, sous l'influence de l'habitude, une faculté à laquelle j'ai dû la plus grande partie des observations consignées plus loin, celle d'avoir souvent conscience en dormant de ma situation véritable, de conserver alors, en songe, le sentiment de mes préoccupations de la veille, et de garder par suite assez d'empire sur mes idées pour en précipiter le cours dans telle ou telle direction qu'il me convenait de leur imprimer ". Il ne s'agit donc pas d'un phénomène aberrant surgissant de façon sporadique mais d'un état de conscience suffisamment régulier pour permettre une expérimentation personnelle un peu systématique. Hervey de Saint-Denys le précise dès les premières pages de son livre : " Fixant dès lors tout particulièrement mon attention sur quelques-uns de ces mystères psychologiques les moins clairement compris, je résolus d'en surprendre l'explication durant le sommeil lui-même, en mettant à profit cette faculté dès longtemps acquise, de conserver fréquemment au milieu de mes rêves une certaine liberté d'esprit [...]. Réfléchissant pendant le jour aux questions les plus intéressantes à éclaircir, épiant pendant les rêves où j'avais le sentiment de ma situation, toutes les occasions de découvrir ou d'analyser, je savais secouer le sommeil par un violent effort de volonté chaque fois que je croyais avoir surpris tout à coup quelque opération de l'esprit particulièrement remarquable ; et saisissant alors un crayon, toujours placé près de mon lit, je me hâtais d'en prendre note, presque à tâtons, les yeux demi-fermés, avant qu'il en fût de ces subtiles impressions comme des images fugitives de la chambre noire, si promptement évanouies devant le grand jour ".

Or, Bergson qui connaissait ce texte puisqu'il le mentionne expressément dans sa conférence (" Je me rappelle en ce moment le livre du marquis d'Hervey sur les rêves "), n'a pas tenu compte de l'objection implicite que l'ensemble de ce livre constitue à l'égard de sa théorie puisque sa définition du rêve en exclut l'attention, la concentration et la volonté et qu'il serait impossible de les réintroduire sans porter atteinte à la théorie psychologique dans laquelle il insère son analyse. Il est d'ailleurs étonnant de le voir faire la critique d'un court texte de Stevenson en s'appuyant sur un argument peu convaincant, tandis qu'il passe sous silence un livre d'une étendue plus considérable et en complet désaccord avec sa pensée. Ce simple exemple montre que définir ou caractériser le rêve par l'absence de pleine conscience revient à prendre pour essentiel un caractère qui ne l'est pas et par là à fausser toutes les observations subséquentes en empêchant de voir l'expérience qui la contredit.

Cependant la définition arbitraire n'est qu'un type de faux problème parmi ceux qui entravent la recherche et dont le surgissement dépend de la réduction ontologique implicite. Ces problèmes ne concernent pas toujours des aspects fondamentaux de la recherche comme celui de la constitution de son objet (ici la définition du rêve) mais peuvent porter sur des observations particulières. Par exemple, en vertu de la réduction ontologique on a pu considérer que, puisque certains sujets rêvent en couleurs tandis que d'autres ne rapportent que des récits en noir et blanc, c'est que l'on rêve en noir et blanc (ce qui est un a priori implicite) et que ce qu'il faut chercher à expliquer c'est le phénomène de la couleur : est-elle mise après coup par la conscience de veille, ou relève-t-elle d'un état pathologique ? On voit nettement que s'il n'y avait pas derrière cette hypothèse un présupposé réducteur on pourrait tout aussi bien poser la question dans l'autre sens : partir de la supposition que le rêve est en couleurs est se demander alors pourquoi il est en noir et blanc chez certains, s'il s'agit d'un problème de remémoration ou d'un phénomène pathologique. La symétrie possible de la question est d'ailleurs souvent l'indice que le problème est formulé en fonction d'un présupposé non justifié.

Toutefois, s'il est clair qu'il est important d'éliminer les faux problèmes qui entravent la recherche en la lançant sur de fausses pistes ou en suscitant la construction de systèmes explicatifs arbitraires parce qu'incomplets dans les fondements, et onéreux car tentant d'expliquer les phénomènes apparemment marginaux par une réduction difficile qui souvent va de pair avec une sorte de prétention "impérialiste" sur le phénomène étudié (ce qui aboutit, nous l'avons vu, à des incompatibilités constitutives, comme dans le cas de la psychanalyse et de la neurophysiologie), il semble cependant difficile d'y parvenir complètement car mettre au jour "toutes" les questions "biaisées" concernant un objet d'étude est une tâche impossible, probablement par principe. Ce qui néanmoins reste possible, c'est d'une part de travailler en tenant compte de l'existence d'un présupposé dont on peut constater qu'il est à la base d'un ensemble de formulations inadéquates, et surtout, d'autre part, de disposer d'un moyen qui permette en quelque sorte de tester la valeur des questions posées, de vérifier leur pertinence, moyen dont nous avons vu qu'il existe et qu'il permet un changement de perspective radical dans l'étude du rêve : ce moyen est la conscience qu'a le rêveur de rêver, conscience qui a reçu dans la littérature sur le sujet le nom de lucidité onirique.

A partir de là deux questions se posent : d'abord comment utiliser ce moyen pour explorer les nouvelles hypothèses qui se dégagent dès lors qu'on a pris conscience du présupposé réducteur ; et en quel sens ces hypothèses peuvent-elles faire l'objet d'une vérification ? Ensuite quelle est la valeur non seulement de ces hypothèses mais aussi des méthodes utilisées pour les vérifier et des conclusions obtenues ? En d'autres termes la recherche récente sur le rêve dans laquelle la lucidité onirique est utilisée pour l'étudier doit faire l'objet d'une évaluation critique pour qu'apparaisse la valeur des résultats obtenus. Or, si le rêve lucide apparaît comme le moyen de cette nouvelle recherche, il en est aussi la condition indispensable, à la fois objet d'étude du fait de son aspect "conscientiel" et domaine de recherche en tant que point de jonction des différentes approches. Cette caractéristique de "condition indispensable" prend toute sa portée dans la mesure où la reproductibilité des expériences ne dépend pas uniquement de quelques sujets "doués" (au sens fort, c'est-à-dire qui disposeraient de "dons") et où l'acquisition de la lucidité onirique peut être susceptible d'apprentissage, quelle que soit sa difficulté, sinon par tous, du moins par une grande proportion de rêveurs dits "ordinaires", ce qui est le cas. Notre travail aura donc par la force des choses un aspect épistémologique, du fait de la matière étudiée, en ce sens qu'il ne sera pas simplement une réflexion sur un phénomène dont tout un chacun peut facilement saisir la généralité mais devra s'appuyer sur la description d'expérimentations pour s'élaborer et par conséquent analyser les bases de ces expérimentations. Toutefois il ne vise aucunement à exposer l'ensemble des recherches sur le rêve lucide mais à dégager certains problèmes et à les étudier d'un point de vue plus philosophique et plus systématique que ne le permettent des études dispersées et de types divers. Son objectif, comme on va le voir en précisant la thèse que nous voulons défendre, a une portée plus métaphysique.

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Car dans la mesure où le rêve lucide nous ouvre sur le rêve de nouvelles perspectives de recherches et où les expériences qu'il autorise sont méthodologiquement en désaccord avec la conception ontologiquement réductrice dont nous avons déterminé les conditions, tout laisse supposer qu'une nouvelle conception métaphysique du rêve se trouve impliquée dans l'ensemble de ces recherches. Le point de vue métaphysique précédent refusait l'être au rêve soit sur la base d'une défaillance de l'âme, soit en le ramenant à un monde intérieur au sujet qui rêve et n'existant que par et pour lui, soit en combinant les deux arguments. Or, le sentiment de réalité dont un rêveur lucide peut faire l'expérience en rêve contient comme une tentation d'être : d'abord psychologique en tant que sentiment personnel, puis méthodologique en raison de l'expérimentation intra-onirique, il glisse insensiblement vers la position métaphysique rejoignant la deuxième perspective que nous avons évoquée et selon laquelle le rêve est considéré comme un monde à part entière. Logiquement une telle conception devrait prendre le contre-pied de la précédente et si l'on devait donner un fondement philosophique à l'étude du rêve lucide, il résiderait dans l'examen et le développement de cette conception antagoniste.

Quels en seraient les caractères ? Elle récuserait tout d'abord la défaillance de l'âme comme entrant dans la compréhension du rêve, et le rêve lucide répond complètement à une telle intention. Elle accorderait ensuite au rêve une extériorité et une indépendance par rapport au rêveur, ce qui la pousserait à en affirmer l'être, même sous une modalité non encore définie, le point important étant que ce monde du rêve ne dépend pas de celui de la veille pour être, et c'est le trait le plus accentué de la deuxième perspective. On pourrait donc supposer que la thèse de l'être du rêve, c'est-à-dire celle qui chercherait à le restaurer ontologiquement, ou du moins à lui donner une dignité ontologique qui lui est habituellement refusée, devrait être défendue ici à partir de cette donnée nouvelle qu'est le rêve lucide. Une telle démarche semblerait en effet naturelle dans le cadre que nous avons esquissé. Si le refus de l'être du rêve conduit à des difficultés dont certaines semblent insurmontables, ne convient-il pas d'explorer l'autre possibilité, même si on ne la pose qu'à titre d'hypothèse de travail, afin d'en tirer des conclusions et d'en examiner la validité ?

Pourtant il faut remarquer que le rêve lucide, s'il remplit l'une des deux conditions de la deuxième conception, celle de la conscience de l'état de rêve, et si cette condition suffit pour ébranler le présupposé de la première conception, ne comporte en lui-même aucune raison majeure de s'intéresser à la seconde condition, voire de lui donner crédit : sur le plan psychologique le sentiment de réalité que le rêve procure souvent au rêveur lucide ne correspond pas nécessairement dans sa vision du monde à une position philosophique équivalente, et on sait que sur un plan méthodologique la recherche peut s'accommoder pour l'objet visé d'un être qui n'est parfois qu'une supposition commode pour permettre sa progression. De ce fait l'intérêt d'une telle démonstration apparaît comme contingent.

Plus encore, la tentative directe d'une telle démonstration se heurte à une impossibilité de principe. En effet accorder l'être au rêve c'est lui donner une extériorité par rapport au sujet. Or, sur quel modèle penser une telle extériorité et quel sens lui accorder ? Au premier abord deux modèles s'offrent à nous, qui tous deux mènent la réflexion à une impasse. Le premier est celui de l'état de veille : l'extériorité du rêve serait alors physique, matérielle. Mais cela voudrait-il dire que le rêve a un statut d'objet à côté d'autres objets "perçus" dans le monde physique comme les étoiles invisibles en plein jour car cachées par le soleil ? Ou le rêve aurait-il un statut de "monde" dont la perception serait soumise à des conditions particulières et qu'il faudrait appréhender par des canaux sensoriels qui fonctionnent quand nous dormons mais dont nous ne commandons pas plus le déclenchement que ceux dont nous faisons l'expérience à l'état de veille ? Mais dans ce cas situer le rêve, et de quelle matière est-il constitué ? Le deuxième modèle permet apparemment d'éviter ces écueils : il consiste à donner une réalité au rêve sur le mode qui s'oppose à la matière, celui de l'esprit. Le rêve aurait une réalité idéelle ou spirituelle à la manière des idées platoniciennes. Mais que penser d'une réalité idéelle qui présente pour le rêveur tous les caractères de la matérialité ? Une approche qui s'appuie sur la distinction de l'esprit et de la matière pour penser une expérience conscientielle tend à perdre cette distinction dans le cours de son analyse. La tentative du neurophysiologiste John Eccles qui, cherchant à comprendre le mode d'opération de la volonté sur le cortex cérébral, en conclut à l'existence de l'esprit, en est un exemple typique, car pour lui cet "esprit" est en fait une matière non encore perceptible. Ainsi les deux grands modèles qui s'offrent à nous dès l'abord ne peuvent servir d'outils conceptuels et rendent la thèse du rêve comme réalité extérieure contradictoire ou indécidable.

Nous sommes alors apparemment dans une impasse : d'un côté puisque le présupposé réducteur ne se justifie pas, on en vient à admettre l'être du rêve, mais de l'autre, considérer de ce fait le rêve comme extérieur au rêveur n'est guère pensable. Or, il semblerait que ce soit ou l'un ou l'autre car un compromis ne résoudrait rien : diviser les rêves en deux catégories ou même y discerner des aspects dont certains seraient considérés comme "intérieurs" et d'autres "extérieurs" ne ferait que repousser le problème. La question de l'extériorité n'est donc pas première, non plus que la thèse de l'être du rêve. En revanche ces difficultés suggèrent que la façon dont se constituent les notions d'extériorité ou d'intériorité du rêve est loin d'être secondaire.

C'est qu'en effet l'extériorité ou l'intériorité ne s'appuient pas sur des modèles préétablis : ce sont plutôt des catégories fluctuantes et surtout relatives. Dans la plupart des cas elles sont suffisamment aisées à appliquer pour que l'on ne remarque pas que leur utilisation est en fait plus empirique que rationnelle. Mais dans le cas du rêve les idées courantes qui accompagnent la conception réductrice et selon lesquelles le rêve serait intérieur au sujet en ce sens qu'il serait entièrement produit par lui prennent rapidement une forme contradictoire. Pour la psychanalyse, par exemple, le rêve est produit par le rêveur puisqu'il appartient à son inconscient. Mais cet inconscient, à l'intérieur même du sujet, lui est d'une certaine façon extérieur puisqu'il n'en a pas conscience et en découvre les manifestations avec étonnement. Le sujet trouve à l'intérieur de lui-même des éléments qu'il traite pratiquement comme quelque chose d'extérieur à lui, même s'il est convaincu d'en être la cause. On arguera de l'intériorité de cet inconscient par le fait qu'il ne se manifeste qu'au rêveur seul. Mais dans ce cas pourquoi Freud a-t-il admis l'existence de phénomènes télépathiques qui montrent au moins que cet inconscient est ouvert sur un extérieur de type psychique ? De la même façon l'inconscient collectif n'est-il pas qualifié d'intérieur simplement par négation par rapport au monde physique et non par rapport au sujet ? Et même si, toutefois, on admettait que le rêveur est seul dans son monde onirique, il n'en reste pas moins que de son point de vue conscientiel la rencontre avec des personnages oniriques est vécue par lui comme le rapport avec d'autres consciences. En ce qui concerne le rêve l'extérieur et l'intérieur n'opposent donc le monde physique et le monde mental que dans la mesure où cette opposition est déjà déterminée par un point de vue métaphysique.

La distinction entre intérieur et extérieur est en fait une distinction pratique qui permet au sujet de s'opposer à ce qu'il considère comme son environnement. Mais la considération de ce qu'est l'environnement fluctue en fonction de l'état de conscience du sujet. Si dans l'état de veille l'extérieur est ce que ses sens lui permettent d'appréhender, il en va de même dans l'état de rêve lucide ou, avant toute considération métaphysique, le sujet a bel et bien le sentiment d'exercer ses sens y compris les sens moteurs dont l'absence sert souvent de critère pour distinguer l'imaginaire du réel : " la sensation dépend toujours du mouvement de mes organes: [elle] possède un contexte moteur, et, en ce sens encore, elle paraît m'offrir le réel. Un son réel, une chaleur réelle augmentent ou diminuent selon que je tourne, de tel ou tel côté, ma tête ; un corps réel est celui qui s'offre à mon exploration, et change sous ma prise. Car un monde demeurant semblable malgré mes mouvements m'apparaîtrait comme un monde de rêve […] : le réel n'est pas l'objet aperçu comme en un spectacle, c'est l'objet manié, ou du moins maniable ". Si l'on accepte cette distinction, la plupart des rêves lucides sont réels pour le rêveur. Et la conscience de rêver, loin de dissiper ce sentiment le renforce le plus souvent (au point de donner lieu à des séries d'expérimentations sur l'acuité des divers sens en rêve), car elle permet au sujet de prendre conscience qu'il transporte avec lui, comme dans le monde de la veille, ce qui y constituait son "intérieur" : sentiments, désirs, images mentales, souvenirs, réflexion, volonté…, tout ce dont il a le sentiment d'être la cause, même lointaine. Pour lui ce n'est pas l'intérieur qui se modifie, mais l'extérieur. L'extérieur ne peut plus être le monde physique connu puisqu'il n'a plus aucun contact direct avec lui. Ce monde-là n'est plus maintenant qu'un souvenir, comme l'était le rêve au moment de l'éveil. Et en tant que souvenir ce monde de la vie de veille ne peut être qu'intérieur au sujet rêvant. Donc d'un point de vue immédiat les situations du rêve et de la veille s'inversent : l'un d'intérieur devient extérieur, tandis que l'autre d'extérieur se fait intérieur (l'aspect inhabituel de cette idée nous incite à insister sur le fait que nous nous plaçons là du point de vue du sujet et de ce qu'il ressent de façon immédiate : il ne s'agit pas d'une thèse d'existence). Il n'y a donc pas un extérieur déjà posé (le monde de la veille) qui puisse servir de référence, voire de modèle, pour penser l'être du rêve. En revanche l'intérieur semble ne pas changer quant à sa structure qui permet d'accueillir comme souvenir indifféremment la veille ou le rêve selon l'état de conscience. La question de l'être du rêve n'a donc pas de sens par rapport à l'extériorité en elle-même, mais par rapport à la conscience qui permet de constituer cette extériorité.

Ainsi plutôt que de nous inciter à une démonstration de la réalité du rêve, le rêve lucide nous pousse à redéfinir notre conception de la réalité à partir de la faille qu'il y introduit sur le plan de la réflexion en raison de son existence même, et ce à l'aide des expériences oniriques conscientielles qu'il permet. Le plus souvent, comme nous l'ont montré les exemples de type philosophique, l'idée que nous nous faisons du rêve entre implicitement mais fondamentalement dans la constitution de notre concept de la réalité à titre d'autre qu'elle et auquel elle se réfère pour se constituer par mise à distance. Par là toute nouvelle prise en considération du phénomène onirique doit nous amener à modifier notre conception de la réalité. Ainsi, si le rêve doit être comparé à la veille, ce n'est pas parce que la veille sert de norme en elle-même, mais parce qu'elle sert de référence par rapport à l'activité de la conscience. Comme le souligne Alquié le sentiment du réel ne peut être dérivé : " il y a […] un sentiment du réel, que chacun connaît bien puisqu'il nous permet, à chaque instant, de distinguer le perçu de l'imaginaire [nous dirions ici l'extérieur de l'intérieur], mais qui ne peut être reconstruit, puisqu'il ne dérive pas de l'objet, ne succède pas au concept, ne dépend pas du jugement. Dès lors, il en faut partir " et se demander s'il se présente ou non en rêve de la même façon qu'à l'état de veille. Puisque la veille ne peut plus servir de référent en soi, c'est l'activité de la conscience du sujet rêvant qui devra rendre compte de ce qu'elle tient, pratiquement, pour réel, en raison de son type d'interaction avec lui.

Cependant si l'activité de la conscience détermine le sentiment du réel, et si le rêve lucide et la veille peuvent bénéficier, pour un même sujet, de ce sentiment tout en étant considérés par lui comme des états très différents, c'est que cette activité conscientielle n'a pas la même forme dans l'un et l'autre cas. Les chercheurs actuels tendent à penser que le rêve lucide est un rêve dans lequel se manifeste la conscience de veille. Nous essaierons au contraire de montrer que la lucidité onirique, même si elle comporte le souvenir de l'état de veille, est une forme de conscience spécifique et très différente de la conscience éveillée. Cela nous amènera à remettre en cause l'idée répandue que la conscience onirique ordinaire puisse se penser sur le modèle d'une conscience de veille diminuée et à préciser ses rapports à la lucidité onirique.

Le fait que le même sujet puisse adopter des formes de conscience très différentes entraîne à son tour à se demander ce qui fait son identité. A ce point de l'étude la réflexion devra quitter le terrain où l'observation pouvait encore lui fournir des éléments, pour s'engager dans la voie de la spéculation nécessaire à la cohérence des résultats acquis. Si en effet nous voulons préserver l'identité du sujet tout en maintenant l'existence de consciences différentes pour un même sujet, il devient alors nécessaire de considérer que la notion d'inconscient est, en ce qui concerne le rêve, une notion relative : ce qui est inconscient pour un état donné du sujet, ne l'est probablement pas pour un autre état, en ce sens que différents états de consciences conscients d'eux-mêmes, mais inconscients les uns des autres, pourraient coexister chez un même sujet. Il ne s'agit bien sûr que d'une hypothèse qui nous permettra de rendre compte d'un certain nombre de difficultés autrement insurmontables. Nous essaierons de montrer que, puisque l'activité de la conscience est plus étendue qu'on ne l'avait cru généralement, cette hypothèse non seulement n'est pas incompatible avec cette activité mais acquiert un certain caractère de nécessité, et qu'on peut même envisager une sorte d'intégration de ces différentes consciences (et pas seulement des éléments inconscients) d'une même identité. Nous examinerons ce qui semble correspondre à cela pour donner une portée plus positive à notre hypothèse.

Comme on le voit, notre propos est double : montrer que tout en appartenant au même sujet la conscience du rêveur lucide peut ne pas être celle du sujet éveillé, et dans le même mouvement assurer la cohérence spéculative de cette thèse en posant la relativité de la notion d'inconscient. Tout cela suppose bien sûr un examen de ces types d'expériences de rêves où se produit cette activité de la conscience et dont le compte rendu est encore peu courant. Cet examen lui-même demande que l'existence du rêve lucide soit sinon prouvée, du moins reconnue. En ce sens il faut non seulement s'assurer que ce qu'on présente comme un fait n'est pas le résultat d'une mauvaise interprétation mais aussi qu'il correspond bien aux descriptions que l'on en donne. A son tour cette dernière exigence suppose ces descriptions, et pour cette raison le présent travail contiendra nécessairement de nombreux récits de rêves lucides présentés dans leurs diverses dimensions.

Pour cela il nous faudra d'abord, dans une première partie, donner les conditions de possibilité du rêve lucide c'est-à-dire comprendre dans quelles circonstances historiques a été entreprise la recherche, quelles descriptions et définitions du phénomène permettent d'en faire un objet d'étude, comment il est induit, ce qui est une condition à la fois de l'affirmation de son existence et de son observation, et les formes que prend l'expérience du rêveur. Il nous faudra ensuite examiner, dans une deuxième partie, ce que nous apprend l'exploration du rêve lucide aussi bien en ce qui concerne le rêve lui-même que ses rapports avec l'imaginaire culturel (c'est-à-dire la façon dont il y transparaît et ce qu'il permet d'y expliquer) qu'avec la réflexion scientifique. Alors seulement, munis de ces données, il sera possible, dans une troisième partie, d'examiner les implications théoriques des phénomènes qui se seront présentés ainsi à nous, ce qui nous amènera nécessairement à remettre en question un certain nombres d'idées sur le rêve et sur la conscience qui se révèlent insuffisantes et à proposer de nouveaux fondements pour la compréhension du phénomène onirique.