8.4 Le rêve lucide comme possibilité attestée.


" Socrate : Une controverse que tu as, je pense, entendu soulever plus d'une fois par des gens qui demandaient quelle réponse probante on pourrait faire à qui poserait à brûle-pourpoint cette question : dormons-nous et rêvons-nous ce que nous pensons, ou sommes-nous éveillés et conversons-nous réellement ensemble ?

Théétète : On est bien embarrassé, Socrate, de trouver une preuve pour s'y reconnaître; car tout est pareil et se correspond exactement dans les deux états. Prenons, par exemple, la conversation que nous venons de tenir : rien ne nous empêche de croire que nous la tenons aussi en dormant, et lorsqu'en rêvent nous croyons conter des rêves, la ressemblance est singulière avec ce qui se passe à l'état de veille. "
Platon

8.4 Le rêve lucide comme possibilité attestée.

Nous avons commencé par présenter un certain nombre de points de vue qui tendait à discréditer la possibilité de l'expérience du rêve lucide. Cependant, quiconque en a fait accidentellement pleinement l'expérience, sans parler de ceux qui en font la culture délibérée, peut témoigner en faveur du caractère merveilleux, toujours renouvelé, de la lucidité onirique totale. Même s'ils ne font pas partie d'une majorité, certains philosophes ont signalé de manière souvent anecdotique, sous la forme d'une sorte "d' étonnement en passant", l'émergence d'une pointe de conscience réflexive au coeur de l'état de rêve. Lorsque Aristote écrit "quand on dort, il y a quelque chose dans l'âme qui dit que ce qui apparaît est un rêve" , il veut exprimer, même s'il ne fait pas référence directe au rêve lucide, l'idée qu'il ne saurait y avoir d'inconscience totale, ne serait-ce que pour permettre le travail de la mémoire. Pourrait-on, en effet, se rappeler d'un rêve si on en était totalement absent ?
Stephen Laberge, dans un article qu'il a consacré à la présence du rêve lucide dans la littérature occidentale , signale une allusion au phénomène que fit Saint Thomas d'Aquin en affirmant qu'il se produit tout particulièrement "vers la fin du sommeil, et chez les hommes sobres et doués d'une forte imagination" et qu'il est caractérisé par le fait que : "non seulement l'imagination se trouve libre, mais même le sens commun est en partie délié : à ce point qu'on juge parfois en dormant que ce qu'on voit est un rêve, comme si l'on discernait entre les réalités et leurs images ."
Encore une fois, il s'agit uniquement d'une allusion au fait que parfois, une conscience réflexive prend naissance dans le rêve, rien de plus.
Chez Descartes, on ne trouve pas, à notre connaissance, d'allusion directe à la possibilité de rêver consciemment. Cependant, les rêves célèbres qu'il fit dans la nuit du 10 au 11 novembre 1619 contiennent certains éléments intéressants dans la perspective de notre propos. On doit à Baillet, le biographe de Descartes, une transcription de ces rêves marquants. La partie des Olympiques qui en contenait la transcription intégrale de la main même de Descartes ne nous est pas parvenue. En parlant du troisième rêve que fit Descartes cette nuit-là, Baillet écrit :
" Ce qu'il y a de singulier à remarquer, c'est que, doutant si ce qu'il venait de voir était songe ou vision, non seulement il décida en dormant que c'était un songe, mais il en fit encore l'interprétation avant que le sommeil ne le quittât.[c'est nous qui soulignons] "

Cette description ressemble tout à fait à celle d'un rêve lucide, qui plus est, interprété en temps réel. Mais il semblerait qu'il ne faille voir là qu'un événement singulier dans la vie de ce grand esprit, car c'est avec insistance que Descartes, dans les Méditations Métaphysiques, soulignera son inaptitude à distinguer en toute certitude le rêve de la réalité. On peut lire sous sa plume :
" ...je vois si manifestement qu'il n'y a point d'indice concluants, ni de marques assez certaines par où l'on puisse distinguer nettement la veille d'avec le sommeil, que j'en suis tout étonné; et mon étonnement est tel, qu'il est presque capable de me persuader que je dors. "

Le doute systématique, et tout particulièrement des choses tenues pour vraies, est l'attitude centrale présente au coeur des Méditations Métaphysiques. Lorsqu'on doute de son vécu diurne d'une manière telle que l'on peut arriver à se convaincre qu'il n'y a pas de différence de nature entre ce que l'on est en train de vivre et une expérience faite en rêve - ce que fait Descartes au moins l'espace d'un instant - on met en fait en place une qualité de vigilance qui, si elle se manifeste pour une raison quelconque dans l'état de rêve, conduira au rêve lucide. Un des paradoxes du rêve lucide est que moins nous faisons la différence entre état de veille et état de rêve - moins nous opposons les deux comme étant en essence différents - plus nous sommes en mesure de faire réellement la différence entre l'état de veille et l'état de rêve, d'apprécier les possibilités différentes qu'ils offrent tous les deux sur le plan de l'expérience, et de reconnaître l'état de rêve pour ce qu'il est au moment même de son occurrence, c'est à dire de rêver consciemment.
Nietzsche quant à lui, dans son ouvrage La naissance de la tragédie, rapporte la possibilité d'avoir, dans un rêve, une certaine conscience du fait que nous sommes en train de rêver. Il écrit :

" Plus d'un parmi mes lecteurs, se souviendra de s'être dit, dans les périls et les terreurs du rêve, pour s'encourager à les soutenir : "C'est un rêve; continuons à rêver." On m'a même parlé de gens capables de poursuivre pendant trois nuit consécutives ou davantage la trame d'un seul et même rêve. De tels faits montrent clairement que notre être le plus intime, ce fonds qui nous est commun à tous, se prête au rêve comme à un profond plaisir, et à une heureuse nécessité."

Stephen Laberge, dans l'article mentionné plus haut, cite plusieurs philosophes et mystiques qui ont mentionné dans leur écrits, toujours sous un mode plus ou moins anecdotique, cette possibilité du rêve lucide : Ibn El-Arabi (mystique soufi), Saint Augustin, Nicolas Gassendi, Thomas Reid, Ernst Mach, et encore quelques autres moins connus.
A l'exception d'Hervey de Saint-Denis sur lequel nous allons nous pencher un peu plus loin pour donner un peu plus de couleur à l'évocation de cette possibilité du rêve lucide, et de Frederik Van Eeden, il n'y pas eu jusqu'à une époque très récente, en occident, d'étude approfondie par des expérimentateurs persévérants, sur le rêve lucide.
On peut considérer Hervey de Saint-Denis, et dans une moindre mesure Frederik Van Eeden, comme des pionniers dans un domaine qu'un néologisme désigne aujourd'hui par onironautique c'est à dire l'exploration consciente des rêves.
On doit au second le terme même de "rêve lucide" qu'il utilisa pour la première fois dans un article datant de 1913. En parlant du rêve lucide il écrit : " ...le rêve est une plus ou moins complète réintégration de la psyché, une réintégration dans une sphère différente, dans un mode d'existence psychique et non-spatial. Cette réintégration peut aller aussi loin qu'une remémoration totale de la vie diurne, et intégrer la réflexion, et l'action volontaire faisant suite à la réflexion." . Dans le même article il décrit un ensemble d'observations étonnantes concernant les possibilités d'action et d'expérimentation au sein de l'état de rêve.
Quant à Hervey de Saint-Denys, sinologue au Collège de France, qui publia en 1867, l'ouvrage Les rêves et les moyens de les diriger, il est clair qu'il s'agit d'un personnage à part. Même si son oeuvre d'explorateur du rêve lucide (il n'utilise pas ce terme de rêve lucide qu'il aurait pu créer) laisse de côté ou n'envisage que très timidement certaines possibilités dans l'état de rêve aujourd'hui clairement établies (ou peut-être ne raconte t-il pas tout, par prudence), et même si la possibilité de l'éveil radical à une autre dimension de la conscience de soi au terme d'un entraînement particulier au rêve lucide n'est ni évoquée ou attestée (possibilité qui est au centre de notre intérêt présent pour le rêve lucide, même si ce n'est pas, de loin, le seul "intérêt" de cette pratique), il reste un modèle d'ouverture d'esprit. Ne serait-ce que pour cette raison, il nous est apparu intéressant de passer en revue son ouvrage en citant les passages qui nous sont apparus comme les plus intéressants et qui sont en mesure de faire comprendre, à un individu qui n'en a pas encore eu une expérience marquante, ce qu'est le rêve lucide. Encore une fois, le rêve lucide est une chose, et ce que nous en faisons ainsi que l'endroit où il nous mène et une autre question. Mais faisons plutôt une incursion dans le monde de l'exploration qu'effectua Hervey de Saint-Denys au sein de son propre esprit...


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