9.2 Le rêve lucide et la mort.


"De plus que personne n'a d'assurance, hors de la foi - s'il veille ou s'il dort, vu que durant le sommeil on croit veiller aussi fermement que nous faisons. Comme on rêve souvent, qu'on rêve entassant un songe sur l'autre. Ne se peut-il faire que cette moitié de la vie n'est elle-même qu'un songe, sur lequel les autres sont entés, dont nous nous éveillons à la mort, pendant laquelle nous avons aussi peut les principes du vrai et du bien. "
Pascal

9.2 Le rêve lucide et la mort.

Précisons d'emblée que notre propos n'est pas ici de faire un examen exhaustifs des rapports qui unissent le mystère du rêve et le mystère de la mort. Pas plus que de faire un examen des croyances autour du phénomène de la mort. Nous voulons ici simplement pointer du doigt le fait que la pratique du rêve lucide amène très naturellement à mettre à jour notre conception de la mort et l'attitude que nous avons face à elle. Pour mieux cerner notre propos, il convient de rappeler deux positions philosophiques bien définies. Dans l'optique matérialiste, la conscience est un épiphénomène du cerveau. Avec la mort physique, la conscience et la dynamique de l'individualité se dissoudrait à jamais avec l'arrêt de l'activité électrique d'un organe étrange reconnu comme étant l'objet connu le plus compliqué et le plus sophistiqué d'un univers plutôt vaste ayant débuté dans un passé lointain pas vraiment bien défini. Dans une autre perspective, qui admet que l'esprit à une vie autonome qui peut se passer du support matériel d'un corps, la mort est simplement le passage sur un autre plan d'existence, le sas de sortie de l'existence.
Dans certaines traditions spirituelles, le cycle veille/sommeil/rêve et mis en parallèle avec le cycle vie/mort/renaissance. Toutes ces traditions se prononcent de manières différentes, chacune avec leurs nuances, sur ce qui se passe précisément au moment de la mort, sur la nature des phénomènes en jeu, ainsi que sur la nature et la destinée post-mortem de l'individualité consciente.
Les états post-mortem sont souvent comparées à des rêves d'une grande intensité dans lesquels tout ce qui n'a pas été confronté et reconnu consciemment durant la vie de l'individu (ce que l'on pourrait assimiler à l'inconscient) surgi dans toute sa force. La masse des désirs et des résistances contenus dans la conscience de l'individualité mourante orchestre une sorte de feu d'artifice psychique spécifique dans une atmosphère archétypale. Des études relativement récentes sur les états de conscience non-ordinaires ont mis à jour les caractéristiques les plus communes de ce qu'il est convenu d'appeler aujourd'hui les expériences proches de la mort (en anglais Near Death Experience, N.D.E). Il a pu être établi notamment que ces expériences contiennent très souvent une revue panoramique de l'existence écoulée, la vision du "film de sa vie" en quelque sorte. Dans la tradition bouddhiste tibétaine, il est admis que le yoga du rêve est une pratique qui permet d'aborder et de vivre consciemment le moment de la mort. Lorsque la mort est vécue consciemment, la croyance veut qu'il soit possible de renaître consciemment et de transférer sa conscience délibérément sans être le jouet des dynamismes inconscients constitués par la masse anarchique de désirs et de peurs qui s'éveille avec vigueur au moment de la mort et qui peuvent, toujours selon cette vision des choses, entraîner une renaissance sous une forme non-humaine. La forme humaine est considérée comme extrêmement précieuse, et comme étant la seule permettant l'accomplissement spirituel ultime. Toujours selon cette tradition, l'adepte bien préparé est en mesure au moment de la mort de se fondre dans l'absolu et ainsi, d'échapper au cycle des morts et des naissances. Cependant, une possibilité encore plus sublime est reconnue dans le fait de renoncer à cet anéantissement absolu et de se réinsérer consciemment dans le cycle des morts et des naissances pour faire oeuvre salvifique et aider les êtres pris dans les rets de l'ignorance à s'extraire de la souffrance liée à l'enchaînement au cycle des morts et renaissances.
Au sujet de l'importance de la pratique du yoga du rêve comme préparation à la mort, un représentant contemporain de la tradition bouddhiste tibétaine écrit :

"Bien sûr, les bardos de la mort sont des états de conscience beaucoup plus profonds et des moments bien plus intenses que les états de sommeil et de rêve, mais leurs niveaux relatifs de subtilité se correspondent, et ils indiquent le type de liens et de parallèles existant entre les différents niveaux de conscience. Pour montrer combien il est difficile de garder une conscience éveillée durant les états du bardo, les maîtres emploient souvent la comparaison suivante. Combien d'entre nous sont capables de percevoir les changements de leur état de conscience au moment de l'endormissement, ou la période de sommeil avant le début des rêves ?
Combien d'entre nous sont conscients qu'ils rêvent au moment même où le rêve se déroule ? Imaginez, alors, combien il nous sera difficile de rester conscients dans le tumulte des bardos de la mort.
L'attitude de votre esprit dans l'état de sommeil et de rêve indique la manière dont il se comportera dans les états correspondants du bardo; la façon dont vous réagissez aujourd'hui aux rêves, aux cauchemars et aux difficultés vous montre, par exemple, comment vous pourriez réagir après votre mort.
C'est pourquoi le yoga du sommeil et des rêves joue un rôle si important dans la préparation à la mort. Un vrai pratiquant s'efforce de conserver, tout au long du jour et de la nuit, une conscience claire, inaltérable et ininterrompue, de la nature de l'esprit.. Il utilisera ainsi directement les différentes phases du sommeil et du rêve pour reconnaître, et se familiariser avec ce qui surviendra dans le bardo du moment précédant la mort et les suivants. "

On l'a dit, la possibilité du rêve lucide ne fait aujourd'hui plus de doute, alors qu'elle a pendant longtemps été ignorée, voire contestée. Pour ce qui est du phénomène de la mort considéré comme une sorte de transition entre deux rêves, il est bien sûr plus difficile de se prononcer. On pourrait toujours concevoir que cette vision métaphysique soit une pure vision de l'esprit et que la mort n'est rien de plus qu'un anéantissement complet et définitif.
Cependant, si nous admettons que le rêve lucide, dans ses formes avancées et parfaitement maîtrisées, puisse être une sorte de véhicule d'exploration des aspects de la conscience qui ne nous sont pas accessible dans l'état de conscience ordinaire caractérisé par une contraction et une fermeture vis à vis de dimensions plus subtiles de l'esprit (phénomènes paranormaux ouvrant sur une intersubjectivité autre que celle du monde terrestre, une intersubjectivité extra-sensorielle en quelque sorte dont le rêve mutuel serait un exemple), nous devons considérer qu'il est peut être possible à la conscience humaine de se hisser à un niveau de compréhension qui donne crédit à une telle vision métaphysique. Les hypothèses les plus audacieuses et les plus folles concernant la nature de la conscience et du phénomène de la mort, ne le sont plus tellement si l'on se situe, d'une part dans la perspective du mystère d'être, et d'autre part dans l'étonnement vivant face à l'espace, au temps, à l'énergie et à la matière.
Il nous semble donc important de ne prendre aucune position figée concernant la nature du phénomène de la mort et sa parenté éventuelle avec certaines manifestations du phénomène du rêve. Une possibilité extraordinaire de compréhension de la conscience nous est offerte avec le rêve lucide, et l'attitude juste consiste probablement à expérimenter sans a priori, et à insérer la réflexion dans une optique pluridisciplinaire. Cette attitude permet de cheminer dans la compréhension du phénomène de la conscience et permet l'éveil de la lumière de notre intelligence, jusqu'àrejoindre la certitude mystique que la vision métaphysique du cycle des morts et renaissances et plus qu'une simple vue de l'esprit ou un mauvais (ou beau, suivant les écoles !) risque à courir.
Dans un passage du Yoga-Vasistha, on peut lire :
" ...Emploie donc tous tes efforts à immobiliser le disque de ton esprit et tu auras par la-même stoppé la rotation du cycle de tes renaissances successives. Considère que, sans cette méthode, tu vas au-devant de malheurs sans fin, alors qu'en la suivant tu mettras fin aussitôt à toute souffrance. Sans ce grand remède de l'immobilisation de l'esprit, la maladie de la transmigration demeure incurable, en dépit de tous les efforts déployés pour la guérir...la transmigration est intérieure à l'esprit, comme l'espace délimité par la cruche à la cruche elle-même. Mais si la cruche vient à être brisée, l'espace qu'elle occupait s'évanouit aussitôt. Il en ira de même pour la transmigration si c'est l'esprit qui vient à être brisé. Fais éclater les parois de ton esprit à l'intérieur desquelles tu tournes en rond, comme un moustique prisonnier d'une jarre, et rejoins l'espace incomparable de ton essence propre. C'est en se concentrant sur le seul moment présent, à l'exclusion de toute considération extérieure de choses passées ou futures que l'esprit s'abolit lui-même. Si, d'instant en instant, tu empêches ton imagination de suivre la pente de tes désirs, tu parviendras à cette sainte abolition de l'esprit".

Ce passage contient la vision d'un cycle de transmigration qui serait un cycle infernal duquel il conviendrait de s'extraire. A une mort succède une naissance, à cette nouvelle naissance succède une nouvelle mort, et ainsi de suite. Enchaînement de morts et de naissances, passage d'un rêve à un autre suivant le fil du désir et de l'imagination non maîtrisée. Dans cette perspective la mort n'est ni une fin ni une libération, elle est juste un intervalle entre deux rêves.
Dans cette perspective métaphysique, la libération consisterait à s'éveiller à sa véritable nature au sein d'un de ses rêves, ce qui aurait pour effet de stopper la roue de la transmigration. On peut comparer cela au moment où l'on se surprend en train de penser, ce qui a pour effet de faire voler en éclat tout l'enchaînement des pensées et l'impression de continuité qui lui était associée. En prenant conscience de soi-même en train de penser ou en train de rêver, le choix nous est donné de cesser de penser ou cesser de rêver. On peut très bien imaginer que cette prise de conscience de nous-mêmes en train de rêver puisse se situer dans une perspective plus vaste que celle des rêves que nous faisons la nuit, et qu'elle puisse nous conduise directement à la reconnaissance d'un arrière-plan sur lequel se déroulerait le cycle vie/mort/renaissance. La reconnaissance de cet arrière-plan pourrait bien sûr se faire indifféremment à partir de l'état de veille ou à partir de l'état de rêve pourvu que l'on y soit conscient. Encore une fois, dans ce domaine, il n'y a pas grand chose à démontrer, et peu de choses sur lesquelles raisonner, car à ce niveau, tout relève de la certitude mystique et de l'expérience directe.
En dehors de toute métaphysique-fiction, deux choses toutefois sont certaines, et elles ne relèvent pas de la certitude mystique.
La première est qu'être conscient est définitivement mystérieux et irréductible à toutes les explications possibles et imaginables.
La seconde est qu'il est possible de rêver consciemment, qu'il s'agit d'une possibilité réelle et attestée, et que dans ces conditions, quelles que soient nos grilles d'interprétation, la réalité n'est plus ce qu'elle était...

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