VOULEZ-VOUS JOUER AVEC LUI ?

par Marcel Divianadin

 

 

 

Dans un océan rouge, un homme se noie.

L'œil collé au viseur, je manipulai les volants pour obtenir une image plus nette. Les vagues roulaient, énormes, emportant l'homme que, malgré la distance, je voyais hurler. Mais l'appareil n'était pas muni d'écouteurs et je perdais une grande partie de mon plaisir. Plus au nord, quelques rochers isolés émergeaient comme des têtes curieuses observant la tempête. Régulièrement, les lames les recouvraient.

" Vise bien ", me souffla une voix sur le côté.

C'était Alex qui, l'œil rivé à l'autre viseur, m'encourageait.

Je saisis les manettes de tir. Le bruit de fond du bar ne me parvenait plus, tant j'étais tendu. Seuls subsistaient pour moi l'océan de sang et sa victime. Je manœuvrai les manettes, et la tempête s'intensifia. Puis, tout en augmentant la vitesse du vent, je fis subir à celui-ci un redressement de 12 degrés. Il fallait que l'homme allât donner sur les rochers à une vitesse mortelle pour s'y déchiqueter. S'il les évitait, ou n'était que blessé, je perdais la partie.

" Maintenant ! " souffla Alex.

Le vent redouble de violence. Le cerveau vide, l'homme essaye désespérément de se maintenir à la surface. Brusquement, il lui semble s'envoler. L'air siffle dans ses tympans meurtris par le vacarme de l'océan. Une douleur cinglante lui mâche les reins, et il pousse un cri, inaudible à ses propres oreilles, se met à ramper sur une surface rugueuse. Un rocher. Par une chance inouïe, une lame l'a projeté entre deux saillies, et il y est resté coincé. Ses côtes lui donnent l'impression d'avoir été broyées. Une seule idée le préoccupe : trouver un endroit où il pourrait s’accrocher solidement. Sinon, la prochaine lame le ramènera impitoyablement vers l'océan.

À ce moment, le ciel s'obscurcit et, du même coup, la tempête tombe. La nuit apporte toujours la paix. Du moins pour ce qu'elle dure.

"  Perdu ", grogna Alex.

Le tilt de la machine indiquait clairement que 1'homme était sauf. Je fulminais. Dans le viseur, maintenant, l'obscurité recouvrait totalement le décor. Manettes et volants, désormais inutiles, ne répondaient plus à mes sollicitations.

" Laisse-moi essayer, me fit alors Alex en clignant de l'œil, j'aurai peut-être plus de chance que toi ".

Je m'écartai et le regardai glisser une pièce dans la fente. Machinalement, je collai mon œil au second viseur.

Au dessus de l'océan rouge, le jour réapparaît.

"  Que se passe-t-il, s'écria Alex, cette machine ne marche plus ! "

Il se tourna vers le bar et appela le patron.

Je regardai dans le viseur : tous les éléments étaient là, l'océan, les rochers, l'homme... mais...

Dans un univers qui s'amusait cruellement à le tuer puis à le ressusciter, un homme vient de se donner la mort. Ses mains sont encore crispées sur le morceau de roche qui lui a servi à se trancher la gorge.

 

 

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