Le disque obscur de la lune sur mon électrophone



Curieux, cette impression qu'on est aujourd'hui vendredi. Elle ne m'a pas quitté de la journée. Peut-être parce que l'enquête d'Eléonore avance plus vite que prévu. Elle brûle les étapes comme un incendie de forêt égaré. Elle me cherche depuis trop longtemps et maintenant elle ne peut plus abandonner. Une telle idée ne l'a d'ailleurs jamais effleurée : son comportement l'indique sans l'ombre d'un doute. Chaque fois que je l'observe, je retrouve cet air d'implacable détermination qui auréole son visage et toute sa personne. Cette fois encore, elle affronte sans sourciller un obstacle qui devrait l'anéantir, plus précisément un portier. Mais pas n'importe quel portier ! Un Marmoréen deux fois plus grand qu'elle, et beaucoup plus massif, une sorte de montagne humaine à la musculature animale, la tête enveloppée d'une cagoule noire percée de deux fentes minces derrière lesquelles brillent des yeux lumineux. Et la hache à double tranchant qu'il tient à la main n'est guère conçue pour inspirer confiance.
" Halte là ", tonne-t-il d'une voix caverneuse lorsqu'Eléonore surgit dans son champ de vision. " Montre ton autorisation. "
Eléonore se campe en face de lui. Étrange contraste que celui de ces deux silhouettes. D'un côté Eléonore, entièrement vêtue de noir : une cape recouvre une combinaison de spationaute, ou un équipement souple et léger du même genre qui autorise les mouvements les plus acrobatiques. Le portier, pour sa part, se contente d'un pantalon noir moulant qui s'échancre aux mollets et ne laisse rien échapper de sa morphologie plus ou moins qu'humaine. Eléonore, grande et mince, vibre comme une épée impatiente d'affronter l'ennemi. Le portier, aussi massif et placide que la porte qu'il garde, et même plus, ne bouge pas d'un millimètre. Le visage dégagé d'Eléonore met en relief ses traits fins et précis, son abondante chevelure rouge consume l'obscurité persistante de l'aube. Le portier n'a pas de visage, sa cagoule lui en tient lieu. Le portier a parlé, questionné. Eléonore n'a pas répondu. En conséquence le portier brandit sa hache.
La suite ne manque pas d'intérêt. L'attitude du portier, menaçante à ravir pendant une brève seconde, se fixe devant moi comme un instantané. L'aube se lève paresseusement et ses lueurs oranges n'arrachent pas vraiment le Marmoréen à l'ombre épaisse des rochers qui le surplombent et qui encadrent la porte de marbre sculptée. Lorsqu'il a levé le bras, j'ai presque cru que le roc avait frissonné. Aux alentours, le vide, et de la pierre brune aussi loin que peuvent porter les regards. Par quel moyen Eléonore a-t-elle atterri sur ce monde aux cieux verts ? La réponse se trouve quelque part dans des souvenirs auxquels je n'ai pas prêté attention en temps voulu. Le temps n'accepte pas facilement qu'on le surveille, et celui dans lequel se meut Eléonore ne lui accorde pas de répit.
La hache décrit un arc de cercle, traverse Eléonore et la laisse intacte. Le portier se retourne, mais il a compris trop tard qu'il a été abusé par un reflet. Un rire cristallin fuse derrière le battant de marbre qui se ferme. Sans se troubler, le portier reprend sa faction. Seule cette porte donne accès au sanctuaire.
Il suffit d'attendre.
Le Marmoréen, la démone, le sanctuaire... occupent mon esprit comme les réminiscences d'un ancien jeu auquel j'aurais joué autrefois. Un jeu, pour passer le temps, sans doute, ou s'oublier soi-même en dispersant les heures. Cela, Eléonore ne le sait pas. Qu'elle comprenne un tel phénomène constituerait en soi une contradiction. Mais, dans ce cas, pourquoi cet acharnement à me découvrir alors qu'elle n'a aucune raison de soupçonner mon existence ?
Pour l'heure, Eléonore s'apprête à rencontrer la démone. Sa démarche de chat furtif montre qu'elle se sent en terrain inconnu. Et dangereux. Rocheux, aussi. Une caverne creusée dans une pierre qui émet une faible luminescence et donne une impression d'intimité silencieuse. Intimité profanée par l'ombre de la visiteuse qui se déforme et se multiplie sur des parois aux contours mal définis. Une rangée de colonnes strie la luminosité, un couloir de marbre, une volée de marche et des enfilades de salles obscures, le vide.
On sent que le sanctuaire a été autrefois le théâtre d'une activité intense. Il y règne une ambiance de départ précipité que les siècles n'ont pas su effacer. Des niches creusées dans la roche ont été vidées de leurs idoles. De grosses pierres rectangulaires, aujourd'hui abandonnées, ont soutenu des autels, ou des officiants. Le sol lui-même s'allonge comme une mer étale, parfaitement lisse, et cela seul révèle déjà la formidable ampleur du travail d'aménagement des lieux. Et, surtout, une atmosphère de recueillement imprègne le moindre recoin. L'attention fervente a saturé l'air au point qu'on ose à peine respirer.
Eléonore s'arrête pour écouter le silence et sa propre respiration. Un très léger sifflement monte des entrailles de la terre. Des chocs sourds, réguliers - elle reconnaît les battements de son c¦ur. Et un froissement. Ténu, mais...
L'air se déchire derrière elle. Des pattes puissantes agrippent ses épaules et l'obligent à plonger au sol. Elle roule sur elle-même avec une aisance de félin et se redresse, face à son agresseur, un genou à terre, une arme dans sa main calée dans le creux du coude. Un diffuseur, je crois. Ces armements insolites ne m'ont jamais beaucoup intéressé, ni d'ailleurs les armes en général. Le diffuseur émet une luminosité qui agit comme une lampe torche. Mais il ne révèle qu'une ombre grise qui s'évapore. Qui tremble dans l'air humide.
" Plutôt rapide, pour une humaine ", remarque une voix au timbre agréable, une voix de petite fille. " Qu'attends-tu de moi ? "
Eléonore se fige et scrute les environs avant de se décider à parler. " Qui êtes-vous ? " demande-t-elle un peu brutalement. " Pourquoi ne vous montrez-vous pas ?
- Difficile, " reprend la voix avec gentillesse, " la lumière me dissout. Éteins cette lampe. Je vais me reconstituer.
- Pour que vous m'attaquiez à nouveau ?
- Le portier ne t'a pas annoncée. J'ai voulu te surprendre un peu, moi aussi. Vas-tu éteindre cette lampe maintenant ?
- Mais certainement. Dès que vous aurez répondu à mes questions, je m'en irai avec ma lampe, car je suis venue vous consulter. "
La voix de fillette s'étire vers les aigus. " Je réponds toujours aux consultants, c'est mon devoir sacré. Laisse-moi me reconstituer. "
L'air se tend, se sature d'une électricité qui voyage le long de fils invisibles. Cependant le calme d'Eléonore reste entier.
" C'est un point délicat ", dit-elle d'un ton posé. " Sans lumière, je ne puis réfléchir aux questions que j'ai préparées. Pour moi l'obscurité n'est guère propice au recueillement et, si j'éteins mon diffuseur, les problèmes qui m'occupent perdront leur netteté.
- Alors expose les sans attendre, puis éteins ton truc ", maugrée la voix avec une humeur manifeste.
" A votre aise. " Eléonore a un sourire poli. " J'aimerais commencer par une question préliminaire. Pourquoi m'avez-vous attaquée ?
- La lumière d'abord !
- Vous refusez de remplir votre devoir sacré ? "
Un instant de silences, un flottement de secondes qui se chevauchent. J'entends même le tic-tac de mon réveil sur le rebord de la fenêtre entrouverte. Ses aiguilles lumineuses luttent en vain contre les reflets de la lune qui se répand sur le plancher. Mais ça se passe ailleurs, dans un autre temps.
La panique se perçoit à merveille dans la voix de la démone. Écoutez la sonorité des voyelles, sentez comme elles montent vers des aigus rétrécis, qui se courbent sur des consonnes légèrement décalées de façon à hacher les syllabes...
" Ne dis pas des choses pareilles. De la pure calomnie. Tu...
- Vous ne me répondez toujours pas, je vois ". Eléonore affiche l'assurance de quelqu'un qui vient de trouver une méthode efficace. Maintenant elle ne lâchera plus un pouce de terrain. La démone doit s'en être rendu compte, malgré son esprit apparemment enfantin, car elle capitule.
" D'accord. Je t'ai "attaquée", comme tu dis, pour t'intégrer. Je m'ennuie un peu ici. Je désirais de la compagnie.
- Est-ce là le sort habituel des consultants ?
- Seulement de ceux qui n'ont pas d'autorisation. Les autres, je n'ai pas le droit de les toucher. " L'air tremble de mauvaise humeur. " Faute de quoi le Marmoréen s'empresserait de tout rapporter. "
Eléonore hoche la tête pensivement. Les questions se bousculent sous son front mais elle s'efforce de les classer. Le plus important d'abord, car elle a remarqué que l'avenir avait depuis quelque temps tendance à se rétrécir.
" Voici l'objet de ma demande. " Un instant d'hésitation, mis à profit par la démone.
" Parle sans t'inquiéter de la formulation. Je vois tout au fur et à mesure que j'entends.
- Dans ce cas vous pouvez voir à quoi ressemble maintenant le monde d'où je viens. Même si c'est inutile. Tous les cimetières sont semblables. " Eléonore ne peut empêcher sa voix de trembler. " Tout un monde. Bien vivant, voilà quelques semaines de cela, entièrement dévasté aujourd'hui.
- Oui, oui. Très réussi ! " répond la démone avec excitation. Eléonore s'efforce de cacher son amertume.
" Au diable l'esthétique. Je veux connaître la raison de cet holocauste. J'ai juré d'anéantir les responsables.
- Que voilà bien une réaction inutile et répandue ! " La démone réfléchit. " Je ressens le monde en question, ni meilleur, ni pire qu'un autre... sur une bande spiralée du continuum. Quelle chose étrange que le jeu des univers ! Cette spirale a subi une torsion momentanée. Avant la torsion tout se meut comme tu le souhaites. Pendant la torsion, là je ne peux rien dire. Après la torsion, ah là là, les gens de ta spirale sont comme des ombres sur le sol, tu possède une dimension de plus qu'eux, ou eux une dimension de moins que toi - question de point de vue - et jamais plus tu ne les côtoieras.
- Vous voulez dire qu'ils ne sont pas morts ?
- Que non. Ils vivent sur deux dimensions, et voilà tout. Quant à toi, comment as-tu évité la torsion ? Ça m'échappe aussi.
- Je me trouvais dans un temple à la lisière du continuum de la spirale ". Eléonore ferme les yeux pour laisser surgir ses souvenirs avec plus de netteté. Cela aide-t-il la démone à lire ses pensées ? " J'ai toujours eu le sentiment d'une autre vie... comment dire...
- La vie après la vie ? " la coupe la voix de fillette. " Non, je vois bien, rien d'aussi simple. Mais je ne te comprends pas.
- Non, plutôt... comme ces histoires en images que lisaient les enfants de mon monde. Comme si nous étions nous aussi des personnages d'une histoire lue par d'autres enfants.
- Et quelqu'un aurait tordu la page ? " Une pointe de moquerie perce dans la remarque de la démone, mais Eléonore n'en tient pas compte.
" Ce n'est là aussi qu'une image pour expliquer l'ineffable. Dans le temple, en profonde méditation, j'ai vécu un état de transcendance qui m'a laissé entrevoir une réalité dont celle-ci ne serait que le reflet. Pouvez-vous voir cela ?
- Oui. Étrange.
- Je crois que cette expérience m'a sauvée et m'a aidée à rester la même dans un monde vidé, aplati, où rien ne subsiste, sinon des surface nues striées par les ombres de créations appartenant au passé. Et, à ce moment, j'ai eu une vision impossible à décrire, mais que j'ai transposée comme vous l'avez vue tout à l'heure : comme si quelqu'un avait tordu la page de mon monde. Je suis venue sur votre bande-spirale pour cette raison ". La voix d'Eléonore prend un accent inflexible qui contraste avec la douceur de son timbre. " Je veux retrouver celui qui a causé ça, et le tordre lui aussi. Jusqu'à ce qu'il ne reste de lui que cette torsion. "
Je me demande si je dois frissonner. Je suppose que ce genre de menace produit toujours un malaise chez la personne visée. Mais d'un autre côté, l'irréalisme de tels proposŠ
" Je suis ici pour ça, " reprend vivement Eléonore. " Dites-moi comment je peux l'atteindre. "
Un silence étranglé accueille cette demande. L'air vibre de consternation. " Te rends-tu compte de ce que tu réclames ? " finit par dire la démone. " Je ne peux pas déchiffrer les événements qui se situent au-delà de l'univers. Ils n'existent pas pour nous.
- Vous ne voyez aucun moyen ? Vraiment rien ? "
Je ne sais pas pourquoi, mais il me semble qu'en ce moment je devrais agir. Sans doute en cessant d'accorder de l'attention à cette discussion, car le vague sentiment que cette seule attention suffit à me relier de façon mystérieuse aux acteurs de la scène se faufile en moi de manière insidieuse. Ma curiosité est trop forte, je dois m'en déprendre.
Pour cela je regarde par la fenêtre. La nuit a noyé les toits de la ville et la lumière de la lune n'a sauvé que les antennes de télévision qui forment sur les murs des tracés à l'encre de chine. J'ai éteint les lampes tout à l'heure et je me laisse engloutir dans l'obscurité nocturne qui a toujours quelque chose de bienfaisant lorsqu'on l'accueille dans sa chambre, un peu avant de dormir. Une atmosphère de complicité s'établit alors avec les êtres que la nuit enveloppe. La nuit relie tout, comme une matière ténue et communicative.
Je n'arrive pas à m'extirper du fauteuil où me retient une agréable paresse. Mes regards se perdent au-delà de la fenêtre ouverte dans un espace où je m'amuse à redessiner les contours des bâtiments que l'obscurité a engloutis. Un vieil immeuble crevé, à gauche, flotte comme une épave au fond d'une impasse. Aucune lumière ne s'aventure sur sa surface : les squatters n'ont pas l'électricité. Le flot des voitures ronronnantes se devine, plus loin dans la grande avenue que cache l'immeuble. Ici la vie suspend son souffle, même dans la journée. Parfois, des enfants jouent dans le terrain vague formé par la réunion des cours intérieures de maisons aux limites imprécises. Ici tout s'estompe dans le flou. C'est pour ça que j'ai choisi cet endroit. Perché sur une colline, et - lorsque décline le jour - à la lisière du monde, prêt à basculer.
Lorsque les ombres se mêlent, je me mets à explorer, fouiller, dans quelque chose de ténu, qui se précise petit à petit, comme une brume qui prend forme lorsqu'on ne cesse de la contempler. Le sanctuaire de la démone constitue l'un des éléments de cette brume, calme maintenant.
Calme ?
Je peux tout savoir d'une seule inspection de l'esprit : le sanctuaire est vide.
Je ne vois plus ni Eléonore, ni la démone. Même le sentiment de ferveur s'est absenté. L'endroit ne frémit plus de sa vie presque immatérielle. Et je ne peux pas remonter le passé d'un lieu sans le support d'une mémoire. Le Marmoréen les a-t-il vues sortir ? Mais non. Cette montagne de muscles n'a, depuis le premier passage d'Eléonore, observé que le soleil qui poudroie et le chemin qui ondoie. Curieux.
Bah, mieux vaut que j'aille me coucher.
Mais cette désertion m'intrigue trop. Pas d'inquiétude, non. Que pourrait Eléonore contre moi ? Une exploration un peu plus systématique devrait me permettre de la retrouver. Facilement. D'un seul examen par l'¦il de l'esprit je peux voir... ou plutôt ne pas voir ce que je cherche. Eléonore ne se trouve ni dans le sanctuaire, ni dans les environs immédiats. Ni dans ce monde. Agrandissement : ni non plus sur cette bande spirale. Ni sur les bandes spirales voisines. Les étoiles défilent dans mon champ de vision. Je vais passer sur d'autres niveaux d'univers si je continue. Le vertige me saisit.
Je reviens à mon fauteuil que je n'avais pas vraiment quitté. Cette fois je me lève. Voilà bien un problème suffisamment insolite pour exciter ma curiosité. Le sommeil ne me tente plus. Il faut pourtant que je dorme. Car demain, c'est vendredi.

*

Dans mon sommeil, un songe s'effiloche lentement, pour éviter que je ne me remémore son contenu au réveil. Ses éléments se replient comme les panneaux d'un décor qui a servi, les couleurs se rangent par catégories, les personnages se réduisent à des caractéristiques générales, tout devient abstrait, classé et sans étiquette. J'ai tout de même le temps de sentir une présence sinuante avant de basculer dans le rêve qui suit.
Cette fois je me tiens dans ma chambre et je regarde par la fenêtre, au-delà du vieil immeuble sombre. Je me déplace avec légèreté, comme un impondérable. Mes pieds frôlent à peine le sol. Quelque chose me regarde. D'où ? Rien de perceptible, mais une sensation nette. On m'observe, sous toutes les coutures, de plusieurs points de vue. Comme une volaille dont on estime le poids en vue de la préparation du dîner.
Je flotte jusqu'à la fenêtre. Il me suffit de m'envoler par là pour échapper à ce danger. Mais la fenêtre est fermée. Un reflet se dessine sur la vitre, une forme épaisse et brumeuse. Un être à la cagoule noire et aux yeux jaune.
La fenêtre s'ouvre brusquement, bousculée par un courant d'air qui compromet mon équilibre aérien. Un objet traverse la pièce en sifflant. Une hache. Elle passe à travers mon corps sans me faire de mal. Je suis immatériel. La hache continue son trajet pour se ficher sur le divan où je me suis affalé pour dormir. Tout cela me rappelle confusément quelque chose, quelque chose qui concerne ma vie de veille. Et cette forme monstrueuse qui m'observe de ses yeux jaunes. Elle s'est maintenant matérialisée dans la pièce.
Les souvenirs affluent brusquement. Le Marmoréen. La hache m'a traversé comme elle a traversé le reflet d'Eléonore. Je ne suis donc qu'un reflet. Un sentiment d'inquiétude s'insinue dans le reflet de mon estomac et remonte jusqu'au sommet du reflet de ma gorge. Quel a été l'impact de la hache sur mon corps qui dort sur le divan ? Je me crispe pour sortir du sommeil. Le Marmoréen continue à m'observer.
Et je m'éveille dans un gémissement.
Pas de hache. Et pourtant mon thorax me fait mal comme s'il avait été fendu. Je ne suis pas allongé sur le divan, mais dans mon lit. Je m'en souviens maintenant : je me suis couché, comme d'habitude, pour affronter la journée du lendemain. Les volets fermés épaississent la nuit et des grains de phosphène verts se surimposent sur la toile tendue devant mes yeux ouverts.
Quel rêve curieux. Et inquiétant. Un avertissement ?

*

Impossible de dormir. La sensation d'être observé ne m'a pas quitté avec le réveil. Et cette fois je ne rêve plus. Une musique feutrée sinue dans l'air, lointaine et proche, du Led Zeppelin ? - un voisin en train d'écouter les mesures les plus insidieuses de Dazed and Confused ?
Que fait Eléonore à présent ? Le sanctuaire paraît plus vide que jamais, et même le Marmoréen n'occupe plus son poste. Impossible ! Et cette musique ? Vient-elle de quelque part dans l'immeuble, ou ne joue-t-elle que dans ma tête ?
Les rideaux tremblent. Il faudra que je pense à fermer cette fenêtre. Quoique... mais oui, elle est déjà fermée. Et cet air qui me colle aux tempesŠ Je sais comment m'en débarrasser, je vais mettre un disque, quelque chose de franc, de net, un truc comme Wings Wild Life ou Sergent Peppers . N'importe quoi conviendra.
L'électrophone est un animal qui dort dans le noir. Pas comme le téléphone qui guette, à toute heure. Le bras se soulève, se déplace, se pose sur le disque. La voix d'Eléonore s'échappe des baffles.
La voix d'Eléonore...
" Cette fois nous sommes en contact, enfin " dit-elle. Une voix douce, certes, par nature, mais impérieuse et étrangement sèche. " Allez-vous me dire qui - ou quoi - vous êtes ? "
S'attend-elle à ce que je réponde ? Le plus sage consisterait bien sûr à faire le mort. Mais la curiosité m'emporte - comme toujours. Je ne peux m'en m'empêcher, il faut que je sache.
" Comment avez vous fait ?
- Pour vous je n'ai pas de réalité, n'est-ce pas ? Ni moi, ni le monde d'où je viens. Du moins pas le même type de réalité que celui que vous vous accordez. Je me trompe ?
- Non, vous savez fort bien tout cela. Où êtes-vous en fait ? "
Le même rire cristallin qui s'est défié du Marmoréen se diffuse dans la pièce. " Vous avez perdu votre omniscience en ce qui me concerne ? Vraiment désolant pour vous ". Le ton sarcastique de quelqu'un qui a la situation bien en main. L'énervement me gagne petit à petit.
" D'accord, vous êtes très forte. Et alors ? Qu'est-ce que vous espérez ?
- Pourquoi avoir détruit mon univers ?
- Question stupide ! Mais je vais vous l'expliquer ". Autant entrer dans le jeu, je finirai bien par percer le type d'intermonde dans lequel elle se cache. " D'abord je ne l'ai pas décalé à dessein, c'est ce qu'on appelle un accident, et des accidents de ce genre se produisent à chaque microseconde intercosmique, croyez-moi. Les univers vont et viennent, comme des moustiques. Certains durent plus que d'autres. Ils entrent en collision ou se retournent comme des gants. Et tout ça parce que, quelque part dans un univers d'un niveau supérieur, un être a esquissé un geste maladroit aux conséquences pour lui inapparentes, ou futiles. Vous voyez, ça fait partie de la vie, en quelque sorte.
- Quelle piètre défense.
- Je n'essaie pas de me défendre ". Le ton de ma voix a-t-il légèrement monté ? " D'autant plus que votre bande-spirale n'a pas été détruite. Elle a changé de fréquence dimensionnelle, et pas vous. C'est tout. En fin de compte, si vous ne vous étiez pas livrée à la méditation, rien n'aurait changé pour vous.
- Évidemment, tout est de ma faute ". Le sarcasme ne la quitte pas lorsqu'elle dit cela. Mais je sens que mes paroles l'incitent à réfléchir. Presque malgré elle.
" Avez-vous une idée du sort que je vous réserve ? " reprend-elle. " Vous devez le savoir.
- Vous ne pouvez rien contre moi. Vous appartenez à un univers qui s'inclut mathématiquement dans le mien et les influences ne s'exercent que dans un sens.
- Vraiment ? " Un léger rire, si léger que je ne suis pas sûr de l'avoir entendu. " Comment expliquez-vous alors notre conversation ? "
Là, elle a raison. Cette situation présente des aspects fascinants.
" Si vous tenez tant à me donner des frissons, expliquez-vous. Vous faites ça avec des miroirs ? "
Un silence. Peut-être étonné. Elle ne s'attendait pas à ce que je réponde sur le même ton. Je me laisse aller tranquillement dans mon fauteuil. Cet échange de propos prendra-t-il fin avec le disque ?
" Très bien ", dit-elle enfin. " Préparez-vous à mesurer votre erreur.
- Dès que vous aurez cessé de tergiverser.
- Vous vous croyez à l'abri. Vous aller déchanter. En un sens, je vous plains. "
Je m'abstiens de toute remarque. Elle poursuit : " Je vous plains parce que vous ignorez complètement ce qui va se produire lorsque le disque aura achevé son cycle. Et n'essayez pas de l'arrêter, vous ne feriez que hâter l'inévitable.
- Ah bon ? " Pourquoi tous ces détours verbaux ? Essaie-t-elle de gagner du temps ? Ou simplement de me taper sur les nerfs ? " Si, comme vous le prétendez, mon temps est minuté, hâtez-vous vous-même.
- Avec joie ", répond Eléonore d'une voix neutre comme pour démentir ces deux mots. " La solution m'est apparue au cours de ma méditation, mais je ne l'ai comprise qu'une fois dans le sanctuaire, lorsque la démone a parlé de m'intégrer. Elle voulait en quelque sorte que nos deux structures se fondent en une seule. Elle-même résulte d'un amalgame - non, d'une synthèse - d'une démone officiante et de consultants clandestins. Savez-vous ce qu'est une intégration ? " Devant mon silence, elle ajoute : " C'est vous-même qui avez fait allusion à la relation mathématique qui relie nos univers.
- Oui, oui, " je réponds machinalement. " C'est une opération qui consiste à trouver l'intégrale d'une différentielle. "
Du coup, je commence à comprendre. Je me lève d'un sursaut et je rejoins la fenêtre en quelques enjambées. Dehors, un paysage de roches, désolé, à peine révélé par la lune. Le monde du sanctuaire, ou un équivalent, impossible de s'y tromper. Si tu ne vas pas à Lagardère... Il me faut quelques secondes pour surmonter ma stupeur.
" Comment avez-vous réussi ce tour de force ?
- L'intégration suppose la dérivation, voyons. Réfléchissez jusqu'au bout ". Toujours ce rire.
- Mais... l'appartement ?
- L'appartement ? Vous voulez sans doute parler de votre environnement familier. Un reflet, comme tout le reste.
- Alors je rêve encore ?
- En quelque sorte ". La férocité imprègne maintenant la voix d'Eléonore. " Mais de ce rêve vous ne sortirez jamais. Vous êtes désormais dérivé dans cette partie de vous-même qui a accès aux univers inférieurs pour vous. Et cela indépendamment de votre nature. "
En une fraction de seconde tout devient clair pour moi. Il est évident que l'aspect de moi qui a accès aux sous-univers en constitue d'une certaine manière un élément à part entière. Et à l'aide du pouvoir d'intégration et de dérivation de la démone, Eléonore m'a coincé en moi-même, dans cet aspect. Elle m'a tordu, comme elle l'avait promis. Sa dernière phrase me rappelle étrangement qu'elle ignore tout de ce que je suis, c'est-à-dire un humain, comme elle. De même qu'elle ignorait l'existence de mon appartement. Mais que sait-elle de l'électrophone ? Je lui pose la question :
" Comment vous y êtes vous prise pour communiquer avec moi par l'intermédiaire de mon électrophone ?
- De quoi ? " La voix s'amuse, franchement. " J'ignore par quel percept notre conversation se supporte pour vous. Pour moi il n'y a rien comme un "électrophone".
- Pourtant vous avez parlé du "disque".
- Le disque de la lune, bien sûr. C'est là que se situe pour ce monde l'émanation de votre esprit. "
C'est ce moment que choisit le bras de l'électrophone pour regagner son lieu de repos.
Silence. En regardant la lune j'ai l'impression de me contempler moi-même, d'une certaine façon. Peut-être que si j'allais dormir je me réveillerais de ce mauvais rêve. Mais je sens qu'à partir de maintenant je n'aurai plus jamais sommeil.
Pour l'heure ça n'a pas beaucoup d'importance. Demain a cessé d'être vendredi.

FIN