8.6 L'étude scientifique du rêve lucide.


"Nous connaissons trop peu les liens mystérieux qui unissent l'âme à la matière pour que l'anatomie soit notre guide dans ce que la psychologie a de plus subtil."
Hervey de Saint-Denys

"Le cerveau dont vous parlez, puisqu'il est une chose sensible, existe donc seulement dans l'esprit. Or je voudrais bien savoir si vous jugez raisonnable de supposer qu'une idée, une chose qui existe dans l'esprit, occasionne toutes les autres idées. Et si vous le jugez, comment, je vous prie, expliquez-vous l'origine de cette idée première, du cerveau lui-même ?"
Berkeley

8.6 L'étude scientifique du rêve lucide.

Avec le rêve, et de manière générale avec toutes les activités mentales, nous sommes dans le domaine de la subjectivité et pour un homme de sciences, épris de mesures et de précision, on pourrait penser qu'il y a pas vraiment matière à investigations. Toutefois, depuis les années 50, le sommeil et le rêve a fait l'objet d'études de plus en plus fines et poussées au fur et à mesure que de nouvelles technologies permettaient de mesurer l'activité du cerveau sous toutes ses formes. Le rêve a ainsi été (et il est toujours, plus que jamais) un objet d'expérimentations pour la recherche en psychophysiologie, en neurobiologie, et de manière générale pour les neurosciences qui connaissent en cette fin de siècle un essor important lié à l'apparition de technologies surpuissantes permettant d'étudier le cerveau comme cela n'avait jamais été possible auparavant. De ce fait, le cerveau est devenu une entité vénérée, et nombre de chercheurs ayant une orientation plutôt réductionniste, on tendance à tuer les mystères avec des explications qui n'en sont pas vraiment et croit pouvoir trouver dans le cerveau la réponse à presque toutes les questions. Ceci étant dit, et pour fait une juste mesure, il faut reconnaître que l'étude du cerveau est passionnante à plus d'un titre et que si elle est effectuée avec un esprit ouvert, elle ne peut manquer de conduire de manière très vivante aux interrogations métaphysiques fondamentales, et à ressusciter toutes les questions relatives au commerce ultra-mystérieux qu'entretient la conscience et le cerveau , l'activité pensante et le cerveau.
Notre propos n'est pas ici de rentrer dans le détail des observations faites sur le sommeil et le rêve par les nombreuses équipes de chercheurs de part le monde.
Nous aimerions juste rappeler la "découverte" concernant l'état de rêve et les caractéristiques psychophysiologiques particulières qui lui sont associées. A l'état de rêve correspond un état d'activité (mesuré notamment par l'activité électrique) très particulier, distinct de celui qu'il présente durant le sommeil, et proche de celui qu'il manifeste durant l'état dit de veille. Du fait que l'électroencéphalogramme d'un individu qui rêve est assez proche de celui d'un individu à l'état de veille, un chercheur français à proposé l'expression "sommeil paradoxal" pour désigner la phase du sommeil dans laquelle il a été établit que la grande majorité des rêves sont produits. Cette expression a fait date bien que les américains préfèrent parler de R.E.M sleep (R.E.M pour rapid eyes movements), car on observe effectivement dans cet état paradoxal une atonie musculaire générale à l'exception de la sphère oculaire; on emploie indifféremment l'une ou l'autre de ces expressions pour caractériser la phase du sommeil dans laquelle les rêves apparaissent en grande majorité.
Remarquons que dans au moins deux grandes traditions spirituelles, la tradition hindoue et la tradition tibétaine, ainsi que dans le sens commun, il est établi que nous fonctionnons sur un cycle à trois temps, le cycle veille/sommeil/rêve. On ne peut donc pas dire que la science est fait une découverte bouleversante pour la compréhension de la conscience humaine. Quant aux autres découvertes de la science concernant le sommeil et les rêves elles se bornent, pour la grande majorité, à établir des correspondances et des simultanéités d'occurrence entre des phénomènes mesurables, plus ou moins subtils. La tradition hindoue, dont on peut imaginer qu'elle est porteuse d'un savoir et d'une sagesse intemporelle (par opposition à la science qui oeuvre dans la mesure et dans le temps), ajoute à la description des trois états que sont la veille, le sommeil, et le rêve le fameux quatrième état, qui n'est autre que l'arrière-plan de conscience pure qui sous-tend et créé les trois autres. Ce quatrième état est un autre vocable pour ce que nous avons choisi de désigner par "l'éveil au miracle infini de la pure conscience de soi". Signalons que notre propos n'est pas de tourner au ridicule l'étude scientifique du rêve, mais simplement de dire qu'elle n'invite pas la reconnaissance d'une ipséité pure, d'une ipséité mystique qui serait libératrice sur un plan existentiel, mais qu'elle aurait plutôt tendance, on l'a déjà dit, à enfermer dans le cerveau le miracle de la conscience humaine.
Cependant, la reconnaissance du phénomène du rêve lucide par la méthode scientifique pourrait-on dire (ainsi que de nombreux autres états non-ordinaires de conscience aujourd'hui largement étudiés) a introduit une nouvelle perspective dans la compréhension de la conscience humaine et de la conscience rêvante, en même tant qu'elle a amené un renouveau certain dans la recherche scientifique sur le sommeil et le rêve qui s'enlisait quelque peu dans ses méthodes et dans les limites de son approche . A ce titre, il nous paraît intéressant de signaler ici comment le rêve lucide - qui est une expérience éminemment subjective - a pu être objectivée en quelque sorte, et ce par le biais des méthodes classiques de l'étude scientifique du sommeil et du rêve.
Un chercheur du laboratoire d'étude du sommeil et du rêve de l'université de Standford, Stephen Laberge, a eu l'idée de la possibilité pour un rêveur lucide expérimenté de signaler aux observateurs extérieur et aux dispositifs de mesure, alors qu'il se trouve au coeur du sommeil et au coeur du rêve, la réalité de son état vigile dans le rêve. Un rêveur pleinement lucide, alors qu'il fait l'expérience d'un monde très réel du point de vue de la vivacité de ses perceptions, se souvient des détails et des circonstances de sa vie de veille, peut penser et raisonner clairement, et peut agir délibérément. La question était donc de savoir comment un rêveur pouvait communiquer cet état de fait aux chercheurs qui observent son corps endormi. La difficulté tenait donc au fait de trouver un moyen de communication alors que le corps entier est paralysé en raisonde la déconnexion du système musculaire. La solution a été pour le rêveur et pour ses observateurs de convenir d'une séquence particulière de mouvements oculaires que le rêveur se souviendrait de faire, une fois lucide dans l'état de rêve, pour signaler sa prise de conscience de lui-même en train de rêver. Ceci est rendu possible, d'une part par le fait que dans le sommeil paradoxal le système musculaire qui permet de mouvoir les yeux est en état de marche, et d'autre part parce que le rêveur lucide peut mouvoir à volonté les yeux de son corps de rêve (le corps avec lequel il expérimente l'environnement de l'état de rêve) et qu'une correspondance existe entre les mouvements oculaires effectuées dans son corps de rêve et ceux qui sont observables sur son corps physique endormi. C'est ainsi qu'il a été montré qu'un rêveur conscient peut signaler, au sein de l'état de rêve (alors qu'il est dans "une autre réalité"), par des mouvements oculaires, vérifiables sur l'électro-oculogramme, sont état vigile et le cortège des facultés qui lui sont associées .
Parmi la grande variété des états de conscience non-ordinaires, le rêve lucide a un statut particulier notamment par sa richesse et l'épanouissement des potentialités subtiles qu'il amène, son accessibilité, et sa reproductivité. Le fait pour la communauté scientifique d'avoir établi de manière satisfaisante l'existence du rêve lucide a permit d'une part, d'amener chez de nombreux chercheurs plus d'ouverture concernant un certain nombre de phénomènes (états de conscience non-ordinaires) qui lui sont plus ou moins connexes et qui tendent à conduire à une redéfinition des paradigmes scientifiques actuels qui ne peuvent pas intégrer ces phénomènes de manière satisfaisante, et d'autre part a contribué à donner plus d'intensité, une intensité peut être jamais égalé dans le monde scientifique, à des questions telles que : "Qu'est ce que la conscience ? Peut-on expliquer la conscience et comment ? La conscience a t-elle une fonction ? Quelle est la base neuronale pour la conscience ?". Toute personne qui fait l'expérience du rêve lucide (et qui se met éventuellement à cultiver la chose), qui s'éveille dans un rêve, qui découvre la possibilité de contrôler la direction que prend le rêve, et qui vit des expériences tellement réalistes qu'elles remettent sérieusement en question la "réalité" de notre monde de l'état de veille. L'état de veille, dans lequel l'expérience du champ visuel prédomine, peut alors se voir relégué au rang d'une image mentale, d'un gigantesque hologramme , dotée de caractéristiques intersubjectives, et ceci ne peut pas manquer de conduire à des interrogations de type philosophique. En fait, l'expérience du rêve lucide, éveille presque systématiquement tout individu qui l'a faite dans son intensité significative, à un questionnement métaphysique pouvant déboucher sur des intuitions libératrices. Que la science, avec sa blouse blanche et son microscope, se soit préoccupée du phénomène et qu'elle est permis de l'extraire d'une gangue de croyances inutiles et d'un paquet de superstitions est certainement un pas décisif dans la compréhension de la conscience.
L'intérêt porté par la communauté scientifique au rêve lucide, a amené un regain de considération et un éveil de l'intérêt pour certaines traditions spirituelles dans lesquelles le rêve lucide est une pratique à part entière, dont les étapes et la progression dans la pratique sont codifiées, et qui est intégrée dans une perspective métaphysique et sotériologique permettant de donner des points de repèresà l'adepte et une interprétation à certaines "expériences" qui, précisément, bousculent tous les repères de l'être-au-monde. Avant d'exposer quelques éléments sur la présence du rêve lucide dans des traditions spirituelles, nous aimerions faire encore une observation sur une question fort débattue dans le monde de l'étude scientifique du sommeil et des rêves : il s'agit de la fonction du rêve. Les chercheurs tentent de trouver une fonction biologique au rêve comme on a pu en trouver une à la respiration et à la nutrition. De nombreuses théories ont été avancées, sans qu'aucune n'ai trouvé de support expérimental satisfaisant. Ainsi on pu voir dans le rêve une soupape de l'esprit, une purge du cerveau, un gardien du sommeil, un entretien des circuits neuronaux, ou encore le voir comme gardien de comportements spécifiques, comme adaptation psychosociale, comme facteur d'apprentissage. Toutes ses théories, remarquons-le encore une fois, font, dans leur formulation même, la part belle au cerveau. La dimension spirituelle et cosmique, la dimension du mystère absolu de la conscience est écartée, et après cela, certains chercheurs s'interrogent sur la fonction du rêve en oubliant que cette question est du même ordre que celle de chercher une fonction à l'état de veille, à la vie et au miracle de la conscience et de l'esprit humain. Il y a, semble t-il, dans cet interrogation froide et aseptisée sur la fonction du rêve, la marque d'une fracture profonde de l'être humain technologique avec les profondeurs de son âme et de sa sensibilité. On pourrait imaginer sans peine le point de vue selon lequel, toute l'étude scientifique du sommeil et des rêves (avec son sérieux) ne serait, face à la lumière de la conscience et de la révélation, qu'une savante manifestation d'ignorance comparable à celle d'individus qui, pour comprendre ce qu'est une voiture et qu'elle est son utilité, feraient l'étude du bruit du moteur et de la température des gaz d'échappement. Notre intention n'est bien sûr pas de faire le procès de la connaissance scientifique et de sa valeur, mais de remarquer que parfois, peut-être, certaines interrogations essentielles qui naissent de l'activité scientifique, débordent le champ de compétence de cette activité, et que lorsque cela n'est pas clairement reconnu, cela conduit à des explications qui n'en sont pas sur des questions qui - du point de vue d'intuitions essentielles - sont la marque de l'ignorance et de l'enfermement. Ceci nous paraît tout particulièrement vrai en ce qui concerne la question de la fonction du rêve.

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