STRUCTURE DE LA CONSCIENCE ONIRIQUE LUCIDE




D'emblée, la veille et le rêve apparaissent comme différents. Mais si cette différence nous semble le plus souvent évidente, le critère qui la fonde ne se laisse pas saisir aisément. Les récits des rêveurs lucides attestent que les rêves peuvent être aussi consistants et cohérents que les événements de la vie éveillée, tant du point de vue de la qualité des perception que des représentations mentales qui s'y jouent. Pour cette raison, ce n'est pas sur cette base qu'on peut affirmer simplement que le rêve n'est qu'une sorte de reflet de la veille, en d'autres termes qu'il a moins d'être qu'elle. Toutefois, même sur ce plan, cette constatation ne permet pas non plus de penser qu'ils sont ontologiquement assimilables l'un à l'autre. Le rêve vécu présente une palette de possibles tellement riche qu'on serait même tenté de soutenir la thèse inverse : la vie de veille ne serait qu'un reflet de la vie onirique.
Mais là une difficulté survient qui ne se posait pas dans l'autre sens. Tout d'abord, la veille ne peut apparaître comme un reflet appauvri du rêve puisque le rêve, par sa richesse, comporte aussi bien des versions "faibles" que "fortes", et donc ce qu'on prendrait pour un reflet appauvri du rêve aurait encore nécessairement son équivalent onirique, d'une autre qualité. Or, la veille n'est jamais perçue ainsi. De plus, l'existence de rêves lucides qui imitent parfaitement le monde de la veille mais que le rêveur ne confond pas avec lui indique que la différenciation opérée par le sujet ne dépend pas nécessairement du contenu du rêve ou de ses modes d'apparaître. Dans ce cas sur quoi repose-t-elle ?
La réponse la plus immédiate réside apparemment dans la structure du souvenir. L'homme éveillé se souvient avoir rêvé et s'être éveillé. Le rêveur lucide se souvient avoir été éveillé et s'être endormi. Ainsi, aussi proche de la veille que paraisse le rêve, il dépend, pour sa reconnaissance, du souvenir du rêveur qui semble être un fil conducteur entre les deux états. Cependant le rêveur peut se savoir en train de rêver et n'avoir aucun souvenir de sa vie de veille ou avoir des souvenirs inexacts. Ce qui compte n'est donc pas le contenu du souvenir mais la structure de la remémoration. Pourtant le rêveur peut se réveiller lucidement dans un autre rêve, c'est-à-dire faire un faux-éveil qu'il ne confond pas avec la veille. Ce qui compte ce n'est donc pas non plus la seule structure de la mémoire, qui d'ailleurs donne des résultats variés pour un même schéma (faux-éveils réels) mais une certaine intuition impossible à enfermer dans une structure fixe. Il faut donc chercher ailleurs la raison de la reconnaissance du rêve en tant que tel.
Une telle explication peut-elle être trouvée d'un point de vue plus phénoménologique ? En fait, lorsque le contenu et la structure noématique (1) du rêve ne le distinguent en rien de la veille, le rêve n'apparaît tel que sur ce qu'on peut appeler un horizon onirique. Sous cette acception, le rêve n'est rêve qu'en raison de cet horizon qui lui préexiste et lui donne son sens sans nécessairement renvoyer à un rêve déjà fait qui servirait d'exemple. Tout comme une même perception peut être considérée comme une simple tache ou comme une figure signifiante (ou encore une même figure perçue apparaître selon deux dessins très différents selon la position mentale de l'observateur), de la même façon la reconnaissance du rêve dépend d'une certaine orientation de la conscience qui est apparemment sans rapport avec le contenu du rêve ou sa structure noématique mais révèle une intentionnalité propre. Ainsi, le fait que des rêves incongrus ne suscitent aucune reconnaissance tandis que des rêves copiant parfaitement la veille puissent être lucides sans raison apparente n'aurait pas besoin de s'expliquer selon un modèle tel que celui de Blackmore (2) : au contraire il s'agirait d'une intentionnalité première qui serait absente dans les premiers rêves et présentes dans les derniers. Dans un tel cas, la qualité du souvenir cesse d'être déterminante pour ne servir que de support à cette intentionnalité première et le souvenu intervient simplement à titre de composant dans la façon dont elle se structure. Ainsi s'expliqueraient les rêves lucides à partir de rêves non lucides ou même à partir d'une absence de souvenir. De la même façon, la qualification de "rêve" dans une telle perspective apparaît comme secondaire : ce qui compte c'est que l'état est visé comme différent d'un autre (les rêves de sortie hors du corps pourraient être étudiés sous la même rubrique puisque les "rêveurs" ne confondent pas leur état avec la veille). On peut poser qu'une telle intentionnalité de la conscience est présente de façon quasi-constante à l'état de veille, même lorsqu'elle ne s'appuie sur aucun souvenir.
Cette idée d'une intentionnalité par "différence par rapport à" ne semble pas avoir été prise en considération jusqu'à présent, mais on peut se demander si quelqu'un qui n'aurait jamais dormi de sa vie pourrait réellement être conscient de son état de veille. En d'autres termes, il se pourrait que ce type de visée soit primordial dans la constitution de la conscience réflexive de veille. En effet, il est difficile de nier que les rêveurs ordinaires font preuve d'une certaine conscience de soi, bien qu'il soit fréquent d'entendre dire qu'ils sont "inconscients" ou à demi-conscients. La qualité réflexive de certains rêves ordinaires montre bien qu'il n'en va pas ainsi. Mais, s'ils sont ressentis comme "inconscients", alors qu'ils ne le sont pas, c'est en raison de cette absence d'intentionnalité "comparative". Le rêve serait donc visé comme rêve plutôt qu'il ne se révélerait comme rêve.
Cette proposition, claire lorsqu'on compare le rêve lucide au rêve ordinaire, semble cependant plus difficile à comprendre lorsqu'on le compare à l'état de veille. Le rêve est spontanément classé comme un monde à part de la veille et n'entretenant avec lui aucune relation directe en ce sens que ce qui se déroule dans un domaine est sans rapport avec l'autre. Il doit donc bien y avoir une délimitation nette entre l'un et l'autre. Or, cela n'est pas exact, par exemple, dans le cas du souvenir où il n'est pas toujours possible de distinguer ce qui s'est passé en rêve de ce qui s'est passé à l'état de veille (par exemple, notre sujet n°10, ne trouvant pas dans une rue voisine de chez lui le restaurant où il se souvenait avoir été quelque jours auparavant, s'est rendu compte après coup qu'il ne s'y était rendu qu'en rêve et que ce restaurant n'existait pas). De la même façon, on peut faire un parallèle avec les rêveurs lucides qui s'efforcent de convaincre les personnages oniriques qu'ils sont dans un rêve ; ces derniers non seulement ne les croient pas mais doutent parfois de leur santé mentale, quand ils ne deviennent pas agressifs.
La reconnaissance du rêve comme tel se dévoile donc comme une intentionnalité de la conscience plutôt que comme une intensité de cette conscience que l'on trouverait dans le développement de son caractère réflexif. En effet, après tout, c'est finalement le même monde qui s'offre le plus souvent au rêveur et à l'homme éveillé. Dans les deux cas, il se trouve régulièrement dans les mêmes lieux et rencontre les mêmes personnes. C'est donc bien le même monde et les mêmes éléments du monde qui sont visés, mais selon deux modalités différentes. Mais alors nous passons de ce qui pouvait apparaître comme un dévoilement du rêve lucide lui-même, à la conscience qui le vise et, par là, à un sujet qui serait en quelque sorte conscientiellement diminué dans le rêve ordinaire ou conscientiellement augmenté dans le rêve lucide, non pas en raison d'une différence d'intensité conscientielle mais d'une différence d'intentionnalité.

I. L'INTENTIONNALITÉ DE LA LUCIDITÉ ONIRIQUE

Ce fonctionnement peut être saisi dans ce qui sépare la lucidité de la conscience onirique ordinaire et qui peut nous servir d'étape intermédiaire dans la comparaison. Cette conscience onirique partage en effet une caractéristique avec celle de la vie de veille, celle de ne pas avoir connaissance d'un au-delà de leur état. Pour la conscience onirique cet au-delà n'est connu qu'au réveil et, à l'état de veille habituel, il peut éventuellement faire l'objet d'une spéculation mais guère d'une connaissance. Dans ces deux cas la conscience phénoménale est bien une conscience intentionnelle coextensive de ce qu'elle vise et pouvant se centrer différemment en fonction de l'objet de sa visée. Le rêve ordinaire peut avoir une intensité telle que le rêveur s'y sent complètement conscient, mais s'il ignore qu'il se trouve dans un rêve, ce ne sera pas un rêve lucide. Certains rêves intenses laissent à leurs auteurs le sentiment que le rêve n'est pas une diminution de la conscience, au moins en ce qui concerne ces rêves particuliers. Dans ce dernier cas, la conscience onirique et la conscience de veille ne pourraient se distinguer si la visée du rêve sur le mode du souvenir ne déséquilibrait pas la balance en faveur de la conscience de veille.
En revanche, cette dernière partage cette différence sur le mode du souvenir avec le rêve lucide dans lequel le rêveur se souvient de la vie de veille. De ce côté semble s'instaurer une sorte d'équivalence dans la nature des deux types de conscience. Mais, en réalité, la conscience de veille n'a pas besoin de se rappeler constamment les rêves de la nuit pour poser son monde comme étant la veille, tandis que la lucidité onirique ne vit que par ce souvenir. Ce n'est donc pas le même type d'intentionnalité qui les colore. Une preuve en est que le souvenir peut être faux par rapport à la veille sans que cela altère la lucidité, ou même que le rêveur appuie cette lucidité sur un autre rêve qui lui n'est pas lucide et qui est pris comme réalité de référence. Ce n'est donc pas un contenu concret qui fournit une référence mais bien un mode de fonctionnement de la visée de la conscience. Or, cette visée porte non pas sur des noèmes en tant que noèmes mais sur un autre état de conscience considéré comme l'éveil. L'état d'éveil ne comporte rien de tel, ordinairement. Si la conscience doit se définir par sa visée, les deux sont de nature radicalement différente.
D'une certaine façon, la lucidité opère une mise en question d'un modèle unique de la pleine conscience qui est généralement adopté. Jusqu'à présent, en effet, tant que l'on considérait la lucidité comme étant la même conscience que celle de l'état de veille, ou en dérivant, on essayait d'en mesurer des degrés en utilisant les critères de la conscience de veille : qualité de la mémoire, du souvenir, voire de la perception et des représentations mentales oniriques, et on essayait de mener son étude par rapport à une norme. Or, les noèmes ne nous disent rien sur la spécificité de la conscience, comme on le constate a contrario. On peut avoir en effet en rêve la mémoire de l'état de veille sans pour autant savoir qu'on rêve. D'une façon générale, les qualités noématiques peuvent s'intensifier dans le rêve ordinaire sans pour autant rapprocher de la lucidité. De la même façon elles peuvent être au plus bas dans le rêve lucide sans que la lucidité soit perdue. Or, si la conscience se comprend en fonction de ce qui est visé, la lucidité n'a pas la même structure que la conscience de veille car, contrairement à cette dernière, elle vise un état de conscience et non un monde, ou plus exactement elle ne vise le monde onirique que de façon secondaire. Ainsi la lucidité comporte une conscience de même structure que la conscience de veille puisque le rêve peut y être visé en tant que monde, mais ce n'est là qu'une conséquence de sa présence, une sorte de sous-structure conscientielle. On serait tenté de dire que cette sous-structure conscientielle n'est autre que la conscience onirique ordinaire modifiée par la seule présence de la lucidité.
C'est donc dans la compréhension précise de la nature de la conscience lucide et celle du sujet qui l'anime que réside la réponse aux difficultés soulevées par l'analyse critique.
La lucidité onirique diffère de la conscience de veille par sa structure et par là ne peut être considérée comme en étant dérivée. Plus encore, elle englobe une structure équivalente à celle de la conscience de veille. Cependant, une différence de structure n'implique pas nécessairement une nature différente et l'on peut supposer que, tout comme pour la conscience de l'état de veille, la lucidité est une conscience visante qui ne se maintient que parce qu'elle vise le rêve en tant que tel. Mais, si l'on se rappelle que ce qui est visé est l'état de conscience même dans lequel la lucidité se saisit, on se rend vite compte de la difficulté d'une telle position. La lucidité est nécessairement consciente d'elle-même dans le temps même où elle donne un statut objectal à la perception onirique et, de ce fait, est le plus souvent doublement thétique, ce qui explique probablement le sentiment d'intensité conscientiel inconnu à l'état de veille mais indique également une différence par rapport à la conscience de veille qui ne se situe pas uniquement dans sa structure.
La différence de nature entre la lucidité et la conscience de veille apparaît également dans la différence des éléments de structuration. La structure peut en effet sembler relativement proche, mais les éléments qui la composent ne sont pas les mêmes.
Si un sujet conscient délimite la part d'objectivité et de subjectivité que comporte toute expérience directe vigile à l'aide de l'acte de perception, c'est que l'expérience lui a appris que seule la perception le mettait en rapport avec un monde extérieur qui existe en dehors de lui, tandis que le monde intérieur se modifie constamment en fonction du sentiment qu'il a de lui-même. Cependant, lorsque ce même sujet devient lucide en rêve, la situation devient fort différente quant à l'utilité de cet indice de démarcation. En effet, au cours du rêve lucide, le rêveur peut avoir le sentiment que certaines parties de son expérience perceptive onirique lui sont extérieures car il ne peut agir sur elles que "physiquement"(3) tandis que d'autres dépendent immédiatement de lui comme sujet onirique dans la mesure où sa simple intention de les manipuler suffit à obtenir ce résultat. Ce genre de situation indique que la perception onirique n'est pas un indice adéquat de démarcation en rêve et que, si le sujet s'y tient, comme le montrent les récits des expériences oniriques, c'est qu'il n'en dispose pas d'autre et ne sait probablement pas de quelle façon le chercher ni même s'il existe.
Malgré la distinction entre intérieur et extérieur qui subsiste au sein du rêve, le sujet continue à passer par la perception comme si l'aspect "dépendant du sujet" de certains événements oniriques perçus devait être attribué à une action d'un type particulier plutôt qu'à une identité avec le sujet. C'est là un point paradoxal car, d'un côté, le rêveur lucide considère souvent son rêve comme relevant entièrement du domaine de sa subjectivité et, de l'autre, il le traite comme si la distinction entre intérieur et extérieur subsistait au sein même du rêve. Or, si cette dernière attitude ne dépendait que d'une habitude contractée à l'état de veille, ne devrait-elle pas s'effacer en fonction de l'un de ces deux facteurs : la considération de l'aspect subjectif de l'expérience par rapport à la veille ou l'absence de délimitation infranchissable entre la modification des pensées et celle de la perception onirique ? Si malgré cela la distinction persiste, ne serait-ce pas plutôt en raison d'une particularité de la lucidité onirique pour laquelle la perception onirique est productrice de la division alors que, pour l'état de veille, le rapport entre la perception et l'objectivité semble plutôt être constaté par expérience ?
Dans une telle perspective la lucidité onirique serait une conscience d'une nature très différente de la conscience de veille et nous disposerions là d'un premier élément formel permettant d'appréhender l'aspect radicalement original de la lucidité onirique en tant que forme de conscience. De plus, l'existence même de la perception onirique semble bien être la démonstration de cette hypothèse. En effet, considéré à partir de l'état de veille, le rêve devrait être uniforme, c'est-à-dire être entièrement composé d'images mentales (qui pourraient se donner illusoirement comme perçues) ou, à la rigueur, être entièrement composé de perceptions. Cette uniformité est bel et bien constatée dans certaines catégories de rêves ordinaires qui donnent, au réveil, à leur auteur le sentiment d'être peu intenses, donc dans lesquels la conscience onirique est fort peu présente. Dans d'autres rêves ordinaires cependant, le rêveur peut faire preuve d'une activité telle que réfléchir ou se souvenir, qui indique l'existence d'une différence onirique effective entre un intérieur et un extérieur, et de tels rêves semblent déjà avoir plus de relief. Enfin nous avons pu noter que, lorsque le rêveur devient lucide, la perception semble parfois s'intensifier en même temps que le sentiment de vie intérieure, comme si l'accroissement conscientiel onirique entraînait celui de la division intérieur/extérieur, ce qui amène parfois les rêveurs à croire à la réalité de leur environnement et à supposer qu'ils se trouvent dans un monde onirique objectif. Cette nouvelle façon de comprendre la lucidité onirique par une nature différente de l'état de veille permettrait alors d'expliquer la croyance en un monde hors du corps non plus, comme on le fait habituellement, par une lucidité qui n'aurait pas complètement émergé, mais par une activité mentale particulière qu'une telle lucidité autorise. En d'autres termes, la croyance résulterait non pas d'un manque de conscience mais, au contraire, d'une activité de jugement rendue possible par cette lucidité et dont le fait même qu'elle soit faussée indique l'intensité conscientielle qui alimente la division entre intérieur et extérieur au sein du rêve. La lucidité n'aurait donc pas de rapport direct avec l'appréciation de la situation, comme cela semble être le cas à l'état de veille, mais serait avant tout une intensité du fait de se savoir exister, indépendamment du mode d'exister (4).
Une autre démonstration de l'existence d'une telle différence de nature peut être trouvée dans la présentation de la perception onirique qui reste distincte du monde intérieur du rêveur et reconnaissable par lui alors même qu'elle prend des formes qui l'éloignent de façon notable de la façon dont la perception se présente à l'état de veille. Ainsi un rêveur peut percevoir plusieurs décors oniriques simultanément, comme s'ils appartenaient à différents espaces-temps, ou, dans le même cadre, percevoir un élément comme à partir de plusieurs points de vue, ou encore avoir un champ de vision de 360° sans pour autant qu'aucun des éléments de cette expérience ne soit ressenti, dans le rêve, comme subjectif. Les descriptions qui, d'habitude, relèvent de la subjectivité peuvent donc, dans le rêve, prendre un caractère objectif qui indique que la démarcation vient non pas des caractéristiques phénoménales mais de la conscience qui structure l'expérience.
Néanmoins, l'impossibilité de déterminer la perception en fonction d'un contenu ou d'un mode d'apparaître fixe en se tournant vers l'état de veille n'indique probablement pas que le contenu de la perception onirique s'organise de façon arbitraire (5). En effet, lorsque la lucidité surgit, non seulement la perception se fait plus intense mais le champ perceptif lui-même se réorganise, et de nombreux récits de rêves donnent des indications sur les formes de réorganisation qui portent avant tout sur l'harmonisation du sentiment de l'écoulement du temps onirique avec l'enchaînement des séquences perçues. Le rêve lucide est généralement plus suivi, plus continu, plus ordonné, plus stable et plus intense que le rêve ordinaire qui peut parfois, à son degré le plus bas, apparaître comme parfaitement chaotique (6). Ce passage à une autre organisation peut également être constaté de façon négative lorsque le rêveur perd sa lucidité et que les qualités de stabilité, de clarté ou d'intensité s'atténuent, voire disparaissent.
Cette réorganisation ne concerne pas seulement le champ de la perception en tant que tel mais atteint également le contenu du rêve en tant que le rêveur lui accorde un sens comme le montre la disparition des incongruités et de l'aspect symbolique. En effet, si l'incongruité peut déclencher la lucidité, ou en quelque sorte attirer son attention, elle disparaît une fois la lucidité installée. De ce point de vue les éléments symboliques sont traités comme des incongruités puisque le rêve lucide tend à se transformer jusqu'à ce que son contenu devienne parfaitement clair pour le rêveur. Le monde intérieur lui-même se réorganise puisque la qualité du raisonnement ou de l'évocation s'améliore et semble d'autant plus grande que la lucidité est plus prononcée (7). Ainsi tout à la fois l'extérieur et l'intérieur semblent d'autant plus s'accorder l'un à l'autre que leur divergence naturelle s'accentue. Il y a là une différence avec la conscience de veille qui pourrait bien être caractéristique de la lucidité et révéler une nature propre. A l'état de veille, en effet, ce sont les événements déroutants qui nous sortent des processus automatiques en provoquant une prise de conscience destinée à nous réadapter à la situation, et la lucidité déclenchée par une incongruité en rêve obéit probablement au même principe, bien que plus rarement. Cependant, à l'état de veille, l'adaptation coïncide avec la disparition de la conscience de la situation alors qu'en rêve cette conscience se prolonge et s'étend à l'ensemble de la situation onirique alors même que l'incongruité initiale s'est résorbée et que le rêve a acquis une stabilité nouvelle.
On peut constater que, pour montrer la différence de nature de la lucidité onirique d'avec la conscience de veille, nous nous sommes contenté d'une description phénoménale sans chercher des positions métaphysiques implicites ou explicites sur sa nature ontologique. Il n'a guère été besoin de faire d'hypothèses en dehors de la description pour arriver à cette conclusion. En revanche, il devient nécessaire maintenant d'aller légèrement au-delà de la description pour trouver des hypothèses minimales rendant compte de certaines particularités conscientielles du rêve lucide que nous avons constatées. Il s'agit d'élaborer des schémas immédiats pour la compréhension du fonctionnement du rêve lucide.

II. LE SUBSTRAT DE LA LUCIDITÉ ONIRIQUE

La simple description de ce qui se passe dans le champ phénoménal nous amène à constater que, pour la conscience, le rêve ne peut être considéré comme dérivant de la veille et même qu'il inclut les qualités apparaissantes de la veille dans une gamme plus vaste que celle présentée par cette dernière. Or, dans un tel cas, la distinction entre les deux états, lorsqu'ils manifestent les mêmes qualités, ne devrait pouvoir se faire qu'en fonction d'une structure particulière, celle par exemple qui permet de comparer un donné onirique au souvenir d'un donné vigile ou même plus simplement la possibilité de se référer à un état de veille souvenu. Cependant des cas de faux-éveils calquant parfaitement l'éveil réel peuvent être trouvés au cours desquels le rêveur sait sans l'ombre d'un doute, mais sans aucune information, qu'il est en train de rêver. De la même façon, l'état de veille n'est jamais confondu avec le rêve malgré le fait que les qualités qu'il manifeste puissent apparaître en rêve. Il est donc nécessaire de poser une intuition première qui ne porte ni sur le contenu apparaissant, ni sur son mode d'apparaître, ni même sur la structuration du champ conscientiel. Puisque la conscience n'a pas la même forme dans les deux états, il ne peut s'agir du même type d'intuition.
Cependant l'émergence de la lucidité devient alors difficile à comprendre. Dans la mesure où la qualité onirique semble être apportée par le sujet dans sa façon de viser le monde, au moins en ce qui concerne la gamme de qualités communes, on ne comprend pas ce qui entraîne le sujet à disposer d'une intuition particulière qui, dans le cas du rêve, a un aspect facultatif qu'elle n'a pas dans l'état de veille. Et si on admet facilement que cette intuition puisse s'installer à la suite d'un événement onirique tel que l'incongruité ou le désir d'échapper à un mauvais rêve, même là, dans la mesure où il ne s'agit pas d'un "éveil" dans le rêve comme nous l'avons vu, la présence de cette intuition est en elle-même énigmatique puisqu'elle n'appartient pas à la structure conscientielle immédiatement précédente, même de façon potentielle. Ainsi, si l'on ne veut pas se condamner à ne plus pouvoir distinguer le rêve de la veille autrement que par un sentiment d'évidence énigmatique, il faut maintenant dépasser la simple description et les constatations qu'elle autorise pour poser une hypothèse qui permette de rendre compte de l'intuition du rêveur lucide. La structure de la conscience onirique étant sujette à des variations qui, non seulement ne s'expliquent pas par référence à la conscience de veille, mais peuvent ne pas manifester l'intentionnalité nécessaire à la reconnaissance d'un état, elle ne se suffit pas à elle-même pour rendre compte de ce que la description phénoménale nous a appris. Pour expliquer l'intuition du rêveur lucide sans en faire une création ex nihilo, il devient nécessaire de poser l'hypothèse d'un substrat qui en est en quelque sorte le dépositaire (lorsque la lucidité est absente du rêve) - substrat dont nous allons maintenant essayer de déterminer la nature et le rôle.
Chercher le substrat de la lucidité équivaut à se demander qu'est-ce qui, de façon peut-être implicite, est commun à toutes les expériences du sujet - pleinement conscientes ou non - et qui permet de leur donner une unité que la considération du seul état de veille ne fournit pas. La première direction de recherche relève encore d'une évidence que le rêveur lucide peut appréhender, celle d'être lui-même et le même dans chacune des situations conscientielles qu'il connaît. En effet, aussi bien lorsqu'il considère ses états de veille que ses rêves lucides, le rêveur a le sentiment d'être lui-même avec la certitude d'être parfaitement conscient de son état. Cependant on comprend maintenant qu'il n'est plus possible d'attribuer la continuité du sentiment d'être soi d'un état à l'autre à un contenu empirique ou à une identité de structure conscientielle.
En ce qui concerne le contenu empirique du moi, on constate que l'identité peut fluctuer (parfois jusqu'à une figure qui apparaîtra inconnue au réveil) et que le "tronc commun" empirique sur lequel travaillent les facultés oniriques (mémoire, jugement, etc.) peut se révéler aussi bien totalement englobant (le moi du rêveur lucide est alors le moi de veille auquel s'intègre celui du rêve) qu'inexistant (par exemple le rêveur lucide homme se trouve être une femme onirique et même posséder le souvenir de sa vie éveillée sans que cela trouble sa nouvelle identité). Ainsi, même si la mémoire du rêveur lucide peut s'étendre vers des souvenirs oniriques auxquels il n'a pas accès lorsqu'il est éveillé, il garde un souvenir plus ou moins étendu de sa vie diurne, de la même façon qu'à l'état de veille il se souvient plus ou moins de sa vie onirique, lucide ou non. L'ampleur de ce "tronc commun" peut donc varier et lorsque les deux contenus empiriques (de veille et de rêve lucide) tendent à coïncider le rêveur a le sentiment que c'est son moi de veille qui a émergé en rêve. A d'autres moments cependant, ce tronc commun est si ténu qu'il ne maintient que le souvenir de l'identité de veille sans lui donner son adhésion, et parfois il le perd complètement. Dans de tels cas le rêveur lucide n'agit ni ne pense de la même façon qu'à l'état de veille (et pourra s'en étonner au réveil), mais il garde malgré cela l'impression que c'est bien lui qui rêve et ne considère pas son moi de veille comme étant un autre que lui.
On pourrait alors être tenté de chercher du côté des composants de ces formes de conscience (tels le sentiment de l'identité, la mémoire, la volonté ou le jugement) et de leur contenu. Or, nous avons vu que ces composants ne permettaient pas de justifier la permanence de ce sentiment du moi puisqu'ils peuvent, d'un état à l'autre, différer autant en raison de leur intensité que de leur altérité (les souvenirs "de veille" du rêveur lucide n'étant pas nécessairement ceux du rêveur ordinaire, par exemple lorsque la lucidité émerge à partir d'un rêve ordinaire qui sert de base de réalité à la visée de la lucidité). De ce fait ni les composants évoquées (mémoire, jugement, volonté) ni la façon dont ils se structurent ne sont plus utiles que le contenu empirique pour expliquer la persistance du sentiment d'identité puisque, comme on le voit, ils peuvent être absents ou radicalement différents dans certains types de lucidité onirique. On peut en tirer une conclusion immédiate : le moi auquel le sujet doit son sentiment d'unité n'est pas celui d'une forme particulière de conscience. Les moi empiriques peuvent en effet varier selon ces formes et même ne pas se connaître, il reste nécessairement un moi-substrat qui rend compte aussi bien de ceux de la veille que de ceux des rêves lucides (lorsqu'ils s'en distinguent nettement). Cette conclusion en entraîne une autre : chaque moi (onirique ou de veille) étant corrélatif d'une forme de conscience (qui le structure), le moi-substrat (apparemment non immédiatement saisissable de façon conscientielle) doit dépendre à son tour d'une conscience-subtrat encore plus difficile à appréhender que la structure d'une forme de conscience donnée telle que la lucidité onirique.
Cependant, on mesure le paradoxe qu'il y a à parler d'une conscience dont on ne serait pas conscient. Cette difficulté nous oblige à reprendre certaines idées concernant la nature de la conscience. Le rêve lucide nous a conduit à admettre que la conscience peut prendre des formes très différentes pour un même niveau d'intensité et de combinaison de noèmes. Habituellement on se représente la conscience comme une sorte de champ diffus qui peut faire l'objet d'une concentration plus ou moins intense en un point donné. La conscience du sujet est toujours présente mais différemment focalisée et intensifiée en fonction des circonstances. Ainsi on distingue des niveaux de conscience qui vont graduellement de la conscience passive à la conscience réfléchie. Selon un tel schéma, il n'y aurait à un degré d'intensité donné qu'un seul type de conscience passive ou réfléchie, proposition que le rêve lucide invalide. La lucidité ne peut être, en raison de sa structure, ramenée à la conscience de veille, pas plus qu'on ne peut lui assigner une place définie sur une échelle intensive. Faut-il y voir alors une sorte d'«expansion» de la conscience onirique ? Cela semblerait légitime dans la mesure où, du point de vue de sa structure, la conscience onirique ordinaire est en partie contenue dans la lucidité. L'apparition de la lucidité en cours de rêve montre qu'assez souvent la simple visée du rêve en tant que rêve ne modifie pas les autres modes d'apparaître mais élargit les possibilités conscientielles qui s'offrent au rêveur. L'idée que la conscience peut en quelque sorte s'étendre en augmentant ses visées intentionnelles, voire en en créant de nouvelles, donnerait alors un sens à cette d'idée d'expansion de la conscience qui autrement paraîtrait réifiante.
Cette idée présente l'avantage d'assouplir la conscience du sujet pour la théorie en lui donnant la possibilité de varier selon des formes plus riches qui sont encore à explorer plutôt que de poser ces formes de façon prédéterminée en fonction de ce que l'on sait de l'état de veille. Néanmoins elle reste insuffisante pour rendre compte de la lucidité car elle n'en montre pas la nécessité. En dehors d'un entraînement spécifique pour l'atteindre, la lucidité onirique est généralement un phénomène rare. Les "causes oniriques" que nous avons pu examiner nous sont apparues être plutôt des circonstances qui ne l'impliquent pas nécessairement. Un mauvais rêve ne provoque pas obligatoirement la lucidité, par exemple, puisque la conscience peut aussi bien rester ce qu'elle est ou se restructurer dans l'éveil. Il faut donc un élément supplémentaire qui ne peut être donné dans le contenu du rêve ni même dans son mode d'apparaître et dont la raison reste obscure. La lucidité dans une telle perspective apparaît plutôt comme une sorte de manipulation conscientielle opérée à partir de l'état de veille à l'aide de méthodes d'induction. Cela signifierait que sa structuration est d'une certaine façon d'abord obtenue à l'état de veille par induction puis reproduite plus au moins par hasard au cours du rêve. La conscience serait donc une sorte de champ conscientiel susceptible de prendre différentes formes à partir d'une forme précédente. En ce sens, il n'y aurait pas une évolution équivalente à l'évolution biologique mais passage d'une forme à une autre qui ne serait pas nécessairement "plus élevée" mais dont la possibilité même dépendrait de la forme précédente. Ainsi la lucidité onirique dépendrait pour se constituer à la fois de la conscience onirique et de la conscience de veille, dans lesquelles une certaine forme peut être atteinte, pour se constituer comme forme de conscience originale. Aussi, si la lucidité n'est pas l'irruption de la conscience de veille dans le rêve, cette première conscience en serait néanmoins une condition nécessaire, ce qui expliquerait cette confusion si souvent rencontrée. On peut alors comparer la conscience-substrat au vide de la physique théorique dont les courbures constituent les particules élémentaires qui, par leurs combinaisons, finissent par donner des atomes puis des molécules qui elles-mêmes constituent la matière que nous percevons. On postulerait alors qu'elle serait un tel "vide conscientiel" dont les premières courbures pourraient se combiner différemment pour donner les états que nous connaissons habituellement (conscience de veille ou conscience onirique ordinaire) et qui eux-mêmes pourraient, selon leurs combinaisons, donner naissance à de nouvelles formes conscientielles telles que la lucidité.
Nous aboutissons donc d'abord à cette conscience-substrat par la logique d'un raisonnement et par là nous pouvons supposer que si nous l'avons appelée "conscience" ce n'est pas parce qu'une visée intentionnelle s'y déploie mais parce que le langage ne nous permet pas de la désigner autrement. La parenté entre la conscience-substrat et la conscience de soi serait par exemple de même nature que celle qui unit l'inconscient et le conscient que l'on ne peut opposer que parce qu'ils occupent un champ commun. Il semble même licite d'assimiler, au moins en partie, la conscience-substrat à l'inconscient. En effet le sujet est habituellement considéré comme constitué par un conscient et un inconscient dont les rêves sont l'indice. Pour Freud par exemple, la conscience de veille ne se confond pas avec les pensées qu'elle ne peut appréhender : « les activités de pensée les plus compliquées peuvent se produire sans que la conscience y prenne part » (8). Dans la théorie freudienne, ce sont ces pensées inconscientes qui, transformées, apparaissent comme rêve à la conscience onirique ordinaire. Toutefois, en raison des éléments d'information que nous a fourni l'étude des rêves lucides, des nuances sont à apporter à cette idée apparemment simple. Tout d'abord, puisque le perçu onirique a phénoménologiquement au moins autant d'être que celui du rêve, il n'est guère possible de soutenir cette idée sans devoir envisager que le perçu de la veille est lui aussi le résultat de processus de pensées inconscients - ce qui reviendrait à supprimer la différence entre veille et rêve. Ensuite, puisque le rêveur peut être conscient d'une conscience suffisamment structurée pour n'être pas une conscience diminuée, mais différemment structurée pour n'être pas non plus la conscience de veille, il est clair que le "conscient" renvoie à une multiplicité de structures conscientielles et non à un phénomène unique. En fait, puisque la lucidité oblige à poser que le même sujet peut avoir des consciences très différentes et que celles-ci ne sont pas nécessairement orientées vers l'état de veille, il devient nécessaire de comprendre le passage d'une conscience à l'autre sur le terrain conscientiel lui-même. Or, l'inconscient que l'on oppose constamment à ce qui est conscient ne saurait être ce terrain conscientiel - et par là cette conscience-substrat - que si l'on admet qu'il est, tout comme la distinction subjectif/objectif, une notion relative. Nous allons essayer de préciser cette idée.
L'examen phénoménologique du rêve lucide montre que les notions mêmes de conscience ou de subjectivité n'ont pas la simplicité qu'on leur attribue au premier abord lorsqu'on tente de les utiliser dans l'élaboration de modèles théoriques scientifiques et que l'utilisation naïve de telles notions rend ces modèles difficilement viables (si, par exemple, il s'avère que la lucidité n'est pas la conscience de veille, il ne semble pas indispensable que l'activité du cerveau au cours du rêve lucide se rapproche de celle de l'état de veille ; cela n'invalide pas une telle recherche mais fait passer au rang d'une hypothèse de travail ce qui était un postulat). En cherchant d'où vient l'intuition première qui constitue, à notre sens, la base de la lucidité, nous nous sommes rendu compte de la multiplicité des moi et des consciences, alors même que subsiste un sentiment d'unité qu'il n'est plus possible de renvoyer à la seule conscience de veille. Une telle intuition n'est manifestement pas présente dans le rêve ordinaire et, au cours de la lucidité, il n'est guère possible de dire qu'elle se "forme", qu'elle est un élément de la structure de la conscience alors que l'expérience montre qu'elle survient réellement comme un fait premier. Le rêveur sait de façon assez soudaine qu'il rêve, même si la prélucidité a précédé cette prise de conscience. La prélucidité est de l'ordre de la délibération qui décide si oui ou non elle va appliquer une telle intuition, mais elle ne la crée pas, et on a souvent le sentiment que cette intuition est déjà présente, mais non utilisée, reléguée en quelque sorte dans un "arrière-fond". Or, Freud, sur un autre plan, avait déjà constaté cela lorsque qu'il écrivait que « pendant toute la durée de notre sommeil nous nous savons en train de rêver, aussi bien qu'en train de dormir » (9). Pour justifier cette assertion, il s'appuie sur l'exemple des rêveurs lucides mais n'explique pas comment le rêveur ordinaire peut à la fois savoir et ne pas savoir qu'il rêve. C'est là une situation paradoxale car il semble bien que l'on ne puisse être à la fois conscient et non conscient de sa situation. Pour en rendre compte il faut poser une hypothèse qui est nécessairement impliquée dans ce type de constatation mais jamais réellement examinée.
Selon cette hypothèse le rêveur n'aurait pas une conscience de son état mais plusieurs qui coexisteraient tout en s'ignorant les unes les autres. Dès l'abord et avant même tout examen, on voit que cette idée est aussi contraire à toute donnée immédiate qu'a pu paraître l'idée de l'inconscient à l'époque de Freud. Tout d'abord, il faut comprendre ce qui dans cette hypothèse doit nécessairement heurter le sens commun et sur la base de quoi elle est normalement, non pas repoussée, mais guère prise en considération. La raison principale est probablement que le sentiment immédiat qu'a le sujet de son unité réside dans l'unicité de sa conscience. Le sujet conscient de lui-même se sent nécessairement comme un foyer conscient, plus exactement cette conscience est une puisqu'elle est unifiante du divers noématique. Le divers est ramené à un "je" qui dis "je suis conscient que je suis conscient deŠ" et non à un "nous". Ce sentiment immédiat a pu faire rejeter l'inconscient qui apparaissait comme un "autre" que "je" puisqu'il comprend des désirs, des pensées dont "je" n'est pas conscient. Cependant la réalité de l'inconscient peut être démontrée et pour Freud le sujet apparaît comme un ensemble constitué d'un conscient et d'un inconscient : « Bien sûr, chacun de nous connaît seulement les processus conscients en lui-même et peut conclure que ceux d'une autre personne, inconscients pour lui, sont connus de cette personne. Mais l'analyse enseigne nécessairement qu'il s'est trompé dans cette prémisse tout à fait naturelle et qu'il peut trouver des actions psychiques en lui-même qui sont demeurées inconnues à sa conscience consciente, ce qu'il doit, cependant, en raison de certaines conséquences, déduire de la même manière comme étant une évidence circonstancielle fiable [Š]. En définitive, l'analyse lui fournit les moyens de faire monter à la conscience ces processus initialement inconscients, semblables à la photographie qui rend visible des rayons ultraviolets autrement invisibles. Je ne peux pas comprendre cependant que l'inconscient puisse signifier une diminution de la relation entre notre vie psychique et notre corps. Ma pensée inconsciente est ma propriété individuelle de la même manière que ma pensée consciente » (10). Dans un tel schéma l'unité du sujet reste préservée par la conscience qui, si elle n'est que la partie émergée de l'inconscient, n'en est pas moins la seule partie émergée.
Or, ce schéma a quelque chose d'étrange. Si, en effet, seul le conscient est, par définition, conscient, ce qui se produit au niveau de l'inconscient est, par définition, inconscient c'est-à-dire automatique et sans représentation d'un but à atteindre. Mais, du point de vue du rêve, cela pose des problèmes. Par exemple, un désir inconscient est-il réellement un désir ? Le désir suppose en effet une représentation de ce qui est désiré, une connaissance du but à atteindre. Cette question a été posée par van Eeden : « Si l'on considère la notion de l'accomplissement d'un désir, van Eeden demande de qui les désirs sont accomplis - ceux d'une personne ? Il se demande aussi comment les désirs peuvent être inconscients. Pourquoi sont-ils exprimés dans cet étrange langage du rêve ? Est-ce que l'inconscient consiste seulement en mécanismes ? » (11).
En réalité, si l'idée de l'inconscient ne peut pas être remise en question, elle reste incompréhensible tant que l'on fait de l'inconscience une qualité, ou, mieux, un attribut essentiel de l'inconscient. En revanche, si cette inconscience devient relative à un sujet, le fait qu'il puisse avoir des désirs inconscients devient beaucoup plus compréhensible. Dans un tel cas en effet, ce qui est inconscient l'est pour la conscience de veille, mais pas nécessairement en soi. Ainsi tout comme la conscience, l'inconscience serait une visée, mais par négation - ou, si l'on préfère, une occultation de ce qui pourrait être visé par la conscience. Le sujet serait donc constitué simultanément d'une multitude de consciences probablement de formes différentes et qui seraient inconscientes pour chacune des autres, ou en tout cas pour la conscience de veille habituelle. Cette idée permet non seulement de rendre compte d'aspects autrement incompréhensibles dans la théorie freudienne du rêve, mais elle correspond à ce qu'il laisse entendre dans le fonctionnement des rêves lorsqu'il met en jeu différentes instances qui semblent avoir, pour leur part, une représentation claire des buts à atteindre tout en les cachant au conscient.
L'inconscient serait alors, pour une forme conscientielle donnée, l'ensemble de toutes les autres formes conscientielles qu'elle ne vise pas (et parfois ne peut pas viser). Cet inconscient relatif ne recouvre sans doute pas l'ensemble des processus inconscients dont certains sont probablement automatiques, comme l'a suggéré Freud, mais il rend l'idée d'une conscience-substrat plus compréhensible : dans le tissu de cette dernière se forment de multiples points de focalisation conscientielle qui sont autant de sujets "conscients" particuliers et isolés des autres, sauf lorsque leurs formes sont assez "proches" pour se fondre et donner naissance à une nouvelle structure, comme dans le cas de la lucidité. Cette hypothèse apparemment étrange permet de résoudre un certain nombre de questions qui se sont posées empiriquement au cours de notre description des rêves lucides.

III. DYNAMIQUE DE LA LUCIDITÉ ONIRIQUE

L'idée que l'inconscience est une notion relative et non un attribut essentiel permet non seulement de rendre compte des difficultés que pose la lucidité onirique aux conceptions courantes du rêve et de la conscience mais, de plus, elle explique un certain nombre de phénomènes dont on ignorait s'il fallait ou non leur chercher une explication, qu'il s'agisse, par exemple, de points apparemment aussi mineurs que la conduite des personnages oniriques ou aussi intriguants que la différence de structure conscientielle de certaines "lucidités" oniriques.
Cette idée de consciences multiples expliquerait en effet l'attitude des personnages oniriques qu'il est difficile de réduire à de simples automatismes comme le montrent les expériences de Tholey. Le fait pour le "je central" de se fondre en un autre personnage et de prendre sa "place conscientielle" pourrait alors s'expliquer par l'existence d'une conscience déjà présente (pour le personnage) mais précédemment inconsciente (pour le rêveur-acteur principal). La "réalité" que le rêveur lucide attribue souvent aux personnages malgré sa conscience aiguë du caractère onirique de la situation va dans ce sens. Néanmoins, pourquoi au réveil le sujet privilégie-t-il dans son souvenir un foyer conscientiel plutôt qu'un autre ? On peut immédiatement répondre d'une part qu'il n'en va pas toujours ainsi et d'autre part que ces différents foyers n'ont pas la même intensité.
Dans certains cas en effet, plusieurs formes de conscience semblent habiter le même champ onirique pour le rêveur. Habituellement l'unité de ce qu'on peut globalement appeler la conscience apparaît comme une évidence dans la mesure elle renvoie à l'unité d'une forme conscientielle qui, si elle peut se modifier, n'en reste pas moins unique à structurer le champ conscientiel. L'expérience conscientielle quotidienne va généralement dans le sens de cette unité formelle aussi bien en ce qui concerne nos activités de veille que le souvenir que nous avons de nos rêves. Généralement la lucidité onirique permet également de constater cette unité de la forme qui semble bien garantir l'unité de la conscience puisque cette forme se modifie : le rêveur a le sentiment d'une modification conscientielle et non d'un ajout comme pourraient le laisser penser les descriptions rapides du rêve lucide : "rêve auquel s'ajoute la conscience de rêver" (en fait des formules telles que "rêve dont la conscience onirique se modifie de façon à inclure un processus de réflexivité" seraient formellement plus exactes, bien qu'inadéquates comme nous l'avons vu précédemment). Cependant cette évidence d'unité formelle ne se présente pas par elle-même mais résulte d'une somme d'expériences conscientielles.
En réalité certains rêves démentent l'idée que la conscience doive son unité à celle de sa forme. Dans de nombreux cas en effet, plusieurs formes différentes semblent coexister dans le même champ conscientiel. La lucidité n'apparaît pas toujours comme la forme conscientielle du rêve lucide mais comme une forme étrangère à la conscience onirique précédente qui subsiste, voire comme une forme conscientielle étrangère au rêve. Parfois le rêveur est à la fois totalement impliqué dans l'activité onirique avec sa conscience onirique ordinaire et en même temps observateur lucide de cette activité dans laquelle il ne s'implique pas en tant qu'observateur. Dans cette situation, les deux formes de conscience apparaissent comme bien distinctes et seul le champ conscientiel (la conscience-substrat non apparente pour les formes de conscience particulières qui pourtant en dépendent) préserve l'unité de l'expérience. Il est probable que de telles expériences sont difficiles à intégrer dans le souvenir de la vie quotidienne dont la forme de la conscience est une. Mais, même lorsqu'elles sont remémorées, elles ne rentrent pas dans le cadre du langage courant et cela explique peut-être pourquoi elles sont rarement mentionnées dans les récits des rêveurs lucides. Néanmoins leur existence, même rare, oblige à conclure que la forme de la conscience n'est pas ce qui donne son unité à la conscience onirique.
D'autre part, la différence d'intensité de ces foyers conscientiels est probablement responsable des déplacements conscientiels que le rêveur ordinaire constate au réveil dans son souvenir, alors que les consciences oniriques se sont sans doute présentées simultanément. Ainsi, la fréquence avec laquelle, dans les rêves ordinaires, les rêveurs s'identifient à un personnage puis à un autre (parfois sans perdre le premier de vue) indique probablement un déplacement de l'intensité conscientielle.

« Je rêve que j'aperçois une jeune apprentie les cheveux épars et horriblement maltraitée par un cordier, son patron. (J'avais lu dans les journaux, la veille ou l'avant-veille, un procès révélant des faits de cette nature qui m'avaient fort indignés.) La jeune fille avait à la main un maillet. Je m'irritais de ce qu'elle se laissât battre sans se défendre ; je ne pouvais aller à son secours, je ne sais pourquoi, et je lui criais vainement de frapper à son tour. Tout à coup, c'est moi qui me trouve être l'apprentie ; j'ai assené avec rage un coup de maillet sur le front de l'homme odieux qui me torturait. Je le contemple sanglant et renversé. Je crains ensuite qu'on ne m'arrête ; je relève mes cheveux, je les noue derrière ma tête, je fuis et je prends garde d'accrocher ma robe aux fourches de bois sur lesquelles s'étirait le chanvre tordu. »
Dans ce rêve le déplacement de l'intensité conscientielle s'explique aisément par le désir du rêveur-acteur et par le déplacement de l'action dramatique (de l'observation à la réaction). Le souvenir du marquis n'a sans doute sélectionné que les sommets d'intensité là où d'autres rêveurs auraient fait le récit de plusieurs points de vue conscientiels (le marquis, le cordier, l'apprentie). La lucidité tend à concentrer l'intensité conscientielle sur sa propre forme et donc, nous l'avons vu, soit à diminuer le nombre des personnages, soit à monopoliser une intensité qui renforce rétrospectivement le sentiment d'unité du sujet qui s'éveille. Mais elle est néanmoins surpassée par d'autres foyers lorsque le rêveur change de scène onirique - et, par là, de moi de rêve.
L'idée d'un inconscient relatif, et donc d'une conscience-substrat, nous permet également de comprendre comment la lucidité existe pendant le sommeil sans nécessairement être en rapport avec le rêve, ce que confirme l'existence du sommeil lucide. On peut en effet supposer que la conscience onirique ordinaire et la lucidité au cours du sommeil coexistent en étant inconscientes l'une de l'autre. A certains moments leur rencontre provoquerait le rêve lucide et quelques rêves lucides s'expliquent bien par une telle mise en connexion, notamment lorsque le rêveur manifeste ce qu'on pourrait appeler deux points de vue conscientiels (par exemple lorsqu'il est à la fois le spectateur et l'acteur de son rêve). Cette mise en rapport d'une lucidité en quelque sorte "en soi" avec la conscience onirique ordinaire, qui provoquerait la lucidité onirique, pourrait également en expliquer les différentes formes. Dans le cas que nous venons d'évoquer, la lucidité et la conscience onirique se "toucheraient", tout en conservant une relative autonomie de forme qui entraîne le sentiment d'être à la fois spectateur et acteur. Mais la plupart du temps cette distance s'efface et les deux types de conscience se fondent ensemble pour former une lucidité onirique à un seul foyer conscientiel qui donne au rêveur le sentiment d'un monde onirique réel dans lequel il se meut et que nous avons souvent rencontré.
Dans d'autres cas, lorsque le rêveur s'endort consciemment, il est possible que le type de lucidité ne soit pas le même, car ce serait la conscience de veille qui entrerait en connexion avec la conscience onirique ordinaire ou bien se combinerait avec elle. Il se pourrait alors que la lucidité onirique soit en réalité de nature très différente selon les situations et cela expliquerait pourquoi les rêves ainsi obtenus, tout autant que la "liberté" onirique du rêveur, sont sujets à des fluctuations dont il est difficile de rendre compte autrement. Ainsi les rêves lucides d'endormissement seraient plutôt à étudier en relation avec les rêves hypnotiques, tandis que ceux dont la lucidité surgit en cours de rêve seraient à examiner avec les moments (rares) où, à l'état de veille, un sujet prend conscience de son état de conscience.
La conscience-substrat et le moi-substrat permettent donc d'organiser autrement le champ des questions qui se posent au sujet du rêve. Ce moi-substrat (ou sujet-substrat) est bien sûr difficile à admettre pour un moi particulier, même si cette particularité n'est pas empirique mais dépend d'une structuration de la conscience, car le sentiment du "je" est justement corrélatif d'un foyer conscientiel. Le sujet-substrat est une sorte de "je" originaire indépendant du contenu empirique et même de la forme de son champ conscientiel qui peut varier en étendue, en forme et en intensité, aussi bien à l'état de veille qu'au cours du rêve (l'étendue concernerait ici ce qui est posé, c'est-à-dire les différents noèmes aussi bien que l'instance qui les pose, la forme serait la façon dont se structure ce champ conscientiel tandis que l'intensité serait la qualité de manifestation de cet apparaître). Ainsi, même lorsque la conscience prend des formes très différentes, elle renvoie à un sujet "un", point de référence des situations conscientielles où la structure du champ permet une conscience réflexive de son état, même si cela s'opère de façons fort différentes.
Cette idée est apparemment confirmée à la fois par l'expérience quotidienne conscientielle la plus immédiate et par l'observation des rêves ordinaires et lucides. Dans l'expérience quotidienne du sujet conscient de soi il n'y a qu'une seule "disposition à la conscience", même si les formes qu'elle peut prendre sont diverses dans le temps. Ainsi le va et vient entre la veille, le sommeil sans rêve et le rêve ordinaire indique bien les fluctuations de cette "disposition à la conscience" qui peut aller jusqu'à s'ignorer elle-même. De la même façon, au sein du rêve, des fluctuations analogues peuvent se marquer avec des formes conscientielles différentes : lorsque le rêveur passe de la conscience onirique ordinaire à la lucidité, il n'ajoute pas la lucidité à la conscience onirique ordinaire, la modification s'opère sur l'ensemble du champ conscientiel (et a souvent des répercussions sur le contenu onirique perçu). Ainsi l'expérience la plus courante du rêveur lucide n'est pas la coexistence dans le même "espace" conscientiel de deux formes de conscience mais celle d'une transformation d'une forme conscientielle en une autre. L'horizon de ces formes de conscience serait l'inconscient relatif (ou conscience-substrat) dont elles émergeraient ou à partir duquel elles se structureraient. Cependant le rêve permet de déceler l'existence de foyers conscientiels se manifestant simultanément, soit dans le même rêve, soit dans des rêves "parallèles" (12).
Cette idée d'une conscience-substrat (de nature non intentionnelle) reste, en ce qui concerne le champ onirique, plus satisfaisante pour rendre compte de l'unité du sujet que la référence à la conscience de veille habituelle. La constatation de l'altérité conscientielle de la lucidité onirique (et sans doute sa multiplicité) se trouve alors fondée à l'aide d'une hypothèse qui permet d'ouvrir de nouveaux champs à la réflexion sur le rêve.

1) Nous entendons par noème l'ensemble des traits propres à une manière d'apparaître du monde. Précisons par ailleurs que nous n'adoptons le vocabulaire de la phénoménologie que dans la mesure où il nous permet de nuancer notre analyse.
2) Voir notamment Susan Blackmore, "Mental Models in Sleep: Why Do We Feel More Conscious in Lucid Dreams?" Lucidity Letter, 8 (2), 1989, pp. 31-46.
3) Ou mentalement, mais l'aspect perçu reste le même.
4) De ce point de vue la plus grande partie des rêves de "sortie hors du corps" appartiennent à la catégorie des rêves lucides et non pas seulement des rêves associés.
5) On pourrait croire en effet que c'est pour le sujet une façon de viser l'imaginaire à l'aide de modes d'apparaître qui ne sont pas les siens.
6) L'ensemble de l'expérience onirique varie selon les individus : Charles Tart prétend n'avoir que des rêves intenses, tandis que les réflexions de Vincent Bloch indiquent qu'il ne connaît que des rêves chaotiques.
7) Ce n'est pas une règle absolue.
8) Freud, op. cit., p. 504.
9) Freud, op. cit., p. 486, souligné par l'auteur. Déjà cité aux chapitres 2 et 8 dans d'autres contextes.
10) Bob Rooksby and Sybe Terwee, "Freud, van Eeden and Lucid Dreaming", Lucidity Letter, 9 (2), 1990, pp. 18-28.
11) Ibid.
11) Hervey de Saint-Denys, op. cit., pp. 349-350.
12) Ce qui apparemment ne se produit pas à l'état de veille ou rarement, s'il faut en croire certains témoignages : « J'ai eu alors une très étrange expérience : nous étions au spectacle du Casino de Paris. Et je ne savais pas si j'étais la danseuse ou s'il y avait quelqu'un d'autre sur la scèneŠ Et il y avait un singulier mouvement, là, à l'intérieur de moi (ce qui est pour moi tout naturel à l'heure actuelle). Il n'y avait plus de division ; il n'y avait plus personne pour regarder la danseuse. La question de savoir si j'étais la danseuse ou si, hors de moi, il y avait une danseuse sur scène m'intriguait. Cette singulière expérience de l'absence de division entre la danseuse et moi me tracassa un certain tempsŠ ». (Sans nom d'auteur), Rencontres avec un Éveillé contestataire : U.G., Les Deux Océans, Paris, 1986, p. 29. Même si nous ne désirons pas nous aventurer sur ce terrain pour l'état de veille où les expériences de ce type - contrairement à la lucidité onirique - semblent extrêmement difficiles à obtenir et à étudier, remarquons au passage que les phénomènes conscientiels examinés ici pourraient leur fournir un modèle.


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