8.7 Le rêve lucide dans les traditions spirituelles.


"Celui qui ne ressent plus aucune différence entre le rêve et la réalité atteint le royaume de la véritable pratique."
Milarépa

8.7 Le rêve lucide dans les traditions spirituelles.

Nous aimerions simplement signaler et montrer ici que le rêve lucide est aussi une "réalité" attestée, une possibilité signalée par certains textes en provenance de plusieurs traditions spirituelles orientales. Pour ce qui est de l'occident, on en trouve bien sûr trace dans de nombreuses écoles ésotériques et chez de nombreux mystiques mais dans les deux cas, la vision métaphysique et la perspective ultime fait, à notre connaissance, toujours défaut. C'est pour cette raison que notre "sympathie" n'ira ici qu'à l'orient.
Dans les Yogas-Sutras de Patanjali, on apprend que la stabilité du milieu psychique peut s'obtenir "en restant vigilant au coeur même du sommeil et des rêves" . C'est la seule mention directe qui est faite à la possibilité d'être conscient au coeur du rêve, mais tout le reste du texte décrit la progression dans la pratique du Yoga (concentration, méditation, samadhis...) qui conduit à la reconnaissance de la pure conscience (par elle-même) qui est, on l'a déjà dit, la toile de fond sur laquelle se déploie le cycle veille/sommeil/rêve.
Dans le Vijnana-Bhairava un passage fait référence directe au rêve lucide et énonce :

"Si l'on médite sur l'énergie du souffle grasse et très faible dans le domaine du dvadasanta (au sommet du cerveau) et qu'au moment de s'endormir on pénètre dans son propre coeur; en méditant ainsi on obtiendra la maîtrise des rêves."

Ce passage donne une indication pratique pour établir le sommeil conscient, et cette indication fait référence et allusion à une physiologie subtile appartenant à la dimension du corps subtil à laquelle la pratique du yoga et de la concentration donne accès et sur laquelle nous ne nous étendrons pas ici. Il fait état à la fois de la possibilité du sommeil conscient et de la possibilité de provoquer le rêve désiré et d'y réaliser tout ce que l'on souhaite. Pour illustrer ce passage et éclairer sa compréhension intellectuelle par une métaphore, on peut employer une métaphore qui fait référenceà l'expérience de la salle de cinéma. Le soir, lorsque nous allons nous coucher, dans les conditions ordinaires de l'endormissement (pas de pratiques yoguiques !), tout se passe comme si nous étions dans la situation d'un metteur en scène qui irait voir en salle la projection de son dernier film. Il entre dans la salle et s'assoit. Les lumières s'éteignent et se trouve dans le noir, attendant que les rideaux s'ouvrent, et que la lumière du projecteur illumine sont film. Mais il est fatigué et lorsque le film fait son apparition sur l'écran, il dort au trois-quarts. Il est sur son siège et regarde le film à mi-paupière, du coin de l'oeil. Le film est drôle et il rit dans une semi-conscience; le film est terrifiant et son univers tourne au cauchemar. Le film se termine, les rideaux se ferme, la lumière est rallumée. Après son réveil, le metteur en scène se souvient de bribes de film, de ce film qui l'a fait rire et qui lui a fait peur. Ce film qu'il a lui-même réalisé. C'est la situation d'une nuit ordinaire, avec ses rêves ordinaires dont des bribes et des lambeaux plus ou moins importants peuvent remonter à la surface avec nous lorsque nous nous réveillons. Cependant, la possibilité existe, en poursuivant notre métaphore, d'attendre le film dans le noir en étant parfaitement vigilant et de le voir apparaître, alors que nous sommes pleinement conscient, sur l'écran. De plus nous pouvons alors nous situer simultanément sur deux niveaux : le niveau profond qui crée l'expérience particulière de ce rêve et un niveau moins profond qui correspond à la dualité du personnage onirique face à la scène onirique. C'est ainsi (toujours dans notre métaphore) que le spectateur du film serait en même temps le créateur du film et pourrait en orienter le cours en même temps qu'il pourrait se "téléporter" dans l'écran, "s'injecter" au sein du film en ayant ainsi un niveau de participation plus actif dans le rêve. Il serait alors à la fois spectateur du film orientant le cours du film de l'extérieur en quelque sorte, en même tant qu'acteur dans le film et orientant le film, dans des proportions variables, en accord avec le projet de la partie de purement spectatrice. Ce phénomène d'une sorte d'emboîtement des niveaux de conscience est caractéristique de certains rêves lucides et constitue sans doute un des aspects les plus étonnants de ce phénomène aux multiples visages, pouvant déboucher sur la pure conscience de soi. Un autre verset du Vijnana-Bhairava indique que l'accès à soi-même, à la pure conscience de soi, peut se faire dans l'état intermédiaire entre le sommeil et la veille. On peut lire :

"Quand le sommeil ne s'est pas encore imposé, mais que pourtant, le monde extérieur s'estompe, dans cet état même, dès qu'il devient accessibleà la pensée, l'incomparable déesse apparaît."

Dans cet autre passage, il ne s'agit pas de rêve lucide, mais de transition lucide entre deux états qui sont généralement séparés par une zone d'inconscience.
Nous avons déjà évoqué la vision métaphysique des quatre états, le quatrième état étant la pure conscience sur laquelle se déploie les trois autres qui constituent le cycle veille/sommeil/rêve. La pure consciencepeut se rejoindre elle-même par l'entremise et à partir de chacun des états, et aussi dans l'intervalle qui sépare chacun de ces états qui est comme une crevasse inondée de lumière dans laquelle il conviendrait de se jeter consciemment. Ainsi, la pure conscience de soi peut voir le jour au coeur de l'état de veille, au coeur de l'état de sommeil, et au coeur de l'état de rêve. Mais le rêve lucide n'est que l'amorce de ce retour absolu sur soi-même qui voit le jour lorsque le rêveur et le rêvé se résorbe dans leur source commune, c'est à dire lorsque le rêveur prend conscience que son pouvoir créateur provient d'une source en amont de lui-même et qu'il se fond avec cette source. En d'autres termes, le rêveur lucide est en bonne posture pour faire refluer l'attention qui est la sienne vers la source de cette attention; dans de telles circonstances, difficiles à décrire, le rêve peut prendre un aspect archétypal symbolique au multiples niveaux de significations avant de se résorber et l'intuition permet "en temps réel" la lecture des symboles.
Dans le rêve lucide, un pas est fait dans la direction de la pure conscience et à supposer que nous en fassions un second, elle en fera cent vers nous, nous rejoindra et nous engloutira. Bien sûr, nous parlons ici en métaphore, mais dans ce domaine il semblerait que l'on est le choix entre se taire ou faire usage de métaphores.
Chez les tibétains, et dans d'autres sectes tantriques, des pratiques très sophistiquées ont été élaborées en matière de rêve lucide. Le yoga de l'état de rêve, qui s'insère dans un ensemble de six yogas codifiés par Naropa est une discipline à part entière qui est censé conduire à l'expérience libératrice, à la reconnaissance de l'ultime réalité de notre être. La progression dans ce yoga se fait selon des étapes balisées, comme dans tout yoga. La pratique comprend la réflexion sur ce qu'est en son essence l'état de rêve, la résolution de comprendre l'état de rêve (c'est à dire d'y être conscient), des pratiques de concentration axée sur la respiration et la visualisation; puis viennent les exercices de transmutation du contenu du rêve , la réalisation de l'état du contenu du rêve pour être maya, et la méditation sur "cela" qui est l' état de rêve . Ce qu'il nous semble important de souligner ici, c'est que toutes ces pratiques qui conduisent effectivement à une pleine conscience dans l'état de rêve et à la maîtrise de la production onirique (cette dernière supposant tout un travail de réappropriation de tous les aspects apparaissant dans les rêves, travail pouvant s'assimiler en partie à une purification de l'inconscient personnel et débouchant sur le libre déploiement de l'imaginaire) sont inscrites dans une perspective métaphysique très optimiste, qui véhicule une positivité absolue, et qui affiche la possibilité pour l'être humain de s'établir dans la reconnaissance de la liberté infinie de son esprit. On est loin du rêve lucide vue uniquement sous l'angle (respectable) de "l 'hédonisme onirique " auquel il manque la perspective transcendante, ou sous l'angle unique de la purification de l'inconscient personnel et de l'unification sur un plan psychologique. Il est toutefois clair que la satisfaction totale des désirs et la résorption de ces derniers par la pratique du rêve lucide ainsi que la libération de sa faculté d'attention par la purification de l'inconscient conduisent à une mutation de la conscience de soi. qui peut d'ailleurs se produire à tout moment. Avec le yoga de l'état de rêve, nous entrons en contact avec une dimension qui dépasse l'étude psychologique ou scientifique des rêves, si fine et poussée soit-elle. Ce qui fait la valeur très particulière, à notre avis, du yoga de l'état de rêve, outre le fait qu'il amène la reconnaissance de cette possibilité extraordinaire du rêve lucide et qu'il conduit à un élargissement de notre sens de l'identité, c'est qu'il offre de manière effective la possibilité pratique de l'accès à l'expérience libératrice de la reconnaissance de la pure conscience de soi et qu'une pratique est précisément ce qui en mesure de brûler tous les doutes (et non pas d'abolir tout sens critique sur les pratiques proposés) sur la portée réelle d'une telle pratique. Concernant cette doctrine de l'état de rêve dans le bouddhisme tantrique du Tibet, citons ce passage qui, d'une certaine façon, résume tout concernant le rêve lucide comme pratique insérée dans une perspective métaphysique et sotériologique, et non pas simplement psychologique ou scientifique :

" La doctrine des rêves qui vient en suivant, illustre la doctrine de mâyâ. Elle démontre que, de même que toutes les expériences des sens de l'état de veille sont illusoires, celles de l'état de rêve le sont également, ces deux états formant les deux pôles de la conscience humaine. En d'autres termes, la nature, comme un tout, est le rêve de l'Esprit Unique [ c'est nous qui soulignons]; tant que l'homme n'a pas conquis la nature et surmonté ainsi mâya il reste endormi rêvant le rêve de l'ignorance. Que ce soit dans ce monde ou dans un état après la mort, toute expérience dans ces conditions de Samsara ou de karma n'est qu'un rêve.
C'est seulement en s'éveillant du sommeil que le caractère du rêve peut être réalisé, ce n'est que lorsque le rêveur du rêve de l'ignorance s'éveille à l'état vrai sans conditions, sans sommeil, sans rêve, qu'il peut comprendre le caractère illusoire du Samsara. Nous parlons de l'état de rêve comme étant irréel et de l'état de veille comme étant réel. Cependant au sens strict les deux états sont irréels, car ils dépendent du même ordre de perceptions objectives et sensorielles, celles du rêve étant internes et celles de l'éveil étant externes. L'esprit seul connaît les impressions des sens et ne fait aucune réelle distinction entre elles, qu'elles lui parviennent de l'intérieur ou de l'extérieur. Dans l'esprit, comme dans un miroir, les objets des sens internes ou externes sont reflétés et en dehors de l'esprit ils n'ont pas d'existence, n'étant ainsi que le dit la doctrine de la mâyâ, que des apparences.
Par l'analyse soigneuse des rêves et des expériences psychologiques faites sur lui-même, le yogin vient enfin à la réalisation, et pas seulement à la croyance [c'est nous qui soulignons], que le contenu total de l'état de veille comme du rêve est en fait un phénomène illusoire."

Etudes scientifiques, explorations sauvages d'individus curieux, d'esprits libres et de mystiques sauvages, méditation dans le cadre d'une tradition spirituelle, nous pouvons voir que d'une certaine manière le rêve lucide se situe au confluent de différentes approches de la connaissance visant à comprendre les rêves et la conscience. Et chaque de ces approches témoignent du rêve lucide comme d'une possibilité réelle et extraordinaire de l'esprit humain; et c'est ce que nous voulions établir dans un premier temps.
Avant de clore ce chapitre, il nous semble important, afin de conjurer tout risque de malentendu et de confusion, d'expliciter tout ce que le rêve lucide n'est pas et d'énumérer tout ce avec quoi nous pourrions le confondre.

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