Histoire d’un homme.
Guérisseur et ivrogne. Ivrogne et guérisseur.
J'ai quitté la maison familiale à 16 ans pour partir vivre
avec mon demi-frère chez un curé de campagne. Il était notre précepteur et
aussi notre directeur "spirituel". En fait de direction
spirituelle c'est lui qui nous a appris à fumer le cigare, à boire le
whisky avec les curés, à soutirer le Bourgogne passetougrain avec l'évêque du
diocèse, à faire des repas pantagruéliques avec les pauvres, à nous initier par
le biais de sa bibliothèque à la sexualité,
C'est là qu'avait aussi abouti le jeune Franz quelques
années plus tôt.
Fils d'un riche commerçant néerlandais, Franz ne supportait
pas l'école et les études lui procuraient des allergies que l'argent pouvait
compenser. A 18 ans il avait sa Jaguar et, beau mec, il se permettait toutes
les inconvenances. Rien ne pouvait l'arrêter.
De plus, il était absous de ses fautes, puisque le papa de
Franz payait bien notre curé de campagne pour qu'il aille direct qu paradis.
Et Franz vivait de ses boires et déboires. Parfois, la nuit,
lorsque cela lui plaisait de se faire entendre, il faisait sonner les cloches
de la petite église, réveillant les mineurs et les familles des immigrés qui
avaient construit l'église de leurs mains.
Franz Mank. Il ne manquait de rien. Il pouvait tout s'offrir,
le ciel et l'enfer. Cela le faisait d'ailleurs bien rire de porter un tel nom.
Un jour, son père mourut, lui léguant une faillite
importante. Il se vit obligé d'un peu travailler. A sa façon.
Avant que de mourir, le père avait eu la bonne idée de
l'aiguiller vers le commerce des fleurs en gros. Direct de la Hollande en
camion frigo. Voilà donc que l'argent manquait encore moins pour Franz, qui
pouvait se permettre les excès les plus intempérés.
Heureusement, Franz n'était pas intellectuel. Sinon, sa force
physique et son pouvoir "charismatique" l'auraient conduit à une
folie politique sans mesure.
Voilà donc notre Franz, seul au monde, avec ses fleurs. Seul
au monde ? Il rencontre bien sûr des milliers de gens qui se disent ses amis
mais qui en veulent à ses fleurs ou à son flouze.
Pour compenser devant Dieu tous ses méfaits, notre curé de
campagne lui enjoignit de participer un peu à sa façon à l'édification de
l'église chrétienne catholique et de subvenir à ses besoins en fleurs pour l'agrément
du nez des fidèles. Une église bien fleurie c'est comme un jardin en enfer...
Ainsi tous les samedi matin, Franz trônait dans un petit
bureau sur un quai le long de la Meuse et distribuait ses bouquets de fleurs
gratis pro deo, c'est le cas de le dire à tous les curés et toutes les bonnes
soeurs qui y venaient faire la courbette et les politesses intéressées
devant Monseigneur et ses singes.
Ah oui, Franz a des singes dans une cage qu'il nourrit avec
ce qu'il trouve, souvent il se fait porter de la choucroute qu'il agrémente de
moult poivres, mais aussi de bières et d'alcool sec hollandais ou encore le
schnaps allemand qu'il préfère submerger de bière fraîche. Ses singes en
profitèrent jusqu'à couler à pic dans la Meuse, un samedi Saint. Parce que le
Vendredi Saint dans la compagnie des prêtres de l'endroit était une bonne
occasion juste après le chemin de croix de célébrer d'avance la résurrection du
Christ. D'où la nuit fatale pour les singes.
Donc, Franz survient aux nécessités ecclésiastiques et
fleurit les églises sans omettre de pousser la séduction jusqu'à exiger des
bonnes soeurs le baiser d'échange. S'il avait pu en déflorer quelqu'une, il
aurait de la sorte, bien suivi l'exemple du curé de campagne qui, j'en suis
sûr, lui avait déjà donné l'exemple à la maison. (Déjà l'infirmière qui venait
le piquer pour ses rhumatismes n'était pas peu tacite sur le partage du corps
du Christ dans sa forme érotique)
Mais ce n'est pas suffisant pour rejoindre le paradis. Franz
a trop péché. Mais il en rajoute. Copain avec les inspecteurs de police
judiciaire et des brigades spéciales dont il fleurit les épouses et maîtresses,
il fait du trafic et accumule ainsi ce qui lui semble être les points sur la
carte d'accès à l'enfer.
Cependant, un de ses secrets qu'il me dévoila lorsque je le
fréquentai, étant fils spirituel du même père, et qu'il me demanda à l'occasion
d'écrire le roman de sa vie exceptionnelle, c'est que depuis toujours il avait
un don. Non seulement il avait reçu tous les dons, il ne manquait de rien mais de
plus il avait reçu celui de guérir. Il avait hérité d'une vieille baronne russe
une technique particulière qu'il utilisait avec de l'eau fraîche et qui faisait
des miracles.
Le samedi, défilaient donc aussi les malades qui venaient
discrètement se faire imposer les mains et ensuite fleurir.
Tout cela est une belle histoire, n'est-ce pas ? Je n'ai pas
encore commencé à écrire sa vie. Je ne le ferai sans doute jamais. Ces quelques
lignes sont juste un aperçu du tissu vital que l'on peut greffer à son âme au
point de ne plus pouvoir se défaire de ce poids et d'être libre comme l'eau.
Quand il me demanda d'écrire sa vie, Franz voulait que l'on
sache tous ses exploits pour laisser au monde une trace de l'exception et
en ces moments-là, parce qu'il payait bien, j'écoutais ses histoires et je
prenais des notes. Le sujet était intéressant. J'étais payé pour écouter,
manger, boire, prendre des notes et au fond être son ami. Parce qu'il n'en
avait que peu. Il ne savait que trop l'esprit de lucre et de profit des humains mais
se sentait en même temps tellement lié à son image apparente et à son don de
guérison qu'il ne pouvait vivre une autre vie. Et Franz pleurait parfois, il
disait alors qu'il avait trop poivré sa choucroute et son nez coulait dans son
verre de schnaps. Et je le trouvais souvent seul, songeur, attablé à
la terrasse d'un café espagnol, duquel il avait fleuri la patronne, buvant son
millième verre de vin rouge, son noeud papillon de travers, sa chemise maculée
de nourriture, ses belles chaussures délacées... Napoléon à Sainte-Hélène.
Et Franz voulait tout arrêter, et il voulait changer et il
voulait ne plus voir personne et il voulait cesser de boire et recommencer sa
vie et il me disait de prendre des notes et des notes et c'est toujours dans
ses ivresses les mêmes choses qu'il me racontait. Je n'avais plus rien à noter
après quelques dizaines de page. C'était toujours les mêmes anecdotes qu'il me
narrait de la même façon et qu'il m'empressait de noter... "T’as noté ça
...?" Sa mémoire était comme calée par l'alcool ou par le vide.
Un jour, comme il s'intéressait un peu à la psychologie
pratique, vu qu'il sentait beaucoup les gens, les analysait, prévoyait même
leur comportement il me proposa un marché qui n'était pas de l'ordre ordinaire
des thérapies de cabinet. Je l'accompagnerais à Lourdes où il irait devant la
Vierge dans sa Grotte de Massabielle, faire le voeu de ne plus boire. Je
filmerais la scène. Il aurait ainsi la preuve de son serment et visionnant plus
tard le film il récapitulerait ainsi l'événement qui l'aurait lié
définitivement avec la sobriété et le renouveau d'une vie de baptisé à l'eau et
non au schnaps.
Nous partons donc un mercredi vers les Pyrénées en train.
Se sachant condamné à ne plus
boire, il en profita. Il but tout le long du trajet. Arrivés à Lourdes, nous
avons fait tous les bars pour épuiser les réserves. Et son instinct
de guérisseur prit le dessus de l'alcool parfois, vu qu'il encaissait bien
et il se prit à faire des guérisons, me demandant de filmer sans cesse
tous les événements.
Il faut que tu saches, si tu n'as pas fréquenté ce genre
d'endroit que toute personne malade, que ce soit d'une migraine ou d'un
pied bot, de bronchite chronique ou de cancer du petit doigt est mis dans une chaise
pour que les malades soient regroupés, pour qu'on les voie, pour qu'on
dise : "voilà les malades" Et la suffisance est telle que les malades
sont nombreux à se reconnaître malades. Donc dans les charrettes il n'y a
pas que des invalides. Je compatis pour les autres.
Lorsque nous fûmes près des robinets d'eau de Lourdes, Franz
s'y lavait les mains et aspergeait certains "malades" les enjoignant
à se relever et à marcher. Et ça marchait. Forcément puisque ils avaient toujours
marché. Cela confortait Franz dans l'idée qu'il guérissait bel et bien et que
la Vierge était au rendez-vous.
-"Filme me disait-il, et mets le son... pour qu'on
m'entende".
Et Franz lâchait des injures et des grossièretés à l'égard des
médecins qui n'avaient rien su faire pour ces pauvres gens et il titubait
d'un pied l'autre en quête d'autres exploits.
Le vendredi et 15 heures, jour et heure
anniversaires de la passion du Christ, avaient été les moments choisis par
Franz pour accomplir son serment. Le temps passait lentement et vite pour lui,
trop vite. Il buvait et buvait, transpirant à grosses gouttes. La dernière nuit
passée à l'hôtel, je pris même peur lorsque je le veillai dans sa nuit agitée
d'alcoolique chronique en phase de delirium tremens. Il respirait par à-coups
avec des périodes de dyspnées longues d'environ quarante cinq secondes. J'avais
peur qu'il ne claque là, la main coincée dans la structure du radiateur qu'il
avait si fortement battu, au point d'en pisser le sang au moment où son pauvre
corps avait réussi à trouver le passage pour une inspiration salutaire.
Il ne mourut point. Il vécut encore la journée du Vendredi,
en transe. Et il "guérissait" et il buvait.
Vendredi trois heures. Devant la grotte de Lourdes. Nous sommes
assis sur un banc peint en vieux bleu. Il fait gris. Le Gave coule derrière
nous. De l'autre côté à travers une
brume légère on aperçoit des prairies et des paysans qui flirtent avec leurs
vaches. La tranquillité du terroir. Ici de ce côté, les malades et Franz qui
attend le regard tourné vers l'horloge de la basilique, une bouteille de vin à
la main. Et je filme les environs, je filme l'angoisse de Franz sur son visage,
puis l'horloge, puis le regard de Franz, sa bouteille puis l'horloge, puis voilà
que les trois coups sonnent. Je fixe bien l'heure dans les images. Puis je
tourne l'objectif vers Franz qui me regarde, il n'a plus sa bouteille à
la main, il l'a jetée derrière lui dans le torrent. Il a posé le geste qui
le lie à l'eau.
Bon, c'est pas tout, il faut y
aller, maintenant. Les choses sont sérieuses. Le front de Franz est un torrent
de sueur. Il me demande si j'ai filmé le moment. Oui j'ai filmé le moment, mais
pas la bouteille qui s'en va !!! Je l'assure que j'ai
filmé le moment.
Il faut rentrer. L'anxiété de Franz est telle qu'il faut
partir tout de suite, rentrer au pays pour développer le film et le visionner.
On quitte immédiatement Lourdes en train. Je préviens le
chef de train que le Monsieur risque de lui demander de l'alcool et qu'il ne
doit pas hésiter à lui en fournir, vu qu'il est en manque maintenant de
quelques heures et que le serment le tue.
Franz est aussi un homme très fort, une masse de 150 kilos
qu'il faut malgré tout calmer, il tourne dans la
compartiment comme un ours en cage étroite. Il cherche. Il finit par s'endormir
avec un fort calmant que je lui procure.
On rentre au pays. Franz est pressé de retourner à ses
affaires qui vont l'occuper et qui vont surtout le distraire du manque
d'alcool. Je quitte Franz heureux. Il l'a fait. Je vais pouvoir continuer à
écrire sa vie puisque d'autres souvenirs vont poindre dans sa mémoire
désembuée. El film sera développé et conservé par Franz pour qu'il le passe et
le repasse.
Une semaine plus tard exactement, je croise une amie qui connaissait
Franz parce que je le lui avais présenté et qu'il l'avait eu fleurie. Ce
jour-là sa nostalgie l'avait poussé à me supplier de l'emmener chez moi en
taxi direct pour que je lui joue des vieux airs au piano. Et mon amie
était là qui fut bien surprise par ce personnage hors du commun.
Mon amie me signala donc avoir vu Franz, derrière la
cathédrale qui me cherchait d'urgence.
Je me précipite et je vois notre bon ami, noeud papillon de
travers, plein comme un régiment de cosaques qui à genoux sur le pavé,
cherche désespérément quelque chose qu'il ne sait nommer. Son journal.
"Ah te voilà" me dit-il me reconnaissant, "tu
tombes bien, il n'y a pas de trace de serment sur le film"
Eh oui, tu l'as compris, le moment où il jette la bouteille,
pour lui si important n'est pas gravé. Le moment qui était pour moi le symbole,
l'heure fatidique à l'horloge y était. Pour lui, le moment c'était son geste.
Nulle trace de celui-ci. Donc, pas de geste, pas de preuve, pas de serment.
Donc, on peut boire.
Franz m'en a voulu longtemps. Je le comprends. On aurait pu
filmer l'heure un autre jour. J'étais un peu niais, je crois, malgré ma fierté
de thérapeute. L'alcool est bien plus fort que ce que l'on dit de lui.
Depuis, j'ai évité Franz. Je m'en voulais trop. Pourtant
tout était si clair. S'il avait eu un peu d'intellect, il aurait admis le fait.
Il est mort aujourd'hui. Je lui demande pardon d'avoir été
un obstacle sur son chemin de liberté, alors que je croyais fermement être
capable de l'aider. L'esprit me fit un signe ce jour-là de me méfier d'apporter
une aide non par lui inspirée mais par ma superbe et ma désinvolte estime de
moi-même.
Voilà en écrivant cette histoire, je n'ai pas écrit
l'histoire de Franz, mais seulement un épisode de la vie de l'homme
ordinaire comme nous tous, qui se veut meilleur et qui aspire malgré tous les
poids à plus de liberté dans le corps.
Que l'esprit m'entende lorsque je rends à Franz la liberté
de la pensée que j'avais de lui.