DE LA DIFFICULTE A DEFINIR LE REVE LUCIDE



Si l'on essaie de dégager une définition minimale du rêve lucide commune aux récits de la littérature, on se heurte aussitôt à deux types de difficultés.
D'une part les récits de rêves lucides sont très différents d'un auteur à l'autre : pour prendre deux extrêmes, les rêves d'Hervey de Saint-Denys, malgré leur caractère expérimental, restent dans l'ensemble assez communs (ce sont des scènes qui pourraient être empruntées à la vie éveillée) tandis que ceux d'Oliver Fox sont beaucoup plus fantastiques (dans ses rêves, Oliver Fox se met en lévitation ou passe à travers les murs, capacités qui ne sont guère rapportées par Hervey de Saint-Denys), à tel point que l'on peut se demander s'il ne s'agit pas de rêves de types essentiellement différents.
D'autre part les critères qui permettent de définir le rêve lucide fluctuent selon les auteurs et parfois un même auteur oscille inconsciemment entre plusieurs définitions. Or si, malgré ces divergences, les chercheurs contemporains s'accordent sur la littérature, c'est qu'il existe au moins une caractéristique minimale, même implicite(1) , qui permet de reconnaître le rêve lucide dans ces textes.

I. DIFFICULTES A INTRODUIRE LE REVE LUCIDE

Par une définition

C'est en reprenant les récits fournis par la littérature que Celia Green a dégagé et formulé cette définition minimale dans son livre Lucid Dreams dont l'intention n'est pas de théoriser le phénomène mais d'en donner la description du point de vue d'une phénoménologie onirique : « Un rêve lucide est un rêve dans lequel le sujet est conscient de rêver »(2) . Presque à la même époque Charles T. Tart ouvrait son livre Altered States of Consciousness par ces mots : « Chaque fois que je parle des rêves, je mentionne le fait qu'il en existe d'un genre très inhabituel. Ce sont les "rêves lucides" [Š] dans lesquels le rêveur sait qu'il rêve et demeure entièrement conscient de lui-même »(3) . Cette définition minimale qui était destinée à attirer l'attention sur un type particulier de rêves est désormais admise par tous les chercheurs contemporains, même s'ils ne la considèrent pas toujours comme suffisante(4) . On la trouve aussi bien dans la littérature générale sur le rêve (« Le rêve "lucide" est ainsi nommé, non parce qu'il possède une qualité inhabituelle de netteté ou de clarté, mais parce que le rêveur sait, au moment où il rêve, qu'il est en train de rêver, et qu'il se sent en pleine possession de ce que nous appelons la conscience normale de l'état de veille, tout en sachant aussi, avec certitude, qu'il est dans son lit et qu'il dort »(5) ) que dans des ouvrages plus orientés vers le phénomène lui-même, qu'ils soient destinés à un large public comme La Créativité Onirique de Patricia Garfield (« Quelle expérience étrange et passionnante que celle du "rêve lucide" : tout simplement un rêve où l'on a conscience de rêver - conscience allant de la simple réflexion : " Ce n'est qu'un rêve ", à l'affranchissement de toutes les contraintes corporelles, spatiales et temporelles »(6) ) ou qu'il s'agisse de travaux plus spécialisés portant sur un aspect très particulier du rêve lucide (« Les rêves lucides sont le plus communément définis comme des rêves dans lesquels on reste conscient, au fur et à mesure de leur déroulement, d'être en train de rêver »(7) .) De façon générale c'est en ces termes que les auteurs d'articles scientifiques sur ce sujet se contentent de rappeler brièvement ce qu'ils entendent par rêve lucide.
Le rêve lucide consisterait donc en une combinaison de deux éléments : le rêve et la conscience de rêver. Voyons à quoi renvoient ces éléments de façon immédiate. Les récits de rêveurs lucides montrent qu'il faut donner ici au terme "rêve" le sens qu'on lui accorde généralement : celui d'une "vie" onirique au cours de laquelle le rêveur croit avoir, comme dans la vie de veille, des perceptions, des émotions ou des pensées. Il ne peut donc être confondu avec des états qui s'apparentent à lui sans appartenir au sommeil (tel le rêve éveillé ou l'hallucination) ni être réduit, à l'intérieur du sommeil lui-même, à des phénomènes secondaires qu'on ne considère pas habituellement comme des rêves (par exemple lorsque le rêveur réfléchit de façon plus ou moins floue dans une absence de décor(8) ).
Cependant, si la notion de rêve est d'autant plus facile à appréhender que tout un chacun en a l'expérience, celle de la conscience de rêver est plus délicate à faire saisir dans la mesure où il ne s'agit plus là d'une expérience partagée par tous. La plupart des auteurs tentent d'en donner l'idée en l'identifiant à la conscience de la vie de veille. Mais dans la mesure où la conscience de veille est associée dans le langage courant à l'état d'éveil, cela oblige les auteurs en quelque sorte à "coller" cette conscience sur le rêve. Ainsi pour C. Tart : « Le caractère inhabituel de ce genre de rêve vient de ce que le rêveur s'y "éveille", pour ainsi dire, de son rêve ordinaire. Cela signifie qu'il se trouve tout à coup en possession de sa conscience de veille normale, sachant qu'il est dans son lit et qu'il dort ; mais - insistons là-dessus - le monde du rêve dans lequel il évolue n'en demeure pas moins réel pour lui »(9) . Il en va de même pour LaBerge qui écrit : « L'état mental du rêveur lucide est comparable au vôtre, au moment où vous lisez ces lignes. De façon générale, il est, comme vous-même, capable de se souvenir, de réfléchir, de percevoir et d'agir dans un monde phénoménal. [Š] Mais la différence essentielle entre le rêve lucide et l'état de veille tient à ce qu'en rêvant on sait, en dépit des apparences, qu'on est, en réalité, endormi dans son lit »(10) . Cette difficulté qu'il y a à définir, pour une première approche, le rêve lucide avec des mots du langage courant est si bien ressentie que certains auteurs préfèrent introduire le rêve lucide par un exemple.

Par un exemple

Toutefois, le choix d'un exemple pour donner une première idée du rêve lucide est lui-même délicat car il risque de faire prendre l'accessoire pour l'essentiel. En effet la conscience qu'a le rêveur de rêver lui permettant parfois d'influencer son environnement, certains lecteurs ont confondu rêve lucide et rêve contrôlé(11) . Or, un simple examen de la littérature montre que cette assimilation est impossible. Ainsi Delage mentionne une catégorie de rêves « particulièrement curieuse et exceptionnelle » en ce que « le rêve devient véritablement dirigé dans sa totalité par la volonté actuelle du rêveur sans pour cela devenir nécessairement conscient »(12) :

« Je suis poursuivi par des gens qui en veulent à ma vie : ce sont ou des malfaiteurs ou des sauvages ou souvent des soldats d'une puissance ennemie en guerre avec la France. Je vais être atteint, quelquefois même je suis déjà pris, quand une pensée surgit dans mon cerveau : je me rappelle qu'il y a un moyen admirable de tromper la vigilance des poursuivants, c'est de me cacher dans une caverne tout à fait inaccessible parce que son entrée est submergée et qu'il faut plonger dans l'eau d'un lac pour y pénétrer. Remarquez qu'à ce moment il n'y a dans mon rêve ni lac, ni caverne à l'état d'image mentale extériorisée, c'est une simple pensée qui me vient au cerveau pendant que je fuis dans une rue ou dans les corridors d'une maison. A ce moment, par un acte de ma volonté, je change la scène et la transporte dans un autre cadre où se trouvent le lac et la caverne nécessaires. Parfois même, s'il arrive que j'étais déjà pris, je remonte le cours des événements et me replace à un moment où je ne l'étais pas encore pour faire dérouler la scène dans une autre direction et lui donner une issue différente. Donc je replace le tout, poursuivants et poursuivi, à bonne distance, je prends de l'avance pour arriver le premier et sans être vu à l'endroit convenable du lac ; là, je plonge et pénètre dans la caverne où j'éprouve un sentiment parfait de sécurité, prenant même plaisir à entendre au-dessus de ma tête, séparés de moi par une mince couche de terre, les pas des poursuivants à pied ou à cheval, errant en tous sens, complètement désorientés »(13) . :

Non seulement ce rêve n'est pas lucide, mais de plus Delage attribue à sa non-lucidité le fait qu'il modifie aussi facilement le rêve : il ne peut en faire autant dans les rêves totalement conscients où « le rêveur dirige son action dans le rêve par un acte de sa volonté actuel bien que le théâtre de l'action, les gestes des figurants et le jeu des acteurs autres que lui restent indépendants de sa volonté »(14) . L'essence de la lucidité ne réside donc pas dans le contrôle du rêve.
Faut-il alors donner comme exemple un rêve lucide où ne se manifestent pas d'aspects particuliers ? Ce choix risquerait d'entraîner une conclusion d'inutilité : quel intérêt pourrait-il y avoir à porter plus d'attention au rêve lucide qu'au rêve ordinaire, si la conscience de rêver n'y apparaît que comme une sorte d'épiphénomène ? Un tel rêve pourrait prendre la forme suivante :
:
«... Dans un bateau où il y a beaucoup de monde dont mon père et d'autres membres de la famille. C'est un genre de réunion mondaine dans une péniche amarrée à un quai. (Passage lucide :) Je quitte la salle de réception, sors dans la nuit et gagne les ponts extérieurs latéraux. Je décide de faire le tour du bateau. Je me rends compte que je rêve. Me voici face à une série d'échafaudages noirs qui gênent l'accès à une porte - ce sont des sortes de barrières. Pour libérer le passage il faut allonger le bras au-delà des structures métalliques et appuyer sur un bouton situé derrière, sur le mur intérieur de la pièce auquel cette porte donne accès, afin que les pans coulissent. Je sais que je rêve mais je suis obligé de faire tout cela pour franchir la porte. (Je perds ensuite la lucidité) Je suis à nouveau dans une salle du navire peu éclairée, en conversation avec plusieurs personnes, et je donne des explications sur un sujet. Dilip et Aroun sont présents. Une fille me demande si j'ai appris des tas de choses par c¦ur pour réussir aussi bien des dissertations. Pour ne pas me lancer dans des explications sur ce point, je commence par dire que oui puis je rectifie et précise qu'en fait c'est de l'improvisation, que je ne travaille pas (j'entends par là que je ne ressors pas du par c¦ur mais que mes idées s'organisent en fonction du sujet). Plus tard je me rends compte que je ne peux plus accommoder. Je regarde un crayon, il est dédoublé. Je fais des efforts intenses pour réajuster ma vision. » (15)


Ce rêve n'offre aucun caractère remarquable par son contenu. Cependant le rêveur se rend compte, pendant une courte période, qu'il est en train de rêver. La façon dont le passage lucide s'intercale dans le rêve ordinaire indique que le rêve lucide est bel et bien un rêve puisqu'il peut être la continuation, ou un morceau, d'un rêve non-lucide, sans que cela affecte le contenu du rêve ("Je sais que je rêve mais je suis obligé de faire tout cela pour franchir la porte"). L'élément de lucidité se réduit ici à une simple constatation ("je me rends compte que je rêve") et peut-être même à une amorce de réflexion sur le côté incontournable de la situation onirique malgré la connaissance que le rêveur peut avoir de sa nature, mais il n'ajoute rien au rêve dans son déroulement.
Au contraire le premier exemple de rêve lucide par lequel LaBerge ouvre son livre Lucid Dreaming, nous plonge immédiatement dans les interactions de la conscience de rêver avec le rêve lui-même :

« Déambulant le long d'un corridor que surmonte une haute voûte, niché au fond d'une puissante citadelle, je m'arrêtai un instant pour admirer la magnificence architecturale. Sans trop savoir pourquoi, la contemplation de ce cadre majestueux me fit réaliser que j'étais en train de rêver! Éclairée par la lucidité de ma conscience, la splendeur imposante du château m'apparut encore plus merveilleuse et, le c¦ur en émoi, j'entrepris alors d'explorer la réalité imaginaire de mon "château en Espagne". Arpentant le hall, je pouvais sentir sous mes pieds la froide rugosité des pierres et entendre l'écho de mes pas. Chaque élément de ce spectacle enchanteur semblait réelŠ et pourtant, je demeurais parfaitement conscient que tout cela n'était qu'un rêve!
Aussi fantastique que cela puisse paraître, bien que profondément endormi et plongé dans mon rêve, j'étais en pleine possession de mes facultés de veille : à même de penser aussi clairement qu'à l'ordinaire, de me rappeler à volonté les détails de ma vie éveillée et d'agir délibérément par réflexion consciente, sans que cela ne diminue en rien la vivacité de mon rêve. Paradoxe ou non, j'étais éveillé dans mon rêve!
Arrivant au château à la croisée de deux couloirs, j'exerçai mon libre arbitre et, optant pour celui de droite, j'aboutis rapidement à un escalier. Avide de découvrir une issue, je descendis les marches qui m'amenèrent près du faîte d'une immense voûte souterraine. Du pied des escaliers, je pouvais voir le sol de la caverne, en pente abrupte, s'enfoncer au loin dans l'obscurité. Plusieurs centaines de mètres plus bas, j'aperçus ce qui ressemblait à une fontaine, entourée par des statues de marbre. Mon imagination saisie à l'idée de me baigner dans des eaux symboliquement régénératrices, je descendis aussitôt la pente. Pas à pied, cependant, car chaque fois que je veux aller quelque part en rêve, je vole. Dès que j'eus atterri à côté du bassin, je fus très étonné de découvrir que ce que j'avais pris d'en haut pour une sculpture inanimée m'apparaissait à présent comme un être bien vivant et plutôt inquiétant. De fait, un génie effrayant et gigantesque surplombait la fontaine : le Gardien de la Source, comme je le sus immédiatement, de quelque façon. Toutes mes forces instinctives me commandèrent d'un seul cri : "Fuis!" Mais je me souvins alors que cette apparition terrifiante n'était qu'un rêve. Enhardi à cette pensée, je dominai ma peur et, au lieu de fuir, je m'envolai droit vers la créature. Comme c'est souvent le cas en rêve, avant même que je fusse à sa portée, d'une manière ou d'une autre, nous avions atteint la même taille, et à présent, face à face, je pouvais la regarder droit dans les yeux. Prenant conscience que ma peur avait engendré cette terrible vision, je résolus d'étreindre ce que j'avais été si prompt à rejeter et, le c¦ur et les bras ouverts, je pris ses deux mains dans les miennes. Au fur et à mesure que le rêve se dissipait lentement, le pouvoir du «génie» semblait se fondre en moi, et je m'éveillai empli d'une vibrante énergie. Je me sentais prêt à tout »(16) .


Ici encore la lucidité se manifeste au cours d'un rêve, mais cette fois c'est un élément du décor qui la déclenche (« Sans trop savoir pourquoi, la contemplation de ce cadre majestueux me fit réaliser que j'étais en train de rêver! ») ce qui laisse supposer que le rêve lui-même est d'une qualité particulière. La lucidité ajoute immédiatement une nouvelle dimension à la perception de l'environnement onirique (« Éclairée par la lucidité de ma conscience, la splendeur imposante du château m'apparut encore plus merveilleuse ») et modifie l'attitude affective du rêveur de plusieurs façons au cours du rêve : il explore le monde imaginaire « le c¦ur en émoi » et affronte un personnage onirique qu'il aurait probablement fui s'il n'avait pas eu conscience de rêver. L'auteur de ce rêve met lui-même l'accent sur ses aspects inhabituels : capacité de penser clairement, de se souvenir de sa vie de veille et d'agir délibérément, dont le rêve donne un exemple : « Arrivant au château à la croisée de deux couloirs, j'exerçai mon libre arbitre et, optant pour celui de droite ». Mais plus encore le rêveur est doué de capacités non communes : « chaque fois que je veux aller quelque part en rêve, je vole ».
A la lecture d'un tel rêve la tentation est forte de mettre l'accent davantage sur ce que la conscience de rêver semble permettre dans le rêve (et d'en conclure que le rêve lucide est un rêve sur lequel le moi conscient exerce un contrôle) que sur cette conscience elle-même. Or, plusieurs facteurs prémunissent contre une telle façon de voir. D'abord tous les rêves lucides ne sont pas nécessairement des rêves dans lesquels le rêveur peut contrôler (même très partiellement) son environnement ou ses actes, comme le montre le rêve précédent. Ensuite de nombreux rêves sont rapportés comme étant contrôlés sans que la lucidité intervienne : « Je distingue la lucidité onirique du contrôle des rêves pour la simple raison que, dans ma propre expérience, il n'existe pas de lien entre ces deux processus (si ce n'est, peut-être, une relation d'antinomie). J'exerce sur mes cauchemars un contrôle assez efficace, mais c'est presque toujours en l'absence de la lucidité. Par ailleurs, je fais périodiquement des rêves lucides - d'un caractère assez terre-à-terre, il faut bien le dire - dans lesquels je suis seulement consciente de rêver sans chercher d'aucune manière à les contrôler. [Š] j'ai tenté, récemment, d'obtenir quelques rêves lucides dans un but de contrôle. Il y en eut qui prirent rapidement une tournure menaçante ; pour d'autres, il se produisit aussitôt un effacement du décor, ou bien ce dernier devint achromatique »(17) . Le contrôle du rêve n'apparaît donc pas comme un élément essentiel du rêve lucide.
On voit à quel point il est difficile de donner une idée relativement précise du phénomène du rêve lucide à l'aide d'une simple définition ou d'un seul exemple. Dans un cas les structures de la langue rendent cette définition paradoxale, voire contradictoire. Dans l'autre le contenu du rêve cité risque de détourner l'attention vers ses aspects inhabituels ou au contraire tout à fait ordinaires.
Ces écueils à présenter le phénomène de façon satisfaisante tiennent à une tendance qu'a l'esprit à chercher et à saisir les contenus de conscience plus que les faits de conscience. Or, de même que le fait de conscience ne peut généralement être saisi sur soi-même que par une sorte de retour sur soi, et non de façon immédiate, de même le phénomène de la lucidité onirique nécessite pour être bien compris une étude approfondie des rêves lucides. Cependant, s'il fallait s'efforcer de donner une idée globale du phénomène avant d'en aborder l'étude, on pourrait dire que le rêve lucide se caractérise pour le rêveur par un "éveil" de la conscience de sa situation sans qu'il quitte la scène onirique. Cette définition est le plus petit commun dénominateur de l'ensemble des travaux sur le rêve lucide. Mais si elle est reconnue comme nécessaire, est-elle pour autant suffisante ?

L'intention de définir le rêve lucide, son rôle

La conscience qu'a le rêveur de rêver n'est pas toujours, en effet, considérée comme le seul élément central de caractérisation de ce type de rêves. Elle est parfois exposée comme la résultante d'un autre élément présenté alors comme déterminant. D'où la question de savoir si dans la littérature cette conscience de rêver est ce qui autorise la manifestation des autres éléments ou si elle en dépend ou si encore elle leur est comme rattachée de l'extérieur. Une première réponse est suggérée par l'intention même de définir le phénomène et ses conséquences. Cette intention conduit en effet à placer la conscience de rêver dans une position privilégiée en ce que non seulement on en remarque la présence mais aussi la nécessité.
Quand, en effet, on se tourne vers les auteurs qui n'ont pas cherché à définir le phénomène, comme Hervey de Saint-Denys, on se rend compte que si la conscience de rêver a favorisé leur investigation des phénomènes oniriques, elle n'a jamais fait l'objet d'une interrogation pour elle-même : elle a été constatée puis utilisée, mais il n'a pas semblé à leurs auteurs que cette utilisation même pouvait modifier l'essence de l'expérience onirique, et que la présence de cette conscience de rêver permette de considérer ces rêves comme appartenant à une catégorie particulière. Il en résulte que, dans les récits qu'ils nous ont laissés, on ne peut pas toujours distinguer ceux qui correspondent à des rêves lucides de ceux qui correspondent à des rêves ordinaires même lorsqu'ils font quotidiennement l'expérience de la lucidité. Dans le cas d'Hervey de Saint-Denys(18) on ne se rend compte que certains rêves ne sont pas lucides qu'à l'occasion de remarques annexes. En témoigne le rêve qui suit :

« Je rêve que j'ai découvert de grands secrets magiques par le moyen desquels je puis évoquer les ombres des morts, et aussi transformer les hommes et les choses selon le caprice de ma volonté. Je fais d'abord surgir devant moi deux personnes qui ont cessé d'exister depuis plusieurs années, et dont les images fidèles m'apparaissent néanmoins avec la plus parfaite lucidité(19) . Je souhaite de voir un ami absent ; je l'aperçois aussitôt, couché et endormi sur un canapé. Je change un vase de porcelaine en une fontaine de cristal de roche, à laquelle je demande une boisson fraîche qui s'échappe à l'instant d'un robinet d'or. J'avais perdu depuis plusieurs années une bague que je regrettais beaucoup. Le souvenir m'en vient à l'esprit. Je désire la retrouver ; j'émets ce v¦u, en fixant les yeux sur un petit charbon que je ramasse dans le foyer, et la bague est aussitôt entre mes doigts »(20) .

Pour qui a à l'esprit la déclaration de l'auteur d'être la plupart du temps conscient en dormant de sa situation d'homme endormi, et pour peu qu'il ait associé l'idée de contrôle à celle de conscience de rêver comme le suggère implicitement le rêve de LaBerge, ce rêve présente les caractéristiques d'un rêve lucide. Or, Hervey de Saint-Denys signale incidemment qu'il n'en est rien : « A mon réveil, je suis frappé par cette idée que ma volonté seule avait successivement évoqué toutes ces images. Il est vrai que je n'avais pas eu le sentiment d'être le jouet d'un songe ; mais je n'en avais pas moins rêvé exactement ce que j'avais voulu »(21) . De même la quotidienneté de l'expérience est sans doute due à une illusion rétrospective car, pour mener à bien une expérience onirique dans laquelle il projette de se donner la mort afin d'en observer les conséquences, il doit attendre un mois : « Je résolus de ne point laisser échapper la première occasion qui s'en présenterait, c'est-à-dire le premier rêve lucide(22) au milieu duquel je posséderais bien le sentiment de ma situation. J'attendis près d'un mois ; il faut avoir de la persévérance »(23) . Cette tendance à considérer la conscience de rêver uniquement sous l'angle de son utilisation pratique semble être une démarche naturelle de la pensée car elle surgit spontanément chez ceux qui découvrent le rêve lucide par eux-mêmes, sans avoir connaissance de la littérature sur le sujet.
En revanche les auteurs qui ont cherché à définir le phénomène de façon articulée sont généralement informés sur le travail de leurs prédécesseurs(24) . Le premier à avoir tenté de discerner précisément le phénomène, et à lui avoir donné le nom de "rêve lucide", van Eeden, était un lecteur d'Hervey de Saint-Denys qui s'efforçait de répondre aux critiques de Maury et d'Ellis pour rendre compte de sa propre expérience : « Niant la possibilité d'une mémoire intégrale et d'un pouvoir de décision volontaire dans le rêve, ils diraient sans doute que ce que j'appelle rêve n'est rien de tel, mais plutôt une sorte de transe, d'hallucination ou d'extase »(25) . Alors que les rêveurs lucides spontanés comme Hervey de Saint-Denys ne questionnent pas la nature de l'expérience, les rêveurs ordinaires tels qu'Ellis ou Maury la mettent complètement en question en la marginalisant. Pour éviter ce danger van Eeden se voit obligé de fournir une définition positive du rêve.
Il commence négativement par préciser que ces rêves sont complètements coupés de la vie de veille : « Tout ce que je puis dire, c'est que mes observations ont été effectuées dans un état de sommeil normal et profond et qu'il y eut 352 cas où je me souvenais parfaitement de ma vie de veille, étant également capable d'actes volontaires. J'étais alors si profondément endormi qu'aucune sensation corporelle ne s'offrait à ma perception. Toute personne qui refuse de nommer rêve un tel état mental reste libre de suggérer d'autres appellations. Pour ma part, ce furent précisément les rêves de ce genre - ceux que je qualifie de "rêves lucides" et que j'ai classés dans la section E de mon tableau - qui éveillèrent en moi le plus vif intérêt et que je m'efforçai de noter avec le plus grand soin »(26) .
Il donne ensuite une définition positive du rêve : « Le rêve est une réintégration plus ou moins complète du psychisme, mais qui s'effectue dans une autre sphère, dans un mode d'existence psychique et non spatial. Cette réintégration peut atteindre le point où, en même temps qu'un souvenir parfait de la vie de veille, elle autorise la réflexion, puis l'action volontaire après avoir réfléchi »(27) . Cette définition lui permet d'expliquer l'existence du rêve lucide car, si le rêve est la réintégration de la psyché, le rêve lucide sera donc un haut degré de réintégration : « Dans ces rêves, la réintégration de fonctions psychiques est si complète que le dormeur se souvient de sa vie de veille et de sa condition, atteignant un parfait état de conscience claire, restant capable de diriger son attention et d'entreprendre librement diverses actions volontaires »(28) .
Dans la classification des rêves que van Eeden met au point, le rêve lucide apparaît comme une catégorie particulière, bien distincte d'autres catégories telles que les rêves de démons(29) , les rêves de mauvais éveil(30) et les rêves initiaux(31) . Or, si nous regardons chacune de ces catégories de près nous nous apercevons que les rêves qui s'y incluent remplissent, la plupart du temps pour les rêves de démons et de façon essentielle pour les autres catégories, les conditions données pour le rêve lucide. Van Eeden décrit le rêve de mauvais éveil de la façon suivante : « Nous avons la sensation de nous éveiller dans notre chambre familière, puis nous commençons à remarquer, dans l'entourage, certains éléments troublants ; nous percevons des mouvements inexplicables, nous entendons des bruits étranges, et nous savons alors que nous n'avons pas cessé de dormir »(32) . De même les rêves initiaux : « Dans le type de rêve initial (H), je vois et je ressens comme dans tout autre rêve. Je me souviens presque entièrement de ma vie diurne, je sais que je dors, je sais à quel endroit je me trouve, mais toutes les sensations du corps physique, internes ou externes, viscérales ou périphériques, sont entièrement absentes »(33) .
C'est donc que la conscience de rêver, si elle est une condition nécessaire, n' est pas cependant suffisante pour caractériser le rêve lucide aux yeux de van Eeden. En fait, pour lui le rêve lucide est plus profond et plus intense que les deux autres, aussi bien en ce qui concerne la conscience de rêver que le bonheur qu'il en retire. Mais pour pouvoir le décrire il lui faut d'abord le définir et cette intention le pousse à dégager un caractère essentiel, la conscience de rêver, celle qui "fait la différence", même si sa pensée n'est pas explicite sur ce point. Il est donc amené à catégoriser toute une série d'expériences qu'il oppose ainsi à la catégorie des rêves ordinaires, et en cela il reconnaît l'influence de cet élément essentiel sur les rêves des catégories non ordinaires.
De façon générale on peut constater que l'intention de définir le phénomène, qu'elle soit ou non suscitée par des objections, amène à s'intéresser au rêve lucide pour lui-même et à rechercher les rapports qu'il entretient avec les rêves ordinaires. Le rêve lucide est alors considéré comme une catégorie très particulière de rêves : « Au moins, dans mon propre cas, je considère mes rêves lucides tout à fait différents de mes rêves ordinaires, à la fois dans leur netteté perceptive et dans leur qualité affective »(34) . On tente alors de mettre au point des classifications générales dans lesquelles le rêve lucide s'insère, ainsi qu'une typologie des rêves lucides eux-mêmes. Dans un cas comme dans l'autre, cela amène les auteurs à chercher des critères de classification et, par là, à prendre conscience des problèmes que pose la définition minimale du phénomène, problèmes que les investigateurs spontanés comme Hervey de Saint-Denys ne pouvaient se poser.

II. PROBLEMES POSES PAR LA DEFINITION MINIMALE DU REVE LUCIDE

Ces problèmes qui apparaissent avec l'intention de définir le phénomène, nous avons déjà constaté qu'ils prenaient deux formes : l'inadéquation, pour ne pas dire l'impossibilité du langage courant à traduire cette expérience onirique particulière, et son corollaire : l'obscurité qui entoure la notion de "conscience" dans l'expérience quotidienne qu'on en a. Il nous faut maintenant aller au-delà de la simple constatation pour comprendre comment ils se constituent et si une réponse immédiate et simple leur a été apportée par des auteurs plus récents.

Présence de la conscience dans le rêve ordinaire ; limites des conceptions habituelles du rêve

La première difficulté vient principalement de ce que l'on essaie d'introduire la conscience dans un lieu où elle se trouve déjà. En effet le rêveur ordinaire dispose d'une certaine sorte de conscience puisqu'il est conscient de l'environnement onirique qu'il perçoit, qu'il agit ou désire en rêve en fonction d'un moi onirique qui a ses exigences propres, bref qu'il adopte un comportement conscient. Cependant, cette conscience, que l'on peut appeler conscience onirique, se limite au rêve en cours, elle n'est ni consciente d'elle-même, ni d'un au-delà de l'expérience (que la plupart des chercheurs réduisent à la réalité de veille). Les rêveurs lucides n'introduisent donc pas la conscience dans le rêve mais, en quelque sorte, étendent son intentionnalité : le rêveur lucide est conscient de la qualité onirique de l'expérience en cours, ce qui implique qu'il a, même dans une mesure peu importante, le souvenir de sa vie de veille, ne serait-ce que pour l'opposer au rêve qui se déroule.
Ici surgit la deuxième difficulté qui prend sa source dans une habitude de pensée. Nous nous sommes accoutumés depuis les travaux de chercheurs comme Bergson ou Freud à considérer le rêve comme une sorte de pensée inférieure, c'est-à-dire soit une pensée de veille diminuée, soit une régression vers un mode d'expression prérationnel. Comme le fait remarquer Celia Green : « On définit en général le rêve par son irrationalité et par la discontinuité qu'il présente vis à vis de l'expérience de veille. Autrement dit, les événements du rêve n'obéissent pas aux lois habituelles du monde physique, le sujet ne met pas ce qui lui advient en rapport avec les souvenirs de sa vie passée ou du monde normal, et son rêve se déroule de telle manière qu'il paraît sans continuité avec le reste de son existence »(35) .
Le rêve est ainsi défini par rapport à ce qui a été "perdu" de la vie de veille. La veille intégrerait donc naturellement cet état inférieur et se souvenir de ses rêves, une fois éveillé, résulterait implicitement de cette intégration. En revanche se souvenir en rêve de l'état de veille renverserait la logique de ce modèle. Comment les auteurs se sortent-ils de ces deux difficultés ? Principalement en essayant de clarifier d'un point de vue conceptuel ce qu'ils entendent par conscience et en s'efforçant de sortir du modèle intégratif par le recours à d'autres types de comparaisons.
C'est en effet immédiatement après avoir donné la définition du rêve lucide que Celia Green se voit obligée, pour répondre à l'objection classique de Malcolm, de préciser la définition de la conscience : « Il existe une difficulté supplémentaire quant à l'emploi du terme de "conscience" (ou de "conscience attentive"). Nous disions, dans notre définition, qu'une personne fait un rêve lucide quand elle est "consciente de rêver". Mais selon l'observation de Malcolm, "le fait d'avoir une expérience consciente, de quelque nature qu'elle soit, n'est pas ce qu'on appelle dormir(36) Š" »(37) . A cette objection elle répond d'abord par un argument de fait : « Il paraît certes très bizarre d'affirmer que le sujet cité au début de ce chapitre n'était pas "conscient" au moment de l'expérience qu'il décrit »(38) . Le rêve en question ne peut en effet se plier au postulat de Malcolm :

Sans le préliminaire d'une expérience de rêve ordinaire, je me trouvai soudain à bord d'un assez grand bateau, voguant à une allure normale sur ce qui me paraissait être l'embouchure d'un fleuve, non loin de l'endroit où il se jette à la mer. De part et d'autre, on apercevait des paysages agréables, verts et boisés, tandis qu'en avant l'eau s'étendait à l'infini. Le pont était lisse et propre, réchauffé par le soleil, et je sentais la brise sur ma peau. Cela me surprit, car je savais que, dans un rêve, on n'éprouve pas les sensations physiques du moment avec la même intensité, ou la même subtilité que dans la vie réelle. J'étais suffisamment maîtresse de mes pensées et de mes mouvements pour me pincer le bras, afin de m'assurer que c'était bien un rêve. Je sentis la chair sous mes doigts, ainsi que la légère douleur causée par le pincement, et cela me remplit d'une réelle inquiétude. Je savais, en effet, que je n'aurais pas dû me trouver à bord de ce bateau, en plein jour. Je ne voyais pas mon propre corps, mais j'étais suffisamment lucide pour l'imaginer, inerte, dans mon lit à Paris.(39)

Celia Green se place ensuite pour répondre à Malcolm sur son propre terrain, celui du langage : « Le problème serait peut-être résolu si l'on parvenait à distinguer une "inconscience physiologique" d'une part et de l'autre une "inconscience psychologique." On définirait la première par l'absence de réponse à certains stimuli externes. L'état d'inconscience psychologique serait plus difficile à caractériser. On aurait, en effet, quelque mal à déterminer des critères spécifiques : incapacité à discriminer, amnésie, inattention, ou autres, qui ne se manifestent pas, à l'occasion, dans un état de veille normal »(40) . Green s'efforce ici d'approfondir le langage courant en distinguant plusieurs types d'inconsciences.
On pourrait tout aussi bien distinguer différents types de consciences. Le langage aurait certainement besoin d'être corrigé sur ce point car les expressions qu'il utilise ne font pas la différence entre l'état physiologique et le type de conscience. Ne dit-on pas de quelqu'un qui s'éveille qu'il revient à la conscience et de quelqu'un qui sombre dans le sommeil qu'il perd conscience ? Or, si l'on tient compte ne serait-ce que de la conscience onirique du rêveur ordinaire, on s'aperçoit qu'une telle distinction est trop abrupte. Des individus qui, à l'état de veille, n'ont pas conscience de leur état d'homme éveillé, peuvent s'observer parmi ceux qui sont abrutis par une drogue, absorbés dans un film ou entièrement pris dans une activité de type répétitif. Dans un tel cas leur conscience serait plus proche de ce que l'on appelle la conscience onirique(41) . Une distinction équivalente à celle de Celia Green pourrait donc être envisagée en ce qui concerne la conscience en séparant dans le langage l'état physiologique d'un individu de son type de conscience. Si par exemple on appelle conscience "floue" (ou directe ou passive) une conscience limitée et aveugle quant à l'état dans lequel elle se trouve, et conscience "claire" (ou réfléchie) une conscience qui connaît son état, on se rend compte alors que chacun de ces types de consciences se manifeste aussi bien dans le sommeil que dans la veille. A l'état de veille la conscience floue caractériserait l'individu hébété tandis qu'en rêve elle prendrait la forme de la conscience onirique ordinaire ; de son côté la conscience "claire", qui accompagne les activités les plus courantes de l'état de veille, se transformerait dans le sommeil en lucidité onirique(42) .
Cependant, ces considérations sur le langage ne font que déplacer le problème. Si la distinction entre l'état physiologique et le type de conscience est un pas indispensable dans la compréhension du phénomène, celle entre conscience "claire" et conscience "floue" reste approximative, d'une part parce leur nature n'est pas clairement définissable d'un point de vue absolu (pour le rêveur non lucide qui est persuadé d'être éveillé, sa conscience est "claire", elle ne devient floue qu'au réveil(43) ) et d'autre part parce toute une gamme de types de consciences peut s'y s'intercaler. La question de savoir ce qu'est la conscience de rêver n'est donc que repoussée.
Puisque la clarification conceptuelle du langage n'est pas satisfaisante, il reste la solution de s'appuyer sur des modèles et des comparaisons. C'est ce que fait LaBerge lorsqu'il met à égalité l'état de conscience du rêveur lucide et celui de l'homme éveillé pour supprimer la référence à un modèle intégratif. Pourtant ce recours à la comparaison se révèle lui aussi inefficace. En effet pour LaBerge l'état de conscience du rêveur lucide et celui de l'homme éveillé sont similaires en ce que « les deux sont capables de réfléchir, de se souvenir, de percevoir et d'agir à l'intérieur d'un monde phénoménal »(44) . Mais dans ce cas qu'est-ce qui différencie le rêve lucide du rêve ordinaire où ces qualités sont également présentes ? Implicitement la comparaison porte en fait sur la différence avec le rêve ordinaire, mais dans ce cas on quitte l'utilisation du modèle, puisqu'on retourne à une définition par négation, en essayant de dire ce que le rêve lucide et le rêve ordinaire ne sont pas l'un par rapport à l'autre. L'utilisation de la comparaison, dans la mesure où l'on cherche un modèle, est donc source de problèmes.

La définition du rêve lucide doit reposer sur l'étude du phénomène

L'exigence d'une définition et d'une compréhension minimale nous amènent ainsi à poser l'hypothèse que le rêve lucide est un état particulier dont la définition ne peut être construite à l'aide d'éléments déjà connus mais qu'elle doit au contraire résulter d'une étude de ses particularités même. Une première compréhension ne peut être qu'approximative et provisoire et seul un examen approfondi du phénomène permet d'en saisir l'essence. Mais on peut néanmoins se demander comment s'y prendre dans la mesure où on ne dispose pas de critère net.
En fait ce critère peut être trouvé dans la définition minimale elle-même à condition de la lire de façon un peu différente. Si en effet nous tenons compte des difficultés auxquelles nous nous sommes heurtés nous pouvons y découvrir le seul élément vraiment nécessaire, même s'il n'est pas suffisant, pour obtenir un rêve lucide ; et, armés de cet élément, nous intéresser aux rêves dans lesquels il est présent. Ce n'est qu'a posteriori, une fois la recherche des critères complétée, que nous pourrons décider si les rêves ainsi examinés entrent ou non dans la catégorie des rêves lucides. Cet élément minimal est la conscience de rêver. Ce que nous proposons maintenant diffère de ce qui a été dit précédemment car les analyses précédentes mettent l'accent sur la conscience de rêver, ce qui rend leur position périlleuse. Or, nous soutenons que ce n'est pas la conscience qui est en question ici puisque, d'une part, le rêveur ordinaire dispose de la conscience onirique et que, d'autre part, la conscience de veille et la conscience du rêveur lucide ne sont que très difficilement comparables, mais l'intentionnalité spécifique qui est justement celle de savoir qu'on rêve. C'est cet élément qui est présent d'un bout à l'autre de la littérature sur le rêve lucide et c'est finalement chez ceux qui n'ont pas cherché à définir le phénomène pour lui-même qu'on le trouve mentionné avec le plus de clarté. Hervey de Saint-Denys dit à plusieurs reprise conserver « toujours, dans la plupart de mes rêves, la conscience de mon état d'homme endormi »(45) , il dit avoir le sentiment de sa situation véritable, bref il insiste sur cet élément qu'il considère comme la condition primordiale pour l'étude de ses rêves.
On pourrait cependant considérer que ce qui importe avant tout c'est le souvenir de sa vie de veille, la mémoire des événements quotidiens, attitude légitime pour sortir du modèle intégratif. Pour objecter au critère de discontinuité dans la définition habituelle du rêve, Celia Green remarque que « Certains sujets assurent que, dans un rêve lucide, ils conservent la plus grande part, sinon la totalité des souvenirs qu'ils ont à l'état de veille. S'il en est ainsi, la "discontinuité de l'expérience personnelle" est évidemment minimale »(46) . Mais à notre avis si cette objection est juste pour la définition du rêve en général, elle n'apporte rien à celle du rêve lucide. Les souvenirs peuvent être très complets et précis et ne jouer aucun rôle dans le fait de savoir que l'on rêve. Nombreux sont les rêves où le rêveur a un souvenir parfait de sa vie de veille sans pour autant se rendre compte qu'il rêve. Il en va de même pour le sentiment d'identité, le libre arbitre ou l'exercice de la volonté en rêve. Le fait de savoir que l'on rêve est donc premier et incontournable.
Si toutefois cet élément se révèle incontournable, pourquoi ne serait-il pas suffisant ? Pourquoi un examen approfondi est-il nécessaire ? Van Eeden rapporte un rêve qui présente apparemment ce critère et se révèle en dernière analyse ne pas être un rêve lucide : il rêve que Theodore Roosevelt est mort, qu'il se réveille et raconte le rêve, puis qu'il se dit : « Maintenant je sais que je rêve et où je suis », mais remarque au réveil qu'il s'agissait d'une fausse lucidité. Ce rêve met l'accent sur un point important : on peut se dire en rêve qu'on rêve, c'est-à-dire que le rêve ordinaire peut mimer le rêve lucide, mais l'élément de savoir doit être effectif. Il faut donc trouver les critères qui permettent de confirmer ou d'infirmer le rêve lucide malgré la présence de cet élément dans le rêve. Dans cet exemple l'infirmation est donnée après le réveil. Le "savoir qu'on rêve" ne serait donc pas suffisant d'un point de vue méthodologique sans la confirmation du rêveur ou d'autres indices décelables dans le récit du rêve. C'est ce qui nous amène à nous demander s'il n'existe pas au sein du rêve d'autres critères qui compléteraient celui-là. On peut par exemple s'intéresser à l'interaction de la conscience de rêver avec le contenu du rêve, ou encore chercher de façon systématique en quoi le rêve lucide, la conscience de rêver mise à part, diffère du rêve ordinaire pour ce qui est de l'environnement onirique ou des possibilités qui s'offrent au rêveur.
Nous disposons donc d'un critère nécessaire mais non suffisant, la conscience de rêver, pour aborder l'étude du rêve lucide, étude qui seule nous livrera sinon une définition, du moins des éléments susceptibles de nous ouvrir à une compréhension approfondie du phénomène. Il faut néanmoins remarquer que le fil directeur d'une telle étude n'est pas aisé à trouver. Si l'on part de la conscience de rêver pour remonter à ce qu'elle implique nécessairement ou éventuellement, on peut orienter cette recherche selon deux grands axes : celui de la lucidité onirique elle-même (la conscience de rêver), et celui des capacités du rêveur lucide (l'interaction du rêveur avec l'environnement onirique). Ce deuxième axe lui-même suppose pour être tout à fait compris l'étude de l'environnement onirique du rêve lucide afin de déterminer éventuellement dans quelle mesure il diffère de celui du rêve ordinaire(47) .

(1) On est en droit de supposer que ce critère minimal restait implicite dans la mesure où chaque auteur, au moment même où il l'énonçait, l'intégrait dans un cadre explicatif ou descriptif plus spécifique.
(2) Celia Green, Lucid Dreams, Institute of Psychophysical Research, Oxford, 1982 (première édition en 1968), p. 15.
(3) Charles T. Tart (Ed.), Altered States of Consciousness, Doubleday Anchor Book, New York,1972 (première édition en 1969), p. 1.
(4) C'est le cas de Tart lui-même.
(5) Dr. Ann Faraday, Dream Power, Berkley Books, New York, 1980 (première publication en 1972), p. 298.
(6) Patricia Garfield, La Créativité Onirique, La Table Ronde, Paris, 1983 (première publication américaine en 1974), p. 136.
(7) Jayne Isabel Gackenbach, A Personality and Cognitive Style Analysis of Lucid Dreaming, unpublished doctoral dissertation, Virginia Commonwealth University, 1978, p. 2.
(8) Précisons que la lucidité peut aussi se trouver au cours de ces phénomènes, mais qu'elle ne s'y réduit pas et qu'il n'y a pratiquement pas de récits de ce type.
(9) Tart, op. cit., p. 172. Souligné par l'auteur.
(10) Stephen LaBerge, Lucid Dreaming: An Exploratory Study of Consciousness during Sleep, Unpublished doctoral dissertation, Stanford University, 1980, p. 26.
(11) C'est par exemple ainsi que l'a compris Pierre Pachet qui, considérant un tel contrôle impossible, rejette du même coup l'existence d'une pleine lucidité dans Nuits étroitement surveillées, Gallimard, Paris, 1980, pp. 99-105.
(12) Yves Delage, Le Rêve, Étude psychologique, philosophique et littéraire, Imprimerie du Commerce, Nantes, 1920, p. 457.
(13) Ibid., p. 458.
(14) Ibid., p. 457. Souligné par nous.
(15) Sujet n°16, Péniche mondaine, 9 janvier 1988, dans : Christian Bouchet, Le Rêve lucide, Description et analyse du phénomène à partir d'expériences de rêves lucides spontanées ou préparées, Essai d'interprétation mise en évidence des implications théoriques des procédés et techniques mis en oeuvre, Doctorat d'État, Université de Paris IV, Paris, 1994.
(16) Stephen LaBerge, Le Rêve lucide, le pouvoir de l'éveil et de la conscience dans vos rêves, Oniros, Ile Saint-Denis, 1991, pp. 15-16. Souligné par l'auteur.
(17) Kathryn Belicki, "Limitations in the Utility of Lucid Dreaming and Dream Control as Techniques for Treating Nightmares", Lucidity Letter, 8 (1), 1989, pp. 95-98.
(18) Hervey de Saint-Denys dans Les Rêves et les moyens de les diriger, atteste " qu'il ne m'arrive guère de m'abandonner aux illusions d'un songe sans retrouver, du moins par intervalles, le sentiment de la réalité ", Editions ?Oniros.
(19) Il s'agit ici de la clarté et de la netteté des images et non de la "lucidité onirique" qui désigne aujourd'hui la conscience de rêver. (La note est de nous).
(20) Hervey de Saint-Denys, op. cit.
(21) Ibid., souligné par nous.
(22) "Lucide" a ici le sens de clair et net. (La note est de nous).
(23) Hervey de Saint-Denys, op. cit. On peut bien sûr considérer que ce qu'il a attendu pendant un mois, ce n'est ni un rêve conscient, ni un rêve "lucide", c'est-à-dire ici clair, mais la conjonction des deux phénomènes.
(24) Le cas de Fox constitue une exception.
(25) Dr. Frederik van Eeden, "A Study of Dreams", Proceedings of the Society for Psychical Research, vol. 26, 1913, pp. 431-461.
(26) Ibid., pp. 440-441, souligné par nous.
(27) Ibid., p. 441.
(28) Ibid., p. 446.
(29) Ces rêves suivent fréquemment le rêve lucide et dans lesquels le rêveur est tourmenté par des personnages déplaisants.
(30) Dans lequel le rêveur croit se réveiller dans une atmosphère étrange.
(31) Rêves d'endormissement conscient en début de période de sommeil.
(32) Ibid., p. 456. Souligné par nous.
(33) Ibid., p. 435. Souligné par nous.
(34) Jayne Gackenbach, " Interview with englishwoman Celia Green, author of the 1968 classic, 'Lucid Dreams' ", Lucidity Letter, 8 (2), 1989, pp. 134-140.
(35) C. Green, op. cit., p. 15.
(36) Norman Malcolm, Dreaming, Routledge & Kegan Paul, London, 1959, p. 12. Cette objection de Malcolm n'a de sens que s'il limite l'expérience consciente à la conscience de veille puisque, même dans le rêve ordinaire, le rêveur a, nous l'avons vu, une certaine forme de conscience.
(37) C. Green, op. cit., p. 16.
(38) Ibid.
(39) Ibid., p. 15.
(40) Ibid., p. 16.
(41) En ce qui concerne la qualité de leur "présence" au monde. Le mot anglais "aware" rend beaucoup mieux cette idée que le mot français "conscient".
(42) Sur cette question voir : Descamps, Bouchet et Weil, La Révolution transpersonnelle du Rêve, Lavaur, 1988, pp. 21-36.
(43) C'est ce problème qui est à l'origine de la "question sceptique".
(44) Stephen LaBerge, Lucid Dreaming: An Exploratory Study of Consciousness during Sleep, unpublished doctoral dissertation, Stanford University, 1980, p. 26.
(45) Hervey de Saint-Denys, op. cit., p. 61
(46) C. Green, op. cit., pp. 15-16.
(47) L'étude de ces différents points fera l'objet de prochains articles.




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