Limites de lčinterprétation des rêves Remise en question à la lumière de la lucidité onirique Christian BOUCHET, Docteur ès Lettres et Sciences Humains |
La psychanalyse nčest pas dčun grand secours dans lčétude du rêve lucide, cčest-à-dire celui dans lequel le rêveur sait, au cours même de son rêve, qučil est en train de rêver. Les interprétations que lčon tente de donner de la lucidité onirique (la conscience de rêver) et des divers types de rêves lucides à lčaide de ses conceptions théoriques ne paraissent pas particulièrement éclairantes1. Si le principe de lčinterprétation peut être appliqué au rêve lucide, dans la plupart des cas soit les outils conceptuels manquent pour la mener à bien, soit lčinterprétation ne se justifie pas - cette dernière position apparaît nettement chez de nombreux rêveurs lucides qui ne ressentent pas le besoin dčinterpréter des rêves qučils estiment se suffire à eux-mêmes. Une telle attitude est contraire aux doctrines de la psychanalyse et lčon peut se demander si lčéchec des tentatives dčexplications psychanalytiques des rêves lucides nča pas sa source dans le genre dčapproche choisi. Dčune part, en effet, à étudier non pas des rêves précis associés dans chaque cas à une histoire personnelle mais simplement des types de rêves, on se condamne à des conclusions aléatoires. Freud lui-même, lorsqučil aborde les rêves typiques, les divise en deux catégories : « les uns ont toujours le même sens, les autres, malgré un contenu identique ou analogue, doivent être interprétés de façons très diverses »2. Les rêves que nous avons examinés entreraient simplement, comme cčest le cas du rêve de vol, dans la deuxième catégorie et il serait alors artificiel de les interpréter a priori. Dčautre part, Freud soutient que tout rêve est interprétable en droit et que le fait de ne pas pouvoir interpréter un rêve sčexplique par un phénomène de résistance. Ainsi sčexpliquerait le déni dčinterprétation3 assez fréquent chez les rêveurs lucides.
Cependant, ces deux objections ne suffisent pas à rendre compte des insuffisances de lčanalyse proposée. En effet, certains types de rêves lucides examinés peuvent bien être considérés comme ne relevant pas dčune interprétation a priori, mais la forme même de leur déroulement semble également exclure lčinterprétation dans son principe, ne serait-ce justement que parce que le rêveur lucide a parfois le sentiment de comprendre parfaitement le rêve (sans lčinterpréter) et que ce sentiment persiste au réveil. Or, Freud fait lui-même une place à ce type de sentiment lorsqučil répond aux critiques que lčon peut faire à sa méthode dčinterprétation selon laquelle un élément quelconque du rêve peut mener à nčimporte quelle représentation. Lčune des réponses proposée est lčimpression que lčinterprétation juste fait sur le rêveur : « Le critique a beau jeu pour objecter : il nčest pas étonnant qučun élément quelconque du rêve mène nčimporte où, on peut toujours associer quelque chose à une représentation ; la seule chose surprenante serait que cette succession dčidées arbitraire et sans but parvînt précisément aux pensées du rêve. [] A ces sortes de critiques nous pouvons dčabord opposer lčimpression que donnent nos interprétations de rêves, les liaisons étonnantes avec des éléments du rêve qui surgissent pendant qučon poursuit des représentations isolées »4.
Si lčinterprétation sčappuie fondamentalement sur une impression qui est en fait une intuition, force est de considérer deux types dčattitudes tout à fait différents de la part du rêveur : tant qučil ne comprend pas son rêve, lčhypothèse de la résistance est plausible (et sa réalité peut même être ressentie dans certains cas) ; mais il peut aussi avoir le sentiment qučil nčy a rien à rechercher parce que le rêve est déjà clair pour lui avant même toute interprétation (ainsi il est difficile de supposer que lčattitude de Kelzer - lui-même analyste et interprète de la plupart de ses rêves lucides - soit due, lorsqučil décide qučun rêve se suffit à lui-même, à une résistance). Dans ce cas, cčest une conception centrale de Freud sur le rêve qui serait ici remise en question, celle de lčélaboration secondaire comme jouant nécessairement un rôle dans le travail du rêve. La difficulté ne se situe donc pas dans le détail mais à un niveau radical : il ne sčagit pas dčaménager des distinctions entre diverses catégories de rêves lucides et associés dont certains seraient interprétables et dčautres pas, car le principe ne peut souffrir dčexceptions. Comme ce principe est issu de lčobservation à la fois de lčélaboration secondaire (de deuxième niveau) qui se produit au moment du souvenir du rêve, et de la reconstitution du sens du rêve à partir du travail dčinterprétation, il semble nécessaire de lčexaminer, à lčaide de la lucidité onirique, sur ce double terrain. Or, non seulement le souvenir du rêve lucide est généralement aussi net que celui dčévénements que lčon viendrait de vivre à lčétat dčéveil, mais lčinterprétation, lorsqučelle semble utile, ne dépend pas nécessairement de ce souvenir.
La lucidité pose des problèmes nouveaux au principe de lčinterprétation. Le premier est celui de lčattitude du rêveur qui est nécessairement particulière puisqučil est parfaitement conscient de lčaspect onirique de sa situation : il peut fort bien, par exemple, décider - pour éviter le deuxième niveau dčélaboration secondaire que constitue la remémoration du rêve au réveil - dčinterpréter le rêve alors même qučil est en train de le vivre et, ce faisant, sortir du cadre dčobservation sur lequel sčappuient les théorisations habituelles de lčinterprétation. Une telle attitude a-t-elle alors un impact ou est-elle à son tour susceptible au réveil dčune interprétation de deuxième niveau ? Un deuxième problème qučon ne peut éviter de se poser concerne la nature du rêve lucide : relève-t-il dčun type dčinterprétation classique ou doit-il être considéré à part à lčaide de nouveaux outils interprétatifs ? Si tel est le cas, peut-on observer dans le cours même du rêve, à partir du moment où le rêveur devient lucide, des changements qui justifieraient cette hypothèse ? Un autre type de question concerne la nécessité de lčinterprétation, ce qui revient à se demander non seulement si le rêve lucide est toujours interprétable en droit, mais aussi, même lorsqučil lčest en fait, si lčinterprétation possible est réellement utile, étant donné lčinteraction que le rêveur lucide peut avoir avec son rêve. Ces divers problèmes peuvent être abordés en fonction des entorses qučils apportent à lčidée même dčinterprétation des rêves : entorse quant à lčespace-temps de lčinterprétation, entorse quant à lčobjet de lčinterprétation qui, dans certain cas, sčévanouit et, dans dčautres, rend lčinterprétation superflue, entorse enfin quant au caractère «réel» de lčinterprétation qui ne peut sans doute pas rendre compte de toutes les dimensions du rêve.
I. La compréhension «intra-onirique» du rêve.
La théorie psychanalytique pose que le rêve a deux dimensions : un contenu manifeste qui est dans lčensemble composé par tout ce dont le rêveur fait lčexpérience, y compris ses pensées oniriques, et un sens latent qui ne lui est accessible qučà lčaide de lčinterprétation à laquelle il se livre à lčétat de veille. Or, dans le cas où le rêveur est conscient de rêver et qučil saisit le sens du rêve au cours même du rêve, doit-on considérer qučil sčagit là dčun contenu manifeste qui doit à son tour être interprété ou de lčappréhension effective de ce sens habituellement latent au cours du rêve ordinaire ? En effet, dans la mesure où le rêveur est conscient de la qualité onirique de son expérience et où ses facultés intellectuelles peuvent sčy manifester, il doit avoir la possibilité dčen saisir le sens, sčil sčintéresse à cette dimension du rêve. Il faut donc se demander si de tels cas se sont présentés et sčinterroger sur la valeur qučon peut leur attribuer. On sčaperçoit alors que cette saisie du sens du rêve au cours du rêve même, si elle peut passer par le biais dčune interprétation intra-onirique, prend aussi parfois la forme dčune intuition intellectuelle.
Lčinterprétation des rêves en rêve nčest pas un phénomène réservé au rêveur lucide puisqučon le rencontre dans des rêves non lucides tels que les rêves de faux-éveil de premier type, dans lesquels le sujet sčefforce de comprendre et parfois dčinterpréter un rêve précédent. Dans un tel cas, cependant, il se livre à cette activité parce qučil se croit éveillé et pense donc disposer des éléments voulus pour lčanalyse alors même qučil est encore le jouet du rêve. Cela se remarque notamment lorsque ses tentatives dčinterprétations prennent un tour tout à fait onirique sans qučil sčen aperçoive. Les remarques de Freud concernant les relations logiques sčappliquent sans doute ici : en rêve « les relations logiques, [] les opérations intellectuelles les plus compliquées, où on établit une opinion, où on la contredit, où on se livre à des jeux de lčesprit, où on compare, exactement comme pendant la vie de veille [] tout ceci est matériel du rêve et non représentation dčun travail intellectuel dans le rêve. Ce qui nous est fourni par la pseudo-pensée du rêve, ce sont les pensées mêmes qui ont provoqué le rêve, cčest-à-dire leur contenu, et non leurs relations mutuelles, relations qui sont vraiment toute la pensée »5.
En revanche, lorsqučil est pleinement lucide, le rêveur est capable de distinguer entre dčun côté le rêve et les pensées qučil suscite en lui et de lčautre les réflexions qučil peut se faire à son sujet. Le sentiment que le rêveur peut alors avoir qučil y a quelque chose à comprendre concernant le rêve qučil est en train de vivre au-delà des événements qui se présentent à lui, ce sentiment ne dépend plus entièrement du rêve, ou plus précisément nčest pas uniquement suscité par son contenu. Dans le faux-éveil, cčest en effet la structure même du rêve qui incite à lčinterprétation : le rêveur rêve qučil se réveille, qučil considère le rêve qučil vient de faire, et éventuellement qučil lčinterprète. Il y a là une logique inhérente au déroulement des séquences oniriques. Mais, au cours du rêve lucide dans lequel le rêveur se livre à lčinterprétation, cette dernière nčest pas dictée par lčagencement des séquences oniriques et semble bien venir de lčinitiative du rêveur lui-même. Cependant, même si elle est indépendante de lčagencement des événements oniriques, la question reste posée de savoir si elle appartient malgré tout au domaine onirique ou si elle équivaut à une interprétation menée à lčétat de veille. Cette question apparaît encore plus pressante lorsque le rêveur agit dans son rêve de façon à provoquer lčémergence du sens. Dans ce cas, non seulement il sčinterroge sur le sens du rêve, mais il interagit avec lui pour le comprendre. Pour y répondre, il importe de savoir en quoi consiste lčinterprétation intra-onirique, quelles règles elle suit, sčil sčagit dčune interprétation systématique ou décousue, bref si sa validité est reconnue au réveil par le sujet (elle pourrait en effet donner en rêve une impression de systématicité ou dčachèvement qui serait démentie au réveil).
Le type dčactivité qui, en rêve lucide, se rapproche le plus de lčinterprétation est celui qui se tient à distance du rêve. Le rêveur lucide est alors en décalage avec son rêve qučil essaie dčinterpréter comme il le ferait à partir de lčétat de veille. Il faut remarquer que ce genre dčattitude est extrêmement rare : le rêveur lucide préfère généralement agir plutôt que dčinterpréter son rêve. Il semble bien que, dans lčensemble, les tentatives dčinterprétation mettent fin au rêve lui-même comme en témoigne le rêve de Descartes dont lčinterprétation commence au cours du rêve lucide et se poursuit en état dčéveil. Il y a cependant une autre manière pour le rêveur dčinterpréter son rêve, cčest de le faire participer à sa propre élucidation.
[] Une fois, lčimage dčune amie de lycée mča dit dans un rêve : «Sais-tu que, pour toi, jčai toujours personnifié le sexe?» «Oh non», ai-je répondu. «Est-ce que tu as remarqué que je porte toujours des shorts dans tes rêves?» a-t-elle ajouté sur un ton sous-entendant qučil était vraiment idiot de ma part dčavoir négligé ce fait.6
On a bien affaire, là, à une tentative dčinterprétation dans la mesure où la rêveuse cherche à saisir le sens dčun élément du rêve qučelle ne comprend pas. Cependant, lčinterprétation ne suit pas un chemin classique, le rêveur ne se laisse pas aller à des associations dčidées pour découvrir ce que signifie le personnage de son rêve, mais il sčadresse directement à lui. Si la méthode dčinterprétation est différente de celle proposée par la psychanalyse, cčest essentiellement en raison des possibilités que procure le fait dčêtre conscient dans son rêve. Il reste cependant à sčassurer que cette interprétation intra-onirique a une réelle valeur interprétative et nčest pas à son tour passible dčune interprétation une fois le sujet éveillé. Or, ici ce nčest pas lčavis de lčauteur, rompue à lčanalyse des rêves, qui constate : « A mon réveil, jčai réalisé à quel point son affirmation se révélait exacte »7. Ainsi lčinterprétation onirique semble non seulement être aussi valide qučune interprétation menée à lčétat de veille, mais encore être plus efficace puisque le rêveur parvient à des conclusions qučil nčavait pas réussi à atteindre auparavant (« il était vraiment idiot de ma part dčavoir négligé ce fait »). Dans certains cas ce travail interprétatif peut prendre un tour qui va au-delà de lčinterprétation stricto sensu.
Après sa mort, en 1968, mon père mčapparaissait souvent en rêve, sous la forme dčun personnage dangereux qui mčinsultait et me menaçait. Quand je devenais lucide, je me mettais à le battre avec colère. Il se transformait alors en une créature plus primitive, un gnome, un animal ou une momie. Chaque fois que je lčemportais sur lui, jčétais saisi dčun sentiment de triomphe bouleversant. Puis je fis le rêve suivant, qui fut décisif : je devins lucide au moment où jčétais poursuivi par un tigre. Je voulais mčenfuir, mais je me pris en main et lčattendis de pied ferme. «Qui êtes-vous?», lui demandai-je. Le tigre parut déconcerté, puis il devint mon père et dit : «Je suis ton père, et maintenant je vais te dire ce que tu dois faire.» Contrairement à ce qui cčétait passé dans les précédents rêves, au lieu de le battre, je tentai dčengager le dialogue. Je lui dis qučil ne pouvait plus me donner des ordres de cette manière. Je rejetais ses menaces et ses insultes, mais, par ailleurs, je devais bien admettre que certaines de ses critiques étaient justifiées, et jčavais, en conséquence, lčintention de changer à lčavenir mes façons de faire. A ce moment mon père devint amical. Je lui demandai sčil pouvait mčaider, et il mčencouragea à suivre, seul, mes propres voies. Il parut alors se glisser dans mon corps, et je fus seul pour le restant du rêve.8
Le sens du rêve coïncide avec son contenu manifeste lorsqučapparaît lčimage du père. Lčauteur de ce rêve nča guère senti le besoin de réinterpréter ce rêve au réveil et lčeffet de cette «interprétation» intra-onirique semble bien avoir eu le même impact qučune interprétation réussie menée à lčétat de veille de façon plus classique : « Ce rêve devait agir comme une libération et un encouragement dans les rêves que je fis par la suite aussi bien que dans la vie réelle. Mon père ne mčapparut plus jamais, en rêve, sous la forme dčun personnage menaçant. Dans la vie, les craintes et les inhibitions déraisonnables à lčégard de toute personne représentant une autorité disparurent également »9.
Lčimpact de ce rêve peut donc être imputé à une interprétation réussie, mais également être mis sur le compte de lčinteraction elle-même. On peut au moins dire que la recherche du sens semble tout aussi valide en rêve lucide qučà lčétat de veille.
Avec le rêve lucide, le rêve nčest plus une donnée inerte, comme un document qučil faudrait traduire, puisqučil participe à sa propre élucidation, ce qui est en opposition avec la conception de Freud qui attribue cette incapacité à lčimpossibilité pour le rêve de manifester les liens logiques qui enchaînent les scènes oniriques : « Les différents éléments de cette construction complexe sont les uns à lčégard des autres dans les relations logiques les plus variées. Il y a des pensées de premier plan et des pensées dčarrière plan, des digressions et des éclaircissements, des conditions, des démonstrations et des oppositions. On peut se demander ce que deviennent ces liens logiques, qui avaient dčabord formé toute la charpente, quand cette masse de pensées du rêve subit la pression du travail du rêve et que ses fragments sont tordus, morcelés, réunis comme des glaces flottantes. Quelle forme peuvent prendre dans le rêve les «quand», «parce que», «de même que», sans lesquelles nous ne saurions comprendre une phrase ni un discours?
« Il faut bien dire que le rêve nča aucun moyen de représenter ces relations logiques qui les composent. Il laisse là toutes ces conjonctions et ne travaille que sur le contenu effectif du rêve. Cčest à lčinterprétation de rétablir les liens supprimés par ce travail »10.
Or, en admettant qučil en soit bien ainsi, même au cours du rêve lucide (ce que de nombreux exemples infirment à dčautres propos), Freud nča pas pris en compte la possibilité pour le rêve de fournir lui-même son sens en ce qui concerne non pas des liaisons logiques latentes, mais son aspect symbolique. Le sens latent peut donc devenir manifeste pour le rêveur lucide et, dčune certaine façon, il nčest sans doute plus tout à fait possible de dire qučil sčagit là dčun travail dčinterprétation. Mais, dčun autre côté, si ce nčen est pas un, cela indique qučun tel travail devient, dans le type de cas cité, inutile.
De ce point de vue, la question de savoir si lčinterprétation est valide parce qučelle relève dčun travail équivalent à celui qui pourrait être fait à lčétat de veille perd sa validité. La méthode semble bien pouvoir être la même (cčest le cas pour Descartes11) mais elle peut être plus riche au point que lčon nčest plus tout à fait sûr dčavoir affaire à une interprétation. En tout cas, sa validité ne semble guère pouvoir être évaluée strictement à partir de méthodes de la vie de veille. Lčimpression faite sur le rêveur ne fait que confirmer un travail original qui sčéloigne de la méthode psychanalytique. On peut dčailleurs aller plus loin et se demander si lčidée dčinterpréter le rêve au cours du rêve nčest pas le simple résultat dčun travers acquis à lčétat de veille et que la lucidité ne justifierait que dans le cas où elle est relativement faible, le rêve tout à fait lucide ayant tendance à être immédiatement clair pour le rêveur. Cette limite de lčinterprétation au cours du rêve lucide est dčailleurs atteinte lorsque le rêveur comprend immédiatement le sens de son rêve sans passer par un travail interprétatif.
Lčattitude interprétative dčun rêveur lucide sčexplique par la présence dčun donné onirique dont le sens lui échappe et dont il suppose lčexistence12. Nous avons vu que le rêveur «interprète» le rêve en demandant au rêve de remplacer le symbole manifeste par son sens latent. Mais dans certains cas le sens parvient au rêveur sans que lčaspect manifeste ne se modifie.
Je suis debout, complètement immergé dans lčeau. Je lève les yeux vers la surface. Lčeau est claire, toute illuminée par les rayons du soleil qui filtrent lentement vers les profondeurs.
Je vois une tortue qui nage au-dessus de moi. Elle est brune et verte, mesure environ vingt cinq centimètres et rame activement, très régulièrement, des quatre pattes. Aussitôt, je comprends le sens du rêve, et je me souviens dčun programme de télévision que jčai vu récemment. Un homme y organisait une course entre une tortue apprivoisée et un lapin. Cčétait la tortue qui gagnait. Celle que je vois en ce moment signifie que, moi aussi, je réussirai si je continue à travailler avec persévérance et régularité sur le rêve, si je ne me laisse pas séduire par les approches trop rapides, trop superficielles et spectaculaires, symbolisée par le lapin.
Je mčéveille, tout calme et rassuré par la tortue. Jčéprouve un sentiment de bien-être lorsque je réalise que lčinterprétation de ce rêve mčest venue dans le rêve lui-même.13
Peut-on vraiment parler ici dčinterprétation comme le suggère le rêveur ? Le sens surgit avec le rêve manifeste, sans aucun travail de la part du sujet, mais il nčefface pas le contenu manifeste qui illustre parfaitement le message du rêve. Dans une telle perspective le rêve est bien plutôt lčillustration dčun sens que sa déformation comme dans les rêves précédemment cités. Néanmoins le principe de lčinterprétation nčest pas pour cela remis en question puisque la compréhension du rêve ne surgit qučà un moment donné. Avant cet instant le rêve reste énigmatique et par là requiert une interprétation. Le fait que cette interprétation soit fournie par le rêve même ne lui enlève pas son statut.
II. Lčinterprétation sans objet
Nous avons dit que, dans le rêve lucide, le rêveur ne cherche pas à interpréter son rêve parce qučil préfère se livrer à dčautres activités. Le décor du rêve lui apparaît alors comme un monde par lui-même et son attitude vis-à-vis du rêve est nécessairement différente de celle de lčétat de veille. Cela peut toutefois amener à supposer qučil laisse le rêve en souffrance dčinterprétation : ainsi un rêveur peut fort bien agir contre une menace, en rêve, sans savoir à quoi elle correspond et comment il conviendrait de lčinterpréter. Mais il se pourrait aussi que cette façon de considérer le rêve lucide soit tout simplement erronée et qučau contraire, dans certains cas, la lucidité rend lčinterprétation superflue au sens où cette dernière apparaît sans objet. Deux cas de figure sčoffrent alors à nous : soit le rêve est parfaitement clair quant à son sens, soit la fonction, habituellement remplie par lčinterprétation, sčavère inutile.
Nous avons vu que lčapparition, en rêve, de la conscience de rêver permet une compréhension du contenu du rêve soit en raison des facultés de raisonnement dont dispose alors le rêveur, soit par lčaction qučil peut avoir sur les éléments du rêve. Lčintuition du sens qui surgit parfois avec la lucidité laisse cependant supposer que, de même que la qualité du rêve sčaméliore avec la conscience de rêver, de même le sens en devient également plus clair.
« Je descendais en parachute au-dessus dčune île merveilleuse, dans le sud du Pacifique. Je descendais lentement, je savais que je rêvais et que les indigènes de lčîle mčadoreraient comme un dieu ; leur mythologie prédisait, en effet, que quelqučun viendrait un jour du ciel et serait leur chef. A cause de cela, je me rendais compte que je pourrais obtenir dčeux à peu près tout ce que je voulais. Je savais aussi que leur civilisation était presque parfaite. Ils étaient très beaux, aimants, exempts de violence et de crime. Je savais qučil ne leur manquait plus qučune seule chose pour que leur vie soit parfaite, et que jčallais la leur apporter. Puis, de la plage où jčavais atterri, je me dirigeai vers leur village. Ils accouraient vers moi, et je pouvais voir comme ils étaient beaux et forts. Je les vis me saluer de la main et je leur rendis leur salut. Je remarquai que je nčavais rien à craindre, parce qučils pensaient que jčétais bon et puissant. Ensuite, nous nous groupâmes autour dčun feu de camp, dans le village. Je me rendis soudainement compte de ce que jčavais à leur donner. Cčétait le savoir suprême qučils attendaient, et que je possédais. Le fait de savoir précisément ce que jčétais sur le point de dire me touchait. Je sentais nettement à lčintérieur de moi-même comment je renonçais à la fausse image qučils se faisaient de moi. A mesure que jčy renonçais, je prenais conscience de mes sentiments de puissance et de tristesse. «Il nčy a pas de chef», leur dis-je. Je me sentis soudain plus près dčeux. Jčéprouvai une sensation de soulagement dans mon corps. Jčavais des amis dans ma vie, au lieu dčêtre seul. Je me mis à pleurer et à leur dire combien jčétais heureux dčêtre là. En regardant de plus près, je mčaperçus qučils étaient effectivement mes amis - Steve, Carole, Riggs, Joe, Dominique, Jerry, Werner - et qučils mčentouraient. »14
Dans ce rêve la lucidité du début semble sčapprofondir de différentes façons. Le rêveur est dčabord conscient de rêver (« je savais que je rêvais ») mais dčautres prises de conscience sčinscrivent dans le sillage de cette lucidité : à la connaissance implicite qučil a du décor et des événements sčajoutent brusquement de nouveaux éléments dčinformations (« Je me rendis soudainement compte de ce que jčavais à leur donner ») ainsi qučune conscience de soi sur le plan des émotions (« je prenais conscience de mes sentiments ») et dčune attention accrue à lčenvironnement onirique (« En regardant de plus près »). Cet approfondissement conscientiel permet alors au rêveur de « passer dčun mode symbolique, irréel, à une représentation réelle de la vie du rêveur au milieu de ses amis »15. La lucidité, en tant que conscience de rêver, pourrait ainsi sčétendre à différentes dimensions de la vie onirique du rêveur et amènerait alors le rêve à se transformer, à faire coïncider le contenu manifeste avec le sens latent. Dans un tel cas, lčinterprétation est inutile, non seulement parce que la dernière partie du rêve est parfaitement claire par elle-même, mais parce qučelle suffit également à comprendre le passage qui précède.
Cette transformation du rêve, du symbolique au réel, prend des formes diverses. La disparition de lčaspect symbolique du rêve est parfois tout aussi brusque que le surgissement de la lucidité qui en est responsable. Le rêve peut également se modifier progressivement ou partiellement, certains éléments reflétant la situation réelle tandis que dčautres demeurent symboliques. Dans de tels rêves lčinterprétation apparaît bien comme nčétant pas une règle absolue. Parfois, ce nčest pas la transformation du rêve qui fait disparaître la nécessité de lčinterprétation mais lčaction onirique qui remplace sa fonction.
Lčinterprétation, en effet, aussi bien dans son mode populaire que psychanalytique, nčest jamais un but en soi mais un moyen au service de la compréhension du sens du rêve. Mais, à son tour, cette compréhension du sens est considérée par le rêveur comme un élément dčinformation destiné à améliorer sa vie. La pratique du rêve ordinaire incite naturellement à penser que lčinterprétation, qui est le premier maillon du processus informatif, est indispensable. Mais, même en ce qui concerne le rêve ordinaire, cela nčest vrai que pour la saisie consciente du sens du rêve. Certains rêves semblent se suffirent à eux-mêmes pour introduire des modifications dans la vie psychique du rêveur. Bien que ce type de phénomène nčentre pas dans le cadre théorique de la psychanalyse, on le rencontre fréquemment dans la littérature onirique, assez souvent sous la forme de rêves qui procurent à leur auteur un sentiment de libération ou dčaccomplissement.
Durant cette semaine [...] Ned eut un rêve très net dans lequel il se trouvait rempli dčune rage irrésistible et sans motif, comme sčil explosait littéralement. Dans le rêve, il se tenait près dčune crique. En se penchant il vit un magnifique poisson aux couleurs multiples apparaître dans les eaux ondoyantes. En un éclair, Ned sauta dans la crique et donna sans relâche des coups de pied au poisson jusqučau moment où il fut soudainement vidé de toute colère et de toute haine. Son moi onirique pleura alors de soulagement et il sčéveilla en se sentant dispos et bien avec lui-même pour la première fois depuis des semaines. 16
De tels rêves peuvent bien sûr être interprétés, mais lčinterprétation ne semble pas ajouter quoi que ce soit au processus de transformation qui sčest opéré. Dans ce type de rêves, le problème qui se pose au rêveur est résolu à un niveau non conscient.
Or, dans la mesure où le rêveur lucide peut interagir consciemment avec son rêve, il semble assez normal de supposer qučil précipite ainsi ce type de solution. Le rêve de Tholey - qui questionne un tigre qui le poursuit et se transforme en son père - représente bien un tel type dčinteraction qui permet au rêveur dčagir tout en saisissant le sens du rêve. Mais, dans certains cas, cette compréhension ne semble même pas nécessaire. Ainsi, lorsqučHervey de Saint-Denys est poursuivi par un démon de cathédrale, il attribue ce mauvais rêve à une perturbation organique et nča guère besoin de saisir le sens du rêve pour mettre définitivement fin à cette série de cauchemars (même une tentative de faire revenir ce démon au cours dčun autre rêve lucide nčaboutit que de façon vague). Ainsi, pour que de tels rêves fournissent leur propre solution, la prise de conscience du sens nčest pas indispensable. En revanche, la décision consciente de faire face à son problème est beaucoup plus importante : si la conscience lucide joue un rôle décisif, ce nčest pas tant pour la connaissance qučelle acquiert que pour les actes qučelle permet.
Sous quelle forme se présente cette action ? Le plus souvent, le rêveur sčefforce de rétablir un état dčéquilibre rompu en ce sens qučil agit de façon à mettre fin à une situation indésirable. Cependant, il nčest pas toujours besoin pour cela dčagir oniriquement. Le seul fait de prendre une décision en rêve suffit parfois à mettre fin à la situation pénible. Il est certain que la lucidité facilite un comportement délibéré, comme dans le cas dčHervey de Saint-Denys, mais elle nčest qučun moyen pour cela. En effet, dans certains rêves, la lucidité est en elle-même la modification qui résulte de la prise de décision du rêveur comme dans un rêve déjà cité dans lequel la rêveuse doit choisir entre une relation sexuelle suivie dčune mort violente ou une existence sans vie sexuelle17. Cčest sa décision seule qui déclenche la lucidité et une cascade dčautres phénomènes oniriques qui transforment complètement la qualité perceptive et affective du rêve. De tels rêves, au cours desquels le rêveur résout ses problèmes sans passer par lčinterprétation, indiquent que cette dernière nčest pas nécessairement le seul ni le meilleur moyen de travailler avec ses rêves. Elle peut dépanner le rêveur ordinaire mais constituerait une sorte de «régression technologique» dans les cas de lucidité. Sans nier la valeur du travail dčinterprétation, on peut donc relativiser son importance selon les situations oniriques. Cependant, dans certains cas, lčinterprétation se révèle être un réel obstacle.
III. Lčinterprétation faussante.
Nous avons vu que lčacte dčinterprétation suppose que le rêve apporte à lčindividu une information qučil peut utiliser pour son propre développement psychologique lorsqučil en a pris conscience, cette prise de conscience constituant en elle-même une utilisation intégrative de lčinformation. Cela suppose que le rêve a un sens et que ce sens est compréhensible en droit. Cependant, nous avons vu que cette position nčentraînait pas la nécessité de lčinterprétation, particulièrement en cas de lucidité, qučil sčagisse de comprendre le rêve ou dčobtenir une modification psychologique. On peut alors considérer que lčinterprétation nčest qučune solution parmi dčautres, telles que lčintuition du sens ou lčinteraction onirique. Selon la situation, certaines solutions sont plus adéquates que dčautres et lčintérêt de lčinterprétation peut se trouver relativisé. Cependant, un pas de plus peut être franchi par lčobservation de cas pour lesquels non seulement lčinterprétation nčest pas la meilleure solution mais sčavère aussi ne pas être une solution possible, que ce soit en raison des conceptions qučelle implique ou de la méthode qučelle préconise.
Nous avons vu que lčinterprétation trouve sa limite dans un certain nombre de cas, par exemple lorsque le rêveur ne ressent pas le besoin dčinterpréter le rêve ou encore lorsqučil a le sentiment qučil nčy a pas de sens caché. Lorsque le rêve est clair, le travers interprétatif ne devrait pas surgir. Parfois, le sens du rêve nčest pas apparent, simplement parce que le sujet ne le place pas dans le contexte adéquat - sans pour autant qučune interprétation soit nécessaire. Dans le domaine des rêves ordinaires, Ann Faraday en a donné une série dčexemples18.
Je fis un rêve dans lequel la reine venait chez moi pour le thé. Nous allions nous asseoir, quand je remarquai, à mon horreur, que ma vieille brosse était posée, les poils en lčair, toute pleine de cheveux, sur la table. Jčessayai de la faire disparaître rapidement avant que la reine ne lčaperçoive, et je mčéveillai avec un sentiment dčangoisse extrême. Notons que je nčétais pas la reine et que le rêve exagérait les conséquences que jčaurais peut-être à subir pour nčavoir pas lavé ma brosse. Il était clair qučil me mettait en garde contre le genre de situation désagréable qui pourrait en résulter. Une interprétation freudienne de la Reine comme symbole de la mère nčajouterait rien à la valeur pratique du rêve, car nous savons tous que nos mères désapprouvent les habitudes malpropres. En fait, si le rêve avait choisi ainsi le personnage le plus illustre qui se puisse imaginer, cčétait seulement pour mieux se faire comprendre.19
Nous avons là une compréhension par intuition qui ne se produit pas au cours du rêve mais au réveil, lorsque, dans le contexte de la vie quotidienne, le sujet saisit immédiatement son sens. Lčinterprétation nčest alors pas nécessaire puisque le rêveur nča pas le sentiment de se heurter à quelque chose qučil ne comprend pas.
Or, ce sentiment qučil nčy a rien à chercher - et qui dépend ici du contexte de lčaction de veille - se trouve aussi assez souvent au cours du rêve lucide mais en fonction du contexte de lčaction onirique. On pourrait toutefois supposer que de tels rêves ont un sens dans le contexte de la veille, même si ce sens nčest pas recherché au cours du rêve. Or, non seulement ils apparaissent souvent comme nčayant pas de sens clair à lčétat de veille, mais de plus lčattitude des rêveurs à leur égard indique qučils nčont pas non plus de sens caché qučil faudrait mettre au jour. Dans le cas où le rêve nča pas de sens apparent au réveil et où le rêveur nča pas le sentiment qučil y a quelque chose à chercher, il nčest plus guère possible de poser que tout rêve est en droit interprétable. Cela ne remet pas en question lčinterprétation comme méthode mais plutôt la théorie qui la sous-tend. Cčest donc à une certaine conception du rêve que renvoie une utilisation systématique de lčinterprétation. Or, la lucidité remet en cause certaines représentations courantes en ce domaine.
Ainsi, par exemple, il est courant dčaffirmer, à la suite de Freud, que le rêve est le gardien du sommeil. Cette affirmation a cependant fait lčobjet de critiques aussi bien sur le plan psychologique que neurobiologique et le cas du rêve lucide fournit une illustration de son aspect dogmatique. Assez souvent, en effet, dans le cours du rêve lucide, le fait que le sujet sčéveille ou non ne dépend pas du rêve mais du rêveur. Hervey de Saint-Denys savait secouer le sommeil le plus profond par un effort de volonté ou prolonger ses rêves, également à volonté. Dans dčautres cas, lčexcitation dčêtre dans un rêve lucide tend à réveiller le rêveur qui doit alors se livrer à un véritable apprentissage pour ne pas interrompre son sommeil. Il est vrai que certains nčarrivent parfois pas à se réveiller malgré leurs efforts, mais ces cas sont plutôt exceptionnels. Dans lčensemble, il est douteux que le rêve lucide soit le gardien dčun sommeil dont la nature est par ailleurs connue du rêveur.
Lčautre affirmation la plus répandue concerne le rêve comme réalisation dčun désir. Une telle compréhension de la nature du rêve est trop vague pour être réellement informative puisqučelle peut être appliquée de façon vraie à nčimporte quelle action, même non onirique. En fait, la réalisation du désir est, pour Freud, celle dčun désir inacceptable pour le conscient et donc déformé par le travail du rêve de façon à être méconnaissable. La plupart des rêves lucides ne correspondent pas à un tel schéma. Tout dčabord, les désirs y sont souvent affirmés et leur satisfaction recherchée (les rêves sexuels de Garfield, les rêves agréables dčArnold-Forster) et, de façon générale, lčintensification de la qualité des rêves semble peu compatible avec lčidée de refoulement et de censure (les rêves de Kelzer). Le rêve lucide donne au contraire le sentiment que la vie onirique peut être aussi complète que la vie de veille, le rêveur y éprouve des désirs, certes, mais pas uniquement dčun genre qučil semble devoir réprimer. On y trouve par exemple de la curiosité pour le sens du rêve, pour son fonctionnement, une réflexion de type scientifique aussi bien que la simple sensation exaltante de se sentir conscient de rêver. Le rêve lucide incite donc spontanément le rêveur à élargir sa compréhension du rêve au-delà des limites de type psychanalytique.
En fin de compte, par son décalage avec certaines affirmations théoriques, le rêve lucide remet en question ce qučon peut appeler lčinterprétation a priori qui suppose dčavance ce qučelle va trouver puis met en Šuvre une méthode permettant de parvenir à ce but préétabli. Cependant, cette critique ne remet pas en question le principe de lčinterprétation elle-même. Guidée par des conceptions plus souples ou plus adéquates, la méthode interprétative garderait sa légitimité.
Critiquer certaines interprétations a priori, cčest-à-dire des directions dčinterprétation obligées, nčéquivaut pas à en remettre en cause le principe : il apparaît nettement que lčinterprétation se justifierait plus sûrement comme méthode libre de support théorique fixe, qučil sčagisse de la psychanalyse ou de croyances populaires. Pourtant, dans certains cas, la méthode interprétative peut elle aussi être mise en défaut en raison de sa nature même, lorsque lčinterprétation ne peut aboutir. La difficulté peut, bien sûr, être imputée à lčincompétence de lčinterprète et ne pas remettre en question lčidée que le rêve a un sens, même inaccessible, mais nous avons évoqué des situations dans lesquelles le rêve est entièrement clair pour le rêveur ou nča pas de sens particulier et où la tentative dčinterprétation ne peut que mener à une impasse.
Comment, cependant, peut-on affirmer que certains rêves ne sont pas susceptibles dčinterprétation en raison dčune absence de sens intrinsèque ? Le sentiment du rêveur qučil nčy a rien à comprendre ne peut-il pas être mis en défaut ? Nčy a-t-il pas simplement là un sens qui dérobe à lčanalyse jusqučau sentiment de son existence ? Cette objection, qui ne serait sans doute pas sans valeur dans le cas du rêve ordinaire, ne peut malgré tout pas être retenue dans le cas du rêve lucide. En effet, certains rêves lucides nčont pas de sens par rapport à la vie de veille parce que, tout comme les situations de la vie de veille, ils ont leur sens en eux-mêmes. Il nčest donc pas possible de les examiner à la lueur dčautres critères qučeux-mêmes. Ainsi les rêves lucides dans lesquels les rêveurs ressentent des émotions de type extatique ne renvoient manifestement pas à la vie de veille. De même, lčintensité ou la nouveauté de certaines sensations (sensations sexuelles dčune intensité impossible à lčétat de veille ou sentiment de voler) sont auto-référentes. Le déroulement même de certains rêves lucides semble couper les ponts avec tout point de référence (Muldoon ou Monroe). Le rêve lucide apparaît alors comme un autre monde qui se déploie dans le champ de la conscience du sujet et non comme le simple reflet des préoccupations de lčétat de veille.
Un autre facteur qui invalide lčabsoluité de lčinterprétation est la plasticité, plus ou moins grande, du rêve lui-même lorsque le rêveur est lucide. On sait déjà depuis lčAntiquité que le contenu du rêve peut être influencé par lčincubation ou, de nos jours, que le fait de changer de psychanalyste tend à modifier la tonalité des rêves20, mais dans ce cas on pouvait supposer que la direction imprimée au rêve ne modifiait pas son sens profond. Cependant, lorsque, dans le rêve lucide, le rêveur modifie au cours du rêve aussi bien ses actes qučune partie du décor ou des événements, il est difficile de soutenir que de telles modifications du rêve nécessitent une interprétation. Une partie au moins du contenu du rêve est produite directement et consciemment par le rêveur lui-même et donc échappe à la nécessité de lčinterprétation en tant qučelle renvoie à un travail du rêve. Ce qui importe dans ce type de rêves ce nčest pas tant un sens présumé que le comportement du rêveur.
Conclusion.
En fin de compte qučest-ce que le rêve lucide nous apprend sur la science de lčinterprétation ? Pour comprendre son apport il faut se rappeler le débat qui oppose Freud aux savants de son époque et pour qui le rêve est par nature incohérent et dénué de sens. Pour réfuter cette position Freud ne disposait comme outil que de lčinterprétation, mais comme, par nature, cette dernière permet toujours dčobtenir un résultat, il a implicitement admis que tous les rêves avaient un sens et que ce sens nčétait accessible que par elle. De ce fait les critiques de Freud restent aussi peu susceptibles dčentamer les positions des savants de son époque que ces derniers ne peuvent rendre compte de lčarchitecture manifestement pleine de sens de certains rêves. Dčun côté, les affirmations dčincohérence restent dogmatiques tandis que, de lčautre, il nčest jamais sûr que lčinterprétation porte bien sur le rêve, ce que montre le deuxième niveau dčélaboration secondaire, difficulté qui culmine dans la critique adressée à Freud par Jung.
La lucidité, par les expérimentations qučelle permet de mener au sein du rêve, aide à nuancer ces deux positions : dčun côté elle établit que les affirmations dčincohérence ne sont pas toujours justifiées puisque qučune certaine manière dčinteragir avec les éléments du rêve permet de dévoiler leur sens, entraînant parfois leur transformation sur le plan phénoménal ; dčun autre côté elle montre que lčinterprétation nčest pas toujours nécessaire, par exemple lorsque le rêve est déjà clair pour le rêveur ou lorsque son sens échappe au contexte de la veille (le rêve apparaît alors ininterprétable, non parce qučil est incohérent, mais parce que son sens se situe en dehors du champ de lčinterprétation). Assez souvent le rêve lucide ne renvoie qučà lui-même et il est son propre domaine de sens comme lčindiquent les événements oniriques tels que la sortie hors du corps, le vol, le sentiment dčextase ou même la lucidité dont lčinterprétation ne peut jamais être donnée de façon générale et, le plus souvent, pas même de façon particulière. Bien sûr, certains cadres théoriques permettent de tout expliquer, mais leur caractère irréfutable les rend justement suspects, ce qučon peut rapidement montrer sur un exemple.
Prenons celui de la lucidité onirique. Il est toujours possible de considérer que son surgissement correspond à la réalisation dčun désir, mais il ne peut sčagir de celui du rêve ordinaire car la lucidité en déréaliserait la portée. Si lčon accepte la présentation qučen fait Freud, la lucidité correspond plutôt à un moyen : celui de sčamuser de ses rêves ou de résoudre une difficulté onirique ou encore de ne pas se réveiller pour ne pas interrompre le rêve. Mais ce moyen est tout à fait disproportionné par rapport au but poursuivi dans le cas des longs rêves puisqučil introduit la conscience de son état. Or, dans la perspective freudienne, deux issues logiques se présentent avec lčémergence de la lucidité : soit le rêve continue comme auparavant et le rêveur prend alors conscience dčéléments qui ne devraient se manifester qučen son «absence», soit le rêve se transforme pour dissimuler la nature de ces éléments et, dans ce cas, il nča plus de raison de se poursuivre. Dire que la lucidité onirique permet la réalisation dčun désir est une proposition inattaquable en soi du moment où elle nčest pas elle-même lčobjet visé car elle équivaut alors à un processus banal de lčétat de veille : la prise de conscience qui « répond toujours à une désadaptation, à une insuffisance des mécanismes automatiques. Cčest pourquoi la tendance devient consciente quand elle subit une inhibition, quand il faut faire appel à de nouveaux moyens, faire le procès de lčimpulsion instinctive au lieu de lui obéir simplement, quand lčacte différé devient projet »21.
Si lčinterprétation a quelque validité, cette dernière se situe donc au-delà des systèmes théoriques qui peuvent guider sa démarche. Mais, même lorsqučon libère lčinterprétation des contraintes théoriques, il nčen reste pas moins qučelle nčapparaît, pour le rêveur lucide, que comme une sorte de processus de secours, peu efficace, pour remplacer une intuition du sens qui serait la norme. Lčinterprétation nča, en effet, de sens qučen thérapie, lorsqučil est trop tard pour interagir avec le rêve22 et, de fait, son déroulement nča pour but que de réactiver une intuition du sens qui seule pourra garantir sa validité. Dans le cas du rêve lucide tout au moins, il apparaît qučil nčy a pas un contenu manifeste et un sens latent, lčun étant la «traduction» de lčautre, mais plutôt un surgissement dčune même idée sous différentes formes et accueillie par différents niveaux du psychisme. Dans le cas du rêve ordinaire, ce contenu manifeste est approprié à lčétat de conscience du rêveur puisqučil lčaccepte pleinement. Sčil devient lucide et qučil sčétonne de ce que le rêve lui présente, soit la réponse lui est donnée par la transformation de ce contenu manifeste qui coïncide alors avec son sens, soit, plus simplement, lčintuition du sens lui fait comprendre comment ce contenu manifeste est une illustration appropriée dčun sens qui désormais nčest plus latent. Sans nécessairement remettre en question les acquis de Freud concernant le rêve ordinaire, la lucidité indique nettement qučils ne permettent pas de rendre compte de tous les rêves.
Notes :
1 Voir à ce sujet Ch. Bouchet, « La psychanalyse et lčinterprétation du rêve lucide », Diogène, n°170, Avril-juin 1995, pp. 117-136.
2 Sigmund Freud, LčInterprétation des Rêves, Presses Universitaires de France, Paris, 1926 et 1967, pp. 330-331
3 Ibid., pp. 446.
4 Ibid., p. 448. Souligné par nous.
5 Sigmund Freud, LčInterprétation des Rêves , op. cit., p. 269-270. Souligné par lčauteur.
6 Patricia Garfield, La Créativité Onirique, La Table Ronde, Paris, 1983, p. 46.
7 Ibid.
8 Paul Tholey, «A Model for Lucidity Training as a Means of Self-Healing and Psychological Growth», in : Jayne Gackenbach and Stephen LaBerge (eds.), Conscious Mind, Sleeping Brain, Perspectives on Lucid Dreaming, Plenum, New York, 1988, pp. 263-287.
9 Ibid.
10 Freud, op. cit., p. 269. Souligné par nous.
11 Descartes, Olympiques, dans les Oeuvres philosophiques, T.I, Edition de F, Alquié, Classiques Garnier, Paris, 1988, pp. 52-63.
12 Plus précisément le rêve, du fait de la richesse de son contenu équivalente à celle de la veille, peut acquérir un sens dans la mesure où le rêveur lui en suppose un.
13 Kenneth Kelzer, The Sun and the Shadow, My experiment with Lucid Dreaming, A.R.E. Press, Virginia Beach, 1987, p. 68.
14 Dr Richard Corriere et Dr Joseph Hart, Les Maîtres-Rêveurs, Sciptomedia, Montréal, 1978, pp. 11-12.
15 Ibid., p. 12
16 Susan M. Watkins, Conversations With Seth, Volume 2, Prentice Hall Press, New York, 1981, p. 325.
17 Ann Faraday, The Dream Game, Perennial Library/Harper & Row, New York, 1976, p. 339.
18 Dr. Ann Faraday, Dream Power, Berkley Books, New York, 1980, dans le chapitre 8, pages 159 et suivantes.
19 Ibid., pp. 165-166.
20 Cette constatation est rapportée par de nombreux psychologues ayant suivi plusieurs analyses, notamment par Faraday.
21 Paul Guillaume, Manuel de Psychologie, PUF, Paris, 1966, p. 303.
22 Et, même alors, une interaction dčun autre type, tel que le rêve éveillé qui prolonge lčaction du rêve nocturne, semble plus efficace que lčinterprétation.
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