8.3 Rêver consciemment : une possibilité contestée.


8.3 Rêver consciemment : une possibilité contestée.

Pour certains philosophes et penseurs, rêver consciemment est une impossibilité de principe et l'expression "rêver consciemment (ou lucidement)" contient une contradiction dans les termes même de l'expression. Ainsi, de ce point de vue, l'expression "rêve lucide" serait à placer sur le même plan que l'expression "cercle carré". Les facultés cognitives, la conscience réflexive, la volonté ne sont généralement pas considérées comme pouvant être présentes au coeur de l'état de rêve. L'impossibilité du rêve lucide peut être exprimé de manière très explicite, et peut prendre la forme de la contestation de témoignages de rêve lucide ou bien peut être simplement implicite et contenue dans des observations sur le phénomène du rêve. On peut s'autoriser à penser que Platon n'a pas vraiment reconnu la possibilité du rêve lucide lorsqu'il écrit en parlant du Bien que peuvent révéler les sciences :

"Quand à celles dont nous avons dit qu'elles saisissaient quelque chose de l'être, comme la géométrie et les techniques qui s'y rattachent, nous voyons que leur connaissance de l'être ressemble à un rêve et qu'elles sont incapables de le faire voir avec la clarté de l'état de veille."

On comprend dans ce court passage que Platon caractérise l'expérience du rêve par l'absence d'une clarté qui semblerait être l'apanage exclusif de l'état de veille. Bien sûr, ce court passage n'évoque que métaphoriquement et indirectement le rêve, mais on peut le considérer comme caractéristique et représentatif de l'opinion courante en matière de rêve.
Chez Bergson, on ne trouve pas dans ses écrits de considérations sur la possibilité d'une pleine conscience dans l'état de rêve, et lorsqu'il écrit : "D'où vient l'illusion ? Pourquoi perçoit-on, comme si elles étaient réellement présentes, des personnes et des choses ? Mais d'abord, n'y a-t-il rien du tout ? Une certaine matière sensible n'est elle pas offerte à la vue, à l'ouïe, au toucher etc., dans le sommeil comme dans la veille ?" , il ne fait pas état de la possibilité -caractéristique du rêve lucide - de pouvoir reconnaître l'illusion au moment même de son déploiement. Chez Sartre, dans le passage qu'il a tout particulièrement consacré au rêve dans son ouvrage L'imaginaire, il exprime très clairement l'idée, à plusieurs endroits, que ce qui caractérise le rêve, dans son essence, c'est précisément l'absence de conscience réflexive. Il voit même dans cette dernière une menace pour le rêve. A ce sujet, il écrit :

" ...la position d'existence du rêveur ne peut être assimilée à celle de l'homme éveillé, puisque la conscience réflexive, dans un cas, détruit le rêve, du fait même qu'elle le pose pour ce qu'il est."

et un peu plus loin :

" Le rêve nous apparaît donc tout de suite avec un caractère de fragilité qui ne saurait appartenir à la perception : il est à la merci d'une conscience réflexive. "

Sartre exprime également l'idée que toute incursion de la conscience réflexive dans le rêve correspond à un réveil momentané. Cependant, là aussi il fait erreur, car des expériences dans le domaine de l'étude scientifique du sommeil et des rêves ont montré de manière définitive que c'est bien au coeur du rêve et au plus profond de son sommeil qu'un rêveur est conscient de rêver lorsqu'il l'est.
On pourrait multiplier les citations pour montrer qu'il y a, selon Sartre et selon son travail qui vise à élucider le "type d'affirmation intentionnelle constitué par la conscience rêvante" , une impossibilité de principe à rêver lucidement. Il est cependant conscient que cette impossibilité de principe qu'il veut établir de manière théorique, pourrait être remise en question et que dans ce cas, il le dit lui-même, c'est toute sa théorie de l'image qui s'écroulerait en entier :

" ...s'il est vrai que le monde du rêve se donne comme un monde réel et perçu, alors qu'il est constitué par une imagerie mentale, n'y a t-il pas au moins un cas où l'image se donne comme perception, c'est à dire un cas où la production d'une image ne s'accompagne pas de la conscience non-thétique de spontanéité imageante ? et s'il en était ainsi, est-ce que notre théorie de l'image ne risquerait pas de s'écrouler toute entière ?"

Chez Merleau-Ponty, dans la mesure où il a fait oeuvre de phénoménologue, on pourrait s'attendre à des développements intéressants sur le rêve. Cependant, il reste très discret sur la question. Dans son ouvrage célèbre intitulé Phénoménologie de la perception, il évoque certes à quelque reprise la question du rêve, mais ce sera pour nous dire, en parlant du rêveur, lorsqu'il sera le plus proche de notre propos : "S'il veut savoir ce qu'il voit et comprendre lui-même son rêve, il faudra qu'il s'éveille" . Il est donc clair que pour lui, la pleine conscience de soi et le rêve s'excluent.
Ces quelques citations nous amènent à remarquer que la réflexion d'un penseur sur un sujet donné est limité - à moins qu'il ne fasse preuve d'une certaine audace intellectuelle - à son expérience sur le sujet dont il traite. A ce titre un élargissement fertile de la réflexion ne peut se faire qu'après l'élargissement du champ d'expérience sur ce même sujet. Ceci est valable dans le domaine philosophique tout comme dans le domaine philosophique. Au sujet du rêve lucide, Michel Jouvet écrit :

"Je dois confesser que pendant longtemps je n'ai pas cru à l'existence de ces rêves lucides. Cependant, depuis trois ans, à quatre reprises, j'ai pu constater l'extraordinaire expérience subjective que représente le déroulement de l'imagerie onirique que l'on ne peut influencer, et à laquelle on assiste en étant parfaitement conscient qu'il s'agit d'un rêve. Ainsi, un Moi conscient d'être conscient (et éveillé) (conscience réflexive) est "rêvé" par un inconscient qu'il ne peut influencer (mais qu'il peut interrompre au moindre mouvement). L'interprétation en termes neurobiologiques nous échappe."

On voit ici un auteur qui exprime le changement de perspective et le renouveau vivant de l'interrogation qu'a amené pour lui l'expérience du rêve lucide. Remarquons au passage que cet auteur introduit une limitation au sujet du rêve lucide en affirmant que l'imagerie onirique ne peut être influencé. Dans l'expérience de la pleine et totale lucidité onirique, le rêveur conscient est souverain et il peut influencer l'imagerie à son gré. Il n'y a plus d'inconscient ni de censure d'aucune sorte pour créer des limitations au libre déploiement de l'imaginaire.
Plusieurs individus qui ont réfléchi sur le phénomène du rêve ont pensé pouvoir définir le rêve comme précisément quelque chose qui ne peut pas se vivre à la première personne du présent (tout comme le verbe être se vit à la première personne du présent dans l'étonnement d'être : JE SUIS !). Paul Valéry exprime cette idée lorsqu'il écrit :

"Le rêve est le phénomène que nous n'observons que pendant son absence. Le verbe rêver n'a presque pas de "présent". Je rêve, tu rêves, ce sont des figures de rhétorique, car c'est un éveillé qui parle ou un candidat au réveil."

Il décrit là le cas de figure du rêve ordinaire, mais le rêve ordinaire n'est pas le rêve lucide (tout comme la pure conscience de soi, n'est pas la conscience de soi dans l'état de conscience ordinaire). On pourrait même définir le rêve lucide comme un rêve dans lequel on peut conjuguer le verbe rêver au présent.
Parmi les philosophes, il en est au moins deux qui ont caractérisé le rêve par cette inaptitude à pouvoir y affirmer en son sein : "Je rêve !". C'est ainsi que Sartre écrit :
" ...s'il n'en était pas ainsi, il faudrait alors que le dormeur conclue son jugement "Je rêve" de raisonnements et de comparaisons qui lui montreraient l'absurdité de ses images. Mais une telle hypothèse est d'une invraisemblance qui saute aux yeux : pour que le dormeur raisonnât et dit ces comparaisons, il faudrait qu'il fût en pleine possession de ses facultés discursives, donc déjà réveillé."

Remarquons qu'il exclue implicitement ici la possibilité d'être en pleine possession de ses facultés intellectuelles tout en rêvant. Pour lui, la pleine possession des facultés de notre esprit implique le fait d'être réveillé. Le philosophe anglais Norman Malcom est un cas étonnant, car il s'est donné la peine d'écrire un livre entier pour montrer, avec force logique, à quel point l'usage du verbe rêver, notamment à la première personne du présent, est problématique. Il écrit :

" ...Plus exactement, nous savons que "Je rêve" est la première personne du singulier du présent du verbe rêver, que rêver et veiller sont des contraires logiques, et qu'ainsi; les expressions "Je rêve" et "Je suis éveillé" sont antinomiques. En ce sens, nous savons utiliser la phrase "Je rêve". D'un autre côté, les considérations précédemment mentionnées nous amènent à l'esprit que l'usage correct de la phrase "Je rêve" ne peut pas exister. En ce sens, nous ne savons pas comment utiliser cette phrase."

Dans la même veine, il écrit :

" Si "Je rêve" pouvait exprimer un jugement cela impliquerait le jugement "Je dors", et donc l'absurdité du dernier prouve l'absurdité du premier. Ainsi, le jugement qui voudrait que "Je rêve" est inintelligible et une forme absurde inhérente aux mots."

Conjuguer le verbe rêver est certes paradoxal mais ce n'en est pas moins une possibilité réelle. Evoluer consciemment, sur la scène du rêve, en pleine possession de toutes les facultés de notre esprit n'est pas un mythe. Le rêve lucide est une possibilité contestée par principe ou par ignorance, mais c'est aussi une possibilité attestée par de nombreux auteurs d'horizons très différents.



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