Chemin de la grande Pâque
par Geneviève Béduneau
docteur en théologie orthodoxe.

professeur d'histoire de l'Eglise à l'institut de théologie orthodoxe français Saint Denys, Paris.


Existe-t-il un chemin spirituel chrétien orthodoxe ? Ou, plus exactement, que penser de la métaphore du chemin, aussi banale et ancienne qu'elle paraisse ? Lorsque Juste Duits m'a demandé d'écrire cet article, je l'acceptais comme allant de soi, comme une phrase bateau signifiant... signifiant quoi, au fait ? L'évidence s'est délitée dès que j'ai tenté de lui donner un contenu. Une petite vérification s'imposait, fort éloquente : cette expression n'apparaît pas une seule fois dans les Evangiles ; tout ce que l'on peut glaner, c'est une phrase lapidaire du Christ qui affirme : "Je suis le chemin, la vérité et la vie." L'Ancien Testament l'emploie d'une manière symbolique dans deux formules précises : "les chemins de la sagesse" et "les chemins de la paix"(1) . Enfin, pour compléter notre maigre moisson, nous trouverions l'annonce de Jean le Baptiste : "Préparez les chemins du Seigneur, aplanissez les routes !" Mais ce n'est pas le disciple qui se déplacerait sur de telles voies, c'est Dieu lui-même venant vers l'homme. Malgré cette absence remarquable au milieu des paraboles nombreuses du semeur, du berger, du marchand, du festin de noces et j'en passe, l'image est si forte, tellement ancrée dans nos visions du monde, qu'elle ressurgit presque immédiatement sous la plume des apôtres, dans leurs épîtres. Il y aurait tout de même de quoi penser dans le fil ténu de la métaphore scripturaire. Si nous nous souvenons que Sagesse et Paix sont des noms divins que la tradition attribue plus spécialement au Christ, Verbe de Dieu, nous voyons que multiples sont les routes par lesquelles Il vient à l'homme, mais que Lui se propose comme le chemin, l'unique voie. Ce n'est pas banal, surtout lorsque l'on jette un regard sur les traditions spirituelles de l'humanité, qui usent et abusent de la métaphore : "noble voie octuple" du Bouddhisme, "sentier" de l'initiation, routes et ponts des grandes visions indo-iraniennes, etc. Même les rites comportent des processions qui ne sont qu'une façon d'incarner cette image, depuis le cheminement du jeune Indien des Plaines en quête de son esprit protecteur jusqu'aux chars solaires des Celtes, en passant par le voyage du chaman dans l'au-delà. Toute l'humanité s'est mise en route, des millénaires durant, pour atteindre l'autre monde, Dieu, le divin, ou l'absolu, elle a balisé des voies, progressé d'exercice en exercice, d'ascèse en extase. Et voilà que l'on nous raconte que c'est Dieu qui se déplace vers nous, qui vient à notre rencontre ; lorsqu'elle s'accomplit, vers quoi pourrait bien mener une route ? Il n'y a plus de distance à parcourir. Nous cherchons un chemin et nous trouvons une personne vivante, Jésus Christ, en qui les noces de Dieu (il l'est pleinement) et de l'homme (il l'est pleinement) sont célébrées.
Cela faisait déjà quelque temps que je me méfiais, tout en l'acceptant par habitude, de l'expression "chemin spirituel", ayant remarqué que ceux qui l'emploient le plus volontiers se préoccupent aussi de l'avance ou du retard que l'on peut prendre - sur quoi, Seigneur ? sur soi-même ? - et du strict balisage de l'existence. Les sens interdits et les sens obligatoires foisonnent d'autant plus qu'on vous a expliqué, la main sur le coeur, que "chacun a son propre chemin" ! Cette attitude, celle des disciples zélés, se trouve partout, sous toutes les étiquettes, et plutôt que d'épingler tel ou tel raseur de chauves, telle ou telle école, mieux vaut se demander ce qui la motive. S'il y a chemin, c'est que l'on perçoit une distance, un espace à parcourir et un temps pour la marche, que l'on se fixe un but et qu'on le croit lointain. Les gnostiques des premiers siècles décrivaient ainsi des voyages extatiques à travers sept ou neuf cieux, avec des portes gardées par des anges qui n'avaient rien à envier aux concierges des ministères ni aux sentinelles des casernes, des salles richement décorées ou des paysages oniriques. A chacune de ces étapes, on vous répétait que l'homme ne fait qu'un avec l'Un, puis l'on vous indiquait le porche suivant, ad lib. Mais le voyageur n'atteignait jamais Dieu. Il errait d'ange en ange, de niveau en niveau. Seule la rigueur de l'ascèse exigée à chaque étape s'alourdissait. Une étude de l'imaginaire trouve sa manne dans les descriptions colorées des cieux successifs(2) . Mais le spirituel ? Pourquoi Dieu serait-Il l'Inaccessible ? Et comment ne pas sombrer dans le désespoir devant la rudesse des exercices demandés, ou dans l'orgueil si l'on parvient à les accomplir ? Dieu deviendrait-il un dû, à la fin du parcours ?
Derrière ces questions une autre surgit immédiatement, celle de la prégnance de notre imaginaire, nourrie de notre expérience concrète et charnelle. La métaphore du chemin nous est familière, elle fait partie de notre quotidien depuis les origines. Pour Notre-Dame, changer à Châtelet. Pour Jérusalem, passer par Venise et Constantinople. Pour trouver l'ambre et l'étain, se tourner vers le nord ouest et garder la Petite Ourse devant l'oeil droit. Aïe, un carrefour ! Quelle décision prendre ? Quelle route ménera vers mon but ? Si le temps se couvre, comment repérer les étoiles qui me guident ? Même de nos jours, une des premières choses qu'apprend un enfant, c'est le trajet de la maison à la crêche ou à l'école. Pas étonnant que l'on cherche un chemin vers l'invisible, vers le monde des Ancêtres, vers les Puissances, ou vers de nouveaux états de conscience. La peur de s'égarer reste si vive en nous ! Un des termes grecs que nous traduisons par "péché" signifie "rater son but, prendre un chemin qui dévie". Chaque randonneur sait que si l'on se trompe de sentier, on risque d'avoir à marcher des heures et des heures, au prix de crampes dans les mollets, d'ampoules aux pieds et de fatigue, avant de retrouver le gîte.
Marcher longtemps, dans son corps, finit par engendrer d'intéressants états de conscience. On perd le sens du temps linéaire, pour n'être plus que rythme du pas et du souffle ; les sens s'aiguisent, surtout les plus subtils, ceux qui nous font percevoir la qualité des lieux, la signification de leur traversée. Il est des vallées vivantes et des régions pelées, mortifères, des déserts où vibre l'éternel, des ruisseaux où l'on s'abreuve avec joie et d'autres qui enlisent. Des liens se tissent avec la terre, le vent, l'arbre ou l'oiseau qui passe. Des liens métaphoriques se dessinent aussi avec notre existence, ses joies et ses peines, les décisions prises, l'orientation de notre destin. Il devient très vite expérimental que tel mode de vie favorise la méditation ou l'extase, ou la maîtrise des énergies de notre nature. Si c'est là le but, si nous recherchons l'extinction des passions, le brasier du coeur, ou le développement de telle faculté subtile, la métaphore du chemin se justifie pleinement. La pratique balisée évite les détours difficiles ou dangereux, encore que ce soit là mentalité de caravanier : l'une de mes plus grandes joies de marcheuse fut de lutter une heure durant avec un roncier, dans une forêt qui m'offrait par ailleurs des allées bien tracées et faciles à suivre. J'en ai retrouvé l'équivalent dans les récits de certains ascètes.
Des chemins ainsi peuvent se tracer, paradoxalement, de l'homme vers l'homme, vers des expériences de l'homme, dont les étapes se nomment éveils. Mais si je regarde ma propre vie, comme les témoignages que j'ai pu recueillir, la question se pose encore : existe-t-il des sentiers privilégiés qui mènent vers Dieu ? L'Ecriture nous parle de voies plus mystérieuses, empruntées par Dieu en marche vers l'homme. Elle nous prévient en outre qu'Il vient comme un voleur, quand on ne l'attend pas, quand la nuit est tombée et que l'on s'est claquemuré derrière les portes closes. A moins qu'Il ne se présente comme un compagnon de route, c'est arrivé aux pèlerins d'Emmaüs, mais quelle route ! Ils revenaient à leur village, à leur existence quotidienne, accablés d'avoir vu s'effondrer leurs espoirs brisés sur la croix : les autres avaient gagné, les salauds de prêtres et de notables d'Israël, réussi à faire condamner Ieshoua le Prophète comme un brigand ou un agitateur. Chemin de vaincus désespérés, le coeur lourd d'amertume et d'impuissance. Qu'y avait-il de spirituel ici, sinon l'échec total ? Quant au dénommé Shaul, que les Romains appelaient Paulus, il avançait en fier justicier fanatique, sûr de son bon droit, de sa violence préméditée au nom de l'honneur de Dieu, lorsque la Lumière l'aveugla avant qu'il n'arrive à Damas. Même si l'on cherche à ces événements un sens métaphorique, force nous est de reconnaître que ces marcheurs n'allaient que vers l'humain, et même vers ce qui détruit l'homme à coup sûr. Victimes et bourreaux partagent les mêmes cauchemars, y compris dans leurs rêves nocturnes, comme le montre l'action thérapeutique du psychologue Augusto Murillo, qui a consacré sa vie aux rescapés de la torture politique(3) . S'il est une expérience commune à la plupart des chrétiens, orthodoxes ou non, quels que soient leur mode de vie, leurs charismes, leurs chemins, c'est bien celle de l'irruption personnelle de Dieu dans une faille de l'existence. Certains L'avaient cherché, dans tous les sens du terme d'ailleurs, y compris l'argotique, d'autres non ; on trouve tous les cas de figure, drames personnels, choc de la joie ou simple ennui. Maurice Clavel rapporte dans l'un de ses ouvrages une anecdote significative. Une femme lui raconte sa "conversion" : "Quand c'est arrivé, j'aspirais." "A quoi ?" rétorque notre philosophe, en bon intellectuel chrétien et parisien. "A rien, répond la dame. Je passais l'aspirateur..."

A propos de crasse et de nettoyage

Mais ensuite, me dira-t-on, après cette rencontre ? La littérature patristique fourmille bien de conseils spirituels, de techniques d'ascèse et de prière, propose la sainteté comme un but aussi difficile et abrupt d'accès que le nirvana ? Ne parle-t-on pas de purification du coeur et de l'intelligence, de travail sur soi-même, d'extase et d'union mystique, ou de la nuit qu'il faudrait traverser ? Que signifie tout cet effort, s'il suffit de passer l'aspirateur et d'attendre que Dieu s'engouffre par le sac à poussière ? J'entends ces questions posées sur tous les tons, vaguement déçu ou franchement scandalisé. Notre siècle n'en a pas la primeur, d'ailleurs. L'empereur Justinien fut outré par les spéculations des lointains disciples d'Origène sur l'apokatastasis, la réintégration finale de tout et tous en Dieu, le salut offert même aux démons. Comment ! s'indignait-il, mais si l'on ne brandit pas l'enfer, on encourage le vice ! Il y eut quelques évêques, hélas, pour le suivre dans ce raisonnement, avec une désarmante sincérité dans leur souci pastoral. Une des grandes difficultés pour comprendre et vivre l'Evangile vient de ce que l'homme voudrait être parfait devant Dieu, l'âme parée comme on revêt son plus beau costume pour se rendre à la cour d'un roi. Or, je ne dirais pas que Dieu s'en fout, mais l'expérience prouve que ce n'est pas son problème. Méditons l'épisode de la femme adultère. Les anciens et les hommes pieux la traînent devant Jésus, dans l'intention de la lapider selon la loi de Moïse, et que le prophète, puisque juste prophète il semblait y avoir, prononce la sentence rituelle. Lui se contente de griffonner dans le sable devant eux, puis lâche : "Que celui qui n'a jamais péché (transgressé la loi, en l'occurence) lui jette la première pierre." Débandade des accusateurs. Mais l'Evangéliste ne précise pas ce qu'il écrivait du bout des doigts dans la poussière. Les exégètes ayant horreur du vide ont imaginé qu'il révélait, une à une, toutes leurs transgressions et qu'ils ont fui à cause de ce qu'ils avaient lu. C'est possible, mais la réflexion suffisait, avec une loi aussi tâtillonne et impossible à satisfaire en tout point. Je me prends parfois à rêver que les lignes tracées sur le sol n'avaient aucun sens, qu'elles ressemblaient à ce qu'on gribouille pendant une attente au téléphone. Juste le temps de laisser se déverser et s'épuiser l'indignation vertueuse, afin qu'ils redeviennent capables d'entendre. Et cette autre anecdote, lorsque Pierre demande combien de fois faut-il pardonner dans la journée ? "Soixante dix fois sept fois", répond le Christ. J'ai fait le calcul : cela signifie en moyenne toutes les trois minutes. Il ne reste plus beaucoup de temps pour la condamnation, l'indignation et autres exigences. O Justinien, que devient l'encouragement au vice ?
De ces anecdotes, l'Evangile fourmille. Le Christ passe, il guérit, il enseigne, il pardonne. Lorsqu'il a la dent dure, c'est contre ceux qui prétendent se rendre parfaits et l'imposer aux autres, comme but ou comme spectacle humiliant. Ils en prennent plein l'auréole : "Hypocrites, sépulcres blanchis", et j'en passe. Et à ses disciples : "Gardez vous du levain des pharisiens." Qu'est-ce à dire ? Que ce désir d'arriver devant Dieu l'âme bien parfumée, sûr d'avoir tout accompli, de n'avoir oublié aucune des balises du chemin, serait ferment de mort, en fait ? Je me souviens d'un soir où je tentais de prier devant les icônes, de cette prière silencieuse où il me suffit de river mon regard sur l'image afin qu'elle emplisse la conscience. Cela ressemble à la méditation, c'est plus facile que de "faire le vide", les pensées fugaces ne résonnent pas comme sur une peau de tambour, elles se contentent de glisser aux marges de l'âme, et dans le silence le coeur s'ouvre à la Présence. Ce soir là, rien, tout restait sec, dur, je me sentais mesquine, sale, moche et sans perspective comme un personnage des romans d'Andrevon. Et plus j'essayais de dépasser cette sécheresse, plus ça durcissait, comme du ciment prompt. Cela dura jusqu'au moment où je m'aperçus, sans pouvoir dire par quel processus, que quelque chose en moi voulait à tout prix que je sois totalement pure pour Dieu, et s'interdisait de paraître devant Lui avant d'y être parvenue. C'est à dire lui interdisait, à Lui, de s'approcher. L'absurdité de cette tension était telle que tout se dénoua dans un vaste éclat de rire, et je sentis comme un flux d'amour qui me disait : "Idiote, va !"
Ecoutons maintenant le témoignage des Pères du désert, ces moines champions d'ascèse, dont on ne peut lire les exploits sans se sentir dépassé, qui se nourrissaient de quelques dattes ou d'herbes crues, et tressaient des nattes en récitant des psaumes à longueur de jour et de nuit, comme les yogis leurs mantras, l'esprit et le coeur tendus vers Dieu en permanence. Du moins était-ce leur idéal. Jean Cassien raconte un incident survenu à la Grande Laure. Il faut imaginer l'ambiance : cinq mille moines environ, répartis en dizaines et centaines comme une légion romaine (d'ailleurs le fondateur, Pakhôme, était un ancien officier, ceci explique cela). Un jeunot, au bout de deux ans, vient voir son supérieur immédiat, tout rouge. Cette nuit, il a... enfin... Bref, un cas classique de pollution nocturne, comme on dit dans les manuels de psychiatrie. Le prieur s'indigne et le tance vertement : "Quoi ? Au bout de deux ans ! Qu'est-ce que ça veut dire ? Allez, retourne en ville, tu n'es pas digne de notre habit !" Et le petit moine, accablé, reprend la route de la cité. Il s'arrête même sur une pierre pour pleurer. C'est là que le trouve l'abbé, le général en chef qui dirigeait toute cette armée. "Mais tu es de chez nous, toi ! Qu'est-ce que tu fais là ?" Entre deux sanglots, le garçon raconte tout. L'abbé le console, le ramène à la Laure et convoque derechef le prieur. "J'ai rencontré le frère N..." L'adjudant spirituel éclate : "N. ! Parlons en ! Je lui ai dit son fait, moi ! Et s'il n'est pas capable de tenir..." L'abbé laisse passer l'orage et répond doucement : "Je vois. Va prier, nous en reparlerons demain." Le lendemain matin, on voit sortir de sa cellule en courant le dit prieur, tout rouge... Et l'abbé de conclure : "Tu n'avais pas ce genre de problème parce que Dieu te savait trop faible pour mener ce combat intérieur. Il te l'épargnait. Le petit N., lui, était prêt à l'affronter."(4)

La salsa des idoles

L'orient enseigne ainsi, par histoires exemplaires, entre le conte et le récit humoristique. C'est plus parlant, s'il se trouve, qu'un raisonnement universitaire. Au travers de ces anecdotes, et j'avoue que ce sont parmi mes préférées, court le même fil d'or, le total respect de Dieu envers l'homme, l'attention bienveillante envers chaque situation, chaque difficulté, l'amour qui relève celui qui s'est planté, console celui que les intransigeances "spirituelles" de l'homme ont condamné, accompagne sur le chemin de la vie. Et parfois arrête celui qui court à l'abîme de l'orgueil meurtrier. On m'a rétorqué qu'Il n'a pas arrêté Hitler. Mais que se serait-il passé si Paul avait résisté à la vision et passé outre ? Nous ne scrutons pas les reins et les coeurs. Savons nous si Hitler n'a pas lutté toute sa vie contre l'amour divin, jusqu'au suicide dans le bunker ? Second Faust. Le docteur magicien s'étonne de ce que Méphisto ne lui ressemble pas, et le démon rétorque : "Tu ressembles à l'esprit que tu conçois, mais l'Esprit te surpasse." Le pire obstacle, ce sont nos préjugés sur Dieu, sa grandeur, son honneur, sa morale et autres fariboles issues de l'idéal du moi, individuel ou collectif. Car il se peut alors que nous refusions la rencontre, que nous refusions de Le reconnaître, simplement parce qu'Il ne ressemble pas au portrait robot que nous avions établi. Et nous continuons de courir la chimère... Certains de ces portraits trompeurs doivent résonner avec la mentalité collective d'une époque, d'une culture, vu l'acharnement avec lequel même des théologiens les cultivent. J'en avais listé quelques uns : le grand gendarme galactique, le dieu gazeux diffus dans l'univers, l'architecte qui ne travaille qu'avec les grands nombres et dédaigne les détails individuels, l'esprit de l'évolution, le ronchon coincé, le dieu dégringolant dans le monde, l'hidalgo offensé et vengeur, le macho virulent, auquel répond désormais la féministe initiatrice, le distributeur automatique, sans oublier l'héroïque raide ou colonel des armées célestes, le ou la sadique, le dieu perché en haut de l'échelle et celui qui serait toujours aux abonnés absents(5) . Actuellement, c'est le dieu gazeux qui fait le plus recette, avec le new age. Et le grand gendarme dans un certain islam au rabais, bien éloigné de la théologie d'un Ibn Arabi par exemple. L'hidalgo a empoisonné la mentalité de notre occident durant plusieurs siècles.
Mine de rien, je viens de donner la définition de l'hérésie : s'accrocher à une image projetée ou, au mieux, à une image partielle mais grossie au microscope, et déclarer que c'est là le portrait de Dieu, le seul possible de préférence. Et les théologiens orthodoxes n'ont fait, au cours des siècles, que démonter de ces constructions qui bloquent le coeur et la pensée, et empêchent de Le reconnaître quand Il vient, que clamer qu'aucune image humaine, aucun archétype ne Le décrit, qu'Il les dépasse tous. On le sait, du point de vue du dogme, par les actes des conciles et de nombreux traités des Pères. Des techniques de prière ont été mises en oeuvre dans les monastères pour aider dans la pratique à se décrasser l'âme et l'esprit de ces idoles. Par exemple, la méthode hésychaste consiste à répéter le nom de Jésus, ou une phrase très courte comme Kyrie eleison, en le posant sur le souffle(6) . Au XIIe siècle, on utilisait des visualisations intenses, sortes d'hallucinations contrôlées, des épisodes de l'Evangile(7) . Sans aller jusque là, la lectio divina, lecture subvocalisée de l'Ecriture sainte, permettait de s'imprégner du texte jusque dans les muscles de la gorge. Cette incarnation des mots facilitait la mémorisation, mais il s'agissait d'abord d'une nourriture, d'une imprégnation de tout l'être. Elle s'accompagnait d'une lecture de chaque épisode sur plusieurs niveaux de sens, ce qui évite d'absolutiser une interprétation partielle. Les règles strictes employées pour la composition du chant liturgique ou la peinture des icônes ont le même but. La plus ancienne de ces techniques est la récitation cantilée des psaumes(8) , recto tono, la voix posée dans les résonateurs frontaux et la base du nez, avec de légères modulations qui intensifient la vibration des consonnes. Il vaut mieux le faire dans sa propre langue, de manière à élargir l'écoute au sens autant qu'au son. Les psaumes couvrent à peu près tous les mouvements de l'âme. Ils nous tendent un miroir, à temps et à contre temps, miroir de nos peurs, de nos colères, de nos désarrois, de nos deuils, de nos résolutions morales, de nos désirs, de nos projections, de nos exaltations. La cantilation empêche l'âme de suivre le mouvement suggéré, met en recul. Ils nous introduisent aussi à la paix profonde, la jubilation et la louange. Et la communion avec le monde cosmique. Cantiler permet alors de creuser en soi une zone de silence qui est une sorte de caisse de résonance spirituelle. L'office monastique n'est rien d'autre, mais pratiqué en commun.
Quand les obstacles s'abolissent, quand Dieu est là, on ne peut pas se tromper, on sait, de cette même certitude mystérieuse et rationnellement inexplicable qui fait reconnaître l'amant(e), l'ami(e), le frère ou la soeur d'âme. On sait aussi qu'il n'y avait pas de conditions à la rencontre. Mais on s'était détourné, ou bien on avait verrouillé la porte, ou encore préféré astiquer nos propres idoles. S'il est ensuite un chemin spirituel orthodoxe, il se confond avec la vie, avec le déroulement dans le temps de cette relation personnelle et intime qu'aucun mot ne saurait entièrement décrire(9) . Tout le reste en découle, qu'il s'agisse du travail de guérison intérieure progressive, des éveils de conscience, de certains appels vers l'ascèse, chacun selon ses charismes, son histoire, ses torsions, ses élans. Ce qui est premier, ce qui seul compte au fond, c'est cette rencontre d'amour où se dévoile ce qu'on pourrait nommer l'intériorité réciproque des personnes. C'est dans l'évangile de Jean : "Je suis dans le Père et le Père est en moi... l'Esprit de vérité, que le monde ne peut pas recevoir parce qu'il ne le voit pas et qu'il ne le connaît pas ; mais vous, vous le connaissez parce qu'il demeure près de vous et qu'il sera en vous... Vous connaîtrez que je suis en mon Père, vous en moi et moi en vous... Demeurez en moi comme moi en vous... Afin que tous soient un ; comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi, qu'eux aussi soient en nous... qu'ils soient un comme nous sommes un, moi en eux et toi en moi...(10) " Et c'est juste avant cette révélation que le Christ affirme : "Je suis le chemin, la vérité et la vie.", pour répondre à Thomas qui lui disait : "Seigneur, nous ne savons où tu vas ; comment en saurions nous le chemin ?" Question marquée au coin du bon sens, avouons le.

A ceux qui sont dans les tombeaux, il a donné la vie(11) .

A ce stade, je dois prévenir le lecteur, je vais écrire ce qui, pour notre siècle, risque d'apparaître comme une suite de gros mots, de ceux qu'il est interdit dans les bonnes familles de prononcer à table. Quel est donc ce chemin qui nécessite que soit vécue l'intériorité réciproque avec le Christ, Dieu et homme, avec le Père et l'Esprit, et que nous savons au fond de nous sans en avoir davantage conscience que Thomas ? Rien d'autre que le franchissement de la mort qui débouche sur la résurrection. L'apôtre Paul est formel et j'insiste avec lui, persiste et signe : "S'il n'est pas ressuscité, notre foi et vaine et nous sommes les plus malheureux des hommes.(12) " Il ne s'agit pas de réincarnation. Il ne s'agit pas non plus de devenir des esprits désincarnés. Ignace d'Antioche, à l'époque où les plus spirituels parmi les "païens", en particulier les néo-platoniciens, s'impatientaient d'avoir à supporter un corps, persiste avec la même tranquillité malicieuse : "Il a vraiment souffert, comme véritablement il s'est ressuscité. Et sa passion n'a pas été, comme le prétendent quelques mécréants, une simple apparence. C'est plutôt eux qui n'existent qu'en apparence et le sort qui les attend ressemblera à leurs opinions : ils seront sans corps et pareils aux daïmons.(13) " Je laisse à Ignace la paternité de ces propos. Mais ce que j'en comprends, c'est que la liberté de l'homme est telle, et tellement respectée de Dieu, que l'on pourrait même refuser cette transmutation inouïe, cette merveilleuse espérance : retrouver la plénitude de notre nature, chair comprise, sans être encore soumis aux conditionnements et limitations du monde cosmique. La vie à pleines dents, comme jamais encore nous n'avons pu la vivre, en plénitude, en surabondance !
Sans la rencontre de l'amour divin, sans l'expérience vitale de l'amitié de Dieu, comment pourrions nous concevoir cette folie et ce scandale, comme dit encore l'apôtre Paul ? La liturgie orthodoxe de la nuit de Pâques est aussi folle que cet unique chemin. Elle commence dans l'obscurité totale, où le feu nouveau est allumé. Symbole de la mort et de la résurrection, mais qui s'adresse à tous les sens, qui se vit dans et par le corps. Le terme liturgie, en grec, signifie oeuvre commune. C'est un rite, du théâtre sacré si l'on veut, mais sans spectateur : tout le monde participe, tient son rôle, et expérimente dans sa chair, dans ses gestes, dans sa voix, dans son écoute, les noces de Dieu et de l'homme. Celle de la nuit de Pâques fait participer à la résurrection du Christ, et ainsi nous prépare à la nôtre. Par la lumière du feu nouveau. Par le chant, quand le diacre annonce ensuite le retour de l'Alleluia et qu'il monte, modulé, entonné par le clergé et repris, à chaque fois un ton plus haut, d'abord par les voix d'hommes, qui massent le bas du corps, puis par les voix de femmes, qui vibrent du coeur à la fontanelle, et enfin par tous, où il remplit tout, les gens, l'espace, les pierres des murs. Lors du baiser de paix, après des hymnes alternativement rapides et amples, tout le monde se jette dans les bras de tout le monde en criant : "Christ est ressuscité !" J'en ai vu sauter comme des cabris par dessus les bancs, je l'ai fait moi-même, emportée par une joie inattendue, torrentielle, qui n'était pas feinte, qui traversait tout, les angoisses, les susceptibilités, les névroses, et qui ne venait pas d'un effet de foule car à aucun moment cela ne versait dans le fusionnel. Ce sont les heures les plus vivantes de toute mon existence. Mais de cela je ne puis que témoigner, comme les autres chrétiens l'ont fait au long des siècles. On ne démontre pas plus la vie que l'amour.
Mais, rétorquera-t-on, des expériences de mort/renaissance, cela court partout, toutes les traditions en parlent. Les ethnologues Pierre Saintyves ou Van Gennep ont montré depuis belle lurette que cela formait la trame de toute initiation, et Mircea Eliade ne cesse d'y faire allusion dans son Histoire des religions. Cela n'a rien de spécifiquement chrétien. La seule objection que j'apporterais à cette assimilation compréhensible relève encore du témoignage. J'ai vécu de telles expériences, par les yogas, par diverses initiations, lorsque je cherchais partout une voie spirituelle. Je connais ces aurores de l'être et l'indéniable bienfait qu'elles procurent. L'avant-goût de la résurrection transmis par la nuit pascale est simplement autre chose, sans que je puisse trouver d'image ou de comparaison. Il ne me vient que le psaume 113 : "La mer le vit et s'enfuit - le Jourdain remonta vers sa source - les montagnes bondirent comme des béliers - les collines comme des agneaux..." Jubilation d'un cosmos à la fois inchangé et ontologiquement libéré, mais ce ne sont que les prémices, le tressaillement intérieur, l'ébranlement qui nous traverse à l'ouverture de la porte. "O mort, où est ta victoire ? O mort, où est ton aiguillon ?" Traverser une mort symbolique, ou partielle, pour renaître signifie, dans le langage de la physique moderne, s'offrir une bonne bouffée de néguentropie : cela peut aller très loin et j'ai vu une jeune femme guérir instantanément de la syphillis, au grand effarement des médecins qui ne purent que constater le fait(14) ; franchir la mort physique pour ressusciter, c'est s'affranchir de toute entropie(15) . On comprend mieux pourquoi ce n'est possible que si l'on se branche sur l'inépuisable énergie incréée de Dieu. Sinon, le cosmos entier n'y suffirait pas. On pourra sans doute chiffrer dans les prochaines années, par l'étude du Suaire de Turin(16) , la part de cette énergie interagissant avec l'univers. Mais rien ne nous affirme que cela représente toute l'énergie mise en jeu dans le processus.
J'ai fait allusion à la liturgie de la nuit pascale. Comme beaucoup gardent des souvenirs exécrables de messes obligatoires et emm. comme un pensum, j'ai le sentiment d'avoir ajouté une incongruité de plus à la provocation que représente, de nos jours, l'affirmation de la résurrection. J'aimerais souligner qu'en orthodoxie, tout est proposé, rien n'est jamais imposé. Que la pression sociale s'en mêle, surtout dans les pays où l'Eglise orthodoxe se trouve sociologiquement dominante, c'est un autre problème, mais la seule idée d'une obligation canonique en ce domaine semblerait absurde. La liturgie, répétons le, est oeuvre commune. Donc opérative. Expérimentale. L'évêque Germain me disait, un jour où je rouspétais contre certaines disputes théologiques dans lesquelles je voyais surtout de la sodomisation de diptères(17) : "Mais les dogmes ne sont pas faits pour être crus, ils sont faits pour être vécus." La liturgie orthodoxe est d'abord un outil, forgé au cours des siècles, pour permettre de vivre, d'expérimenter dans sa peau et dans ses cellules des choses aussi folles que la création de l'univers, l'incarnation de Dieu, la déification de l'homme ou son accueil dans l'intimité des personnes divines, se nourrir de l'union de Dieu et de l'homme, la résurrection, la complexité du temps. Cela passe par des chants, des lectures cantilées, le rite eucharistique et la communion, dont la structure s'est gardée dans les autres églises chrétiennes. C'est un monde très complexe, où tout est à la fois signifiant et incarné, avec des variantes qui suivent un rythme de trois ans, ou d'un an, mais enchevêtré comme un entrelac irlandais. Un chantre doit assimiler une bonne vingtaine de partitions, chacune de la taille d'une Passion de Bach, s'il veut exécuter de mémoire tous les chants variables de l'année. On comprendra que le cadre d'un article ne permette pas de rentrer dans les détails et les nuances de cette oeuvre. Même en la vivant de manière fréquente, nous sommes loin aussi d'en avoir reconnu toutes les dimensions. Une au moins est évidente. Elle répond au besoin de nourriture de l'esprit, de l'âme et d'une certaine façon du corps. On n'oblige pas les gens à manger, à moins qu'on ne veuille les rendre anorexiques.

Vous avez dit connerie ?

Il me reste, au terme de ce texte, un point essentiel à reprendre. J'avais un jour amené un ami, que je savais pourtant traumatisé par ses années de collège chez les bons pères, à une liturgie orthodoxe. A la sortie, je le vois hocher la tête comme pour se défaire d'un vieux cauchemar. "Tu comprends, me dit-il, on parle encore de péché là dedans, c'est toujours le vieux cycle de culpabilité." Ce malentendu nous empoisonne. Le terme français "péché", simple transposition et déformation du peccatum latin, traduit huit mots grecs différents et neuf hébreux. Peccatum signifie à l'origine broncher, en parlant d'un cheval. Il a fini par devenir un mot-poubelle où l'on a déversé tout ce qui s'écartait d'un comportement idéal. Le grec serait à la fois plus disert et plus précis. Peccatum traduit huit expressions différentes, comme transgresser une limite, taper à côté de la cible, prendre un chemin dévié, tourner le dos à son but, trébucher et tomber, faire erreur par ignorance et, bien sûr, vouloir détruire ou saccager, tout le registre de la cruauté. On retrouve les mêmes sens en hébreu. Cette condensation en un seul mot ne serait pas trop grave si ne s'était greffée dessus une hérésie de la plus belle eau, la théologie des offenses et des mérites, sorte d'infâme marchandage des XVIe - XVIIe siècles avec l'hidalgo courroucé mâtiné du sadique. Rappelons en deux mots : l'hidalgo se sent offensé par les fautes des hommes et, en grand seigneur, exige réparation. Comme se battre en duel avec l'humanité poserait des problèmes techniques, mais qu'il faut une satisfaction par le sang, il envoie son fils se faire sacrifier. Il accepte aussi les souffrances et tortures que les hommes s'infligent à eux mêmes. Là dessus se greffe une comptabilité pointilleuse, des possibilités d'échanges et de cession des bons points. J'exagère ? Lisez les actes du concile de Trente ! Tout le vocabulaire de l'honneur et du duel est présent. De ce fait, les résonances du terme péché dans le psychisme collectif sont des plus excécrables, avec raison d'ailleurs. L'humour de la langue veut que cette déviation ait créé un vide sémantique, que l'argot s'est empressé de remplir. L'extension du concept de péché tel qu'il était compris jusqu'au moyen âge tardif (XIIIe-XIVe siècles), et que les traductions des termes grecs nous ont permis d'aborder, recouvre presque exactement celle du mot "connerie". "Faire une connerie" s'emploie pour l'erreur d'orientation, l'acte qui rate son but, l'erreur par ignorance ou oblitération mentale, la transgression de la règle sociale et même le sadisme, une fois qu'on en est dégagé et qu'on la reconnu pour tel.
Cette astuce de traduction permet de désamorcer la bombe de la culpabilisation parasite, mais masque aussi le fond de la question. Qu'est-ce cette connerie qui se glisse jusqu'à la moëlle de nos os ? Pour l'orthodoxie, la réponse est claire : tout ce qui tord ou déforme la nature humaine de manière létale, sur tous les plans, tout le mortifère qui nous soumet à l'entropie. Cela englobe, mais dépasse, le champ d'action des psychothérapeutes.
Franchir la mort, s'affranchir de l'entropie signifie aussi redresser ce qui fut tordu, guérir les lésions de l'âme et de l'esprit, libérer des entraves et des parasitages qui s'accumulent en nous depuis la conception, qui passe même souvent les générations. Une bonne part de ce processus n'a rien de spécifiquement chrétien. Tout au plus pourrait-on souligner une divergence fondamentale avec le bouddhisme du petit véhicule dans l'attitude envers le désir, que la noble voie octuple tend à extirper totalement de la psyché(18) . Je doute pour ma part du succès d'une telle entreprise, mais qui sait ? Plus gravement, je doute de son bien-fondé. La pratique chrétienne répugne à cette mutilation radicale. L'image évangélique est celle de l'arbre que l'on émonde, que l'on taille, afin de ne pas en disperser la sève et qu'il puisse porter du fruit. En ce sens aussi, on pourrait parler d'un chemin orthodoxe, où se retrouve le sens de l'ascèse, mais les jardiniers savent bien qu'aucune taille n'est identique aux autres, qu'elle dépend de l'arbre, de la manière dont il a poussé, dont la sève monte dans les branches. Et que la taille ne suffit pas. Il faut encore nourrir le sol, éloigner les parasites... Ainsi en va-t-il de la guérison de l'être humain.
Cette métaphore de l'arbre pourrait ne recouvrir qu'une banalité, comme "Qui trop embrasse mal étreint", mais elle appelle une remarque : l'arbre n'est pas le jardinier. Le Christ relie explicitement ce processus à l'intériorité réciproque des personnes, divines et humaines : "Moi, je suis le vrai cep, et mon Père est le vigneron. Tout sarment qui est en moi et qui ne porte pas de fruit, il le retranche ; et tout sarment qui porte du fruit, il l'émonde afin qu'il en porte encore plus. Déjà vous êtes émondés, à cause de la parole que je vous ai annoncée. Demeurez en moi, comme moi en vous. De même que le sarment ne peut de lui-même porter du fruit, s'il ne demeure sur le cep, de même vous, si vous ne demeurez en moi(19) ." La volonté, la liberté humaines interviennent, pour maintenir cette intériorité réciproque, mais c'est Dieu l'arboriculteur. Comme le disent régulièrement les évêques à l'entrée du carême, ces 40 jours d'intériorisation, de centration et de détachement qui préparent à la fête de Pâques, au franchissement de la mort, à la résurrection, inutile de chercher ou de choisir une ascèse, il en vient assez par la vie quotidienne ! Et c'est vrai que Dieu agit le plus souvent au travers des circonstances. On casse un lacet ou un talon de chaussure, on rate un rendez-vous, on perd une occasion sociale, et l'on s'aperçoit des années plus tard que cet incident nous a évité une dispersion de l'être. Sans les verrues plantaires tenaces qui m'ont obligée à abandonner une "carrière" d'enquêtrice de marketing brillante, dynamique et superficielle, aurais-je abordé les études de théologie ? Encore faut-il reconnaître cette ascèse du quotidien et ne pas la confondre avec les incidents dus à nos difficultés psychiques. Aussi, le premier émondage est-il celui de l'écoute liturgique. Entendre la parole du Christ, transmise par les témoins que sont les évangélistes, ouvrir l'oreille et le coeur transforme progressivement notre perception du monde. Il ne s'agit pas d'un rabâchage, ni d'un martelage comme la répétition d'un slogan, mais d'une écoute active. Nous sommes naturellement vulnérables à ce qui nous parvient par l'ouïe, comme le prouverait le travail de Jacques Salomé sur la communication(20) . On nous dit "tu", et nous entendons "tue !", ce qui ne serait qu'un calembour de mauvais goût si, en nous, les pulsions meurtrières ne répondaient inconsciemment à l'ordre reçu, et en subtilité encore. Il nous est très difficile de distancier. L'écoute liturgique utilise cette vulnérabilité pour la guérison en profondeur, par un acte conscient, volontaire, qui implique à la fois l'ouverture du coeur et une certaine distance par rapport aux mouvements de l'âme(21) .
Mais cette guérison ne sera totale que lorsqu'elle se sera répandue, au travers du temps lui-même, à ce qui, dans chaque homme, reste profondément non séparable des autres hommes et qui structure l'humanité comme un réseau à la fois vivant et mortifère. Cette dimension échappe en partie à l'effort des psychothérapeutes, qui ne porte que sur les cas individuels ou, au mieux, familiaux, même s'ils la perçoivent et en pressentent l'importance. L'une des fonctions de la liturgie serait d'agir sur ce niveau de structuration afin de préparer les voies de la résurrection. Ce processus ne peut se décrire totalement dans aucun langage de notre époque, sinon négativement, et n'est pas entièrement transparent à notre regard. Nous commençons, grâce à la physique fondamentale, de pouvoir en cerner le concept, mais il reste abstrait le plus souvent. L'apôtre Paul en donne un raccourci fulgurant : "Comme nous mourons tous en Adam, nous sommes tous vivifiés en Christ(22) ." Le présent indique ici un processus à la fois immédiat et continu qui, pour être autre chose qu'une métaphore, exige une perception non linéaire du temps. Aussi parlons nous, plutôt que de chemin, de participation aux Mystères. A ne pas confondre avec l'énigme ni, pire, l'inconnaissabilité ad aeternum. Le musthV, en grec, c'est l'initié, et le terme a donné à la fois mystère et mystique. Il s'agit de participation, qui engage et transforme tout l'être, de plus en plus en profondeur. Une description extérieure du rite n'en donnera jamais une idée claire, car le processus ne commence qu'avec la volonté de participer, l'acquiescement à sa propre transformation. C'est ainsi que quelqu'un pourrait fort bien assister tous les jours de sa vie à une liturgie orthodoxe sans que rien ne bouge en lui, tant que cet acquiescement n'est pas présent. Encore une fois, Dieu ne viole jamais la liberté de l'homme.

En ce jeudi saint 1996, dans l'attente de la nuit pascale, "celle dont il a été dit : la nuit sera plus lumineuse que le jour(23) ."

(1)Job 28, 13 et 23 ; Pr. 3, 17 ; Sg 6, 16 et 10, 10 et 17 ; Is. 59, 8 ; Bar. 3, 20 et 31 ; Luc 1, 79 (cantique de Zacharie). En d'autres termes, prophètes et livres sapientiaux.
(2) Voir la remarquable étude de Ioan Couliano, Expériences de l'extase, Payot, Paris, 1985.
(3) Intervention au colloque de l'EASD (European Association for Study of Dream), à l'université libre de Mons, 1992, et communication personnelle dans les discussions qui s'ensuivirent. J'ignore si Murillo a publié, mais si c'est le cas, cela vaudrait la peine de le lire. Ses patients réapprennent à vivre après avoir touché l'extrême de la souffrance. Le plus étonnant n'est d'ailleurs pas qu'il soigne les victimes de la torture, mais que d'anciens tortionnaires sollicitent aussi son aide. On connaissait la trouble complaisance de la victime envers son bourreau, encore que ce ne soit pas une loi absolue. On ignorait encore, même si l'on pouvait s'en douter, que celui qui torture se détruit autant qu'il détruit l'autre et présente des symptômes cliniques analogues.
(4) Jean Cassien n'a écrit que deux ouvrages, les Institutions monastiques et les Conférences avec les Pères du désert, tous deux traduits et publiés aux éditions du Cerf. Mais à force de les lire, j'ai retenu l'histoire et oublié dans lequel elle se trouve, et je ne les possède plus pour vérifier la référence.
(5) On reconnaîtra par ordre d'entrée en scène le dieu des moralistes toujours prêt à punir la transgression, le panthéisme cosmique et le new age, certaines thèses courantes en franc-maçonnerie, Hegel et certaines hypothèses sur la complexification croissante, le dieu des conservateurs qui s'oppose à tout changement, la Naturphilosophie allemande, la théologie catholique romaine du concile de Trente avec les offenses et les mérites, le Dyu indoeuropéen et certaines conceptions islamiques sunnites, l'hypothèse Gaïa extrême, l'augmentation statistique de la vente de cierges votifs pendant les périodes d'examens, le fascisme, les Baals exigeant des sacrifices humains, la démarche gnostique, le sentiment d'absence qui a même donné lieu à une théologie, et on pourrait en trouver quelques autres. La liste n'est pas exhaustive.
(6) Cf. les Récits d'un pèlerin russe, traduits au Livre de Vie. Cette "prière du coeur" ressemble beaucoup à la technique hindoue du mantra et vient sans doute des échanges qui ont toujours eu lieu entre moines de diverses écoles spirituelles. Quant au Kyrie eleison, sa traduction habituelle, "Seigneur, aie pitié" trahit quelque peu le grec. C'est une demande qui implore à la fois la compassion et la bénédiction. La pire adaptation française est sans doute le classique "Seigneur Jésus Christ, fils de Dieu vivant, aie pitié de moi, pécheur". Outre qu'il est presque impossible de respirer une telle formule, elle ramène autant de fausses images qu'elle en ôte.
(7) Voir à ce propos l'oeuvre d'Aelred de Rievaux, aux éd. du Cerf. Aelred est un moine d'occident, mais à cette époque la théologie n'avait pas encore vraiment divergé.
(8) De là vient le mot psalmodier.
(9) On peut décrire, au moins par le poème et l'analogie, tout ce qui relève de la contemplation du divin, disons les états de conscience mystiques, les illuminations intellectuelles, etc. Cela fait partie du bagage commun à toute l'humanité. Mais la relation personnelle met en jeu ce qu'il y a d'unique en chacun, d'unique dans chacune des personnes divines. C'est cela qui échappe logiquement au langage, puisque pur singulier. Or cette relation personnelle, entre les personnes divines et les hommes, entre chaque homme et chaque autre homme, forme la spécificité de la spiritualité chrétienne. La personne n'est pas l'individu et encore moins l'ego, c'est la singularité irréductible en chaque être, dont nul ne connaît les limites et qui ne se révèle que par la reconnaissance de l'autre, la mise en relation de ces singuliers.
(10) Jean, 14, 10-11 ; 14, 17 ; 14, 20 ; 15, 4 ; 17, 21-23. Les citations, toutes tirées du dernier discours du Christ, lors de la Cène, sont exhaustives.
(11) Leitmotiv de la liturgie pascale.
(12) 1 Co 15
(13) Ignace d'Antioche, Lettre aux Smyrniotes, in Les Pères apostoliques : écrits de la primitive Eglise, trad. France Quéré, Seuil, Points Sagesse, 1980, p.146. J'ai rétabli le grec daïmon, esprit cosmique, de préférence à démon, dont la connotation négative risquait d'entraîner un contresens.
(14) Il s'agissait d'une expérience spontanée, vécue à trois, qui avait commencé par une plongée de deux d'entre nous dans l'extrême de l'angoisse. En cherchant le moyen de la franchir, de les ramener au moins à un éprouvé supportable, j'ai dépassé mon but et nous avons bénéficié d'une expérience de renaissance d'une intensité telle que je m'interroge encore. Elle a duré une semaine à plein régime, pendant laquelle nous n'avions besoin ni de nourriture ni de sommeil, et a engagé toute ma vie. Deux textes nous ont accompagnés : le Prologue de l'Evangile de Jean et le début du Bardo Thödol. Mais ce n'était pas encore la résurrection. La preuve, je vieillis. Il reste que cet événement sauvage m'a permis ensuite de retrouver le Christ, que j'avais rejeté avec la théologie culpabilisatrice de l'église catholique romaine, puis de m'apercevoir qu'il existait une tradition chrétienne orthodoxe où je retrouvais l'essentiel de ce que m'avait appris cet éveil.
(15) Le "désordre calorique" des physiciens : tout système isolé, laissé à lui-même, se dégrade en mouvement anarchique, en chaleur, et toute chaleur se dissipe pour finir dans le froid glacé de l'immobilité. La croyance des savants de la fin du siècle dernier et du début du nôtre, jusqu'aux années 60, voulait que ce soit le destin de l'univers pris comme un supersystème englobant tous les autres. Actuellement, l'entropie est toujours la mesure de la dégradation d'un système, mais le concept a évolué en se relativisant.
(16) Toutes les études scientifiques montrent l'authenticité du Suaire. Toutes, sauf une,médiatisée à outrance, l'affaire de la datation au C14. Mais ce qui se cache derrière ce tapage n'est en fin de compte qu'une banale et sordide manoeuvre publicitaire de quelques laboratoires pour s'assurer des contrats et des crédits. Les résultats bruts, qui auraient permis la discussion, n'ont pas été publiés, au mépris de toutes les règles du genre. La rumeur des labos, radio-cocotier version scientifique, affirme que les dits résultats étaient trop dispersés pour rester cohérents. Le Suaire a subi trop d'événements énergétiques, trop de contamination par poussières, pollens, encens et carbone de respiration des pèlerins pour que la méthode du C14 lui soit adaptée. Mais la reproduction des roussissures, tentée actuellement par plusieurs chercheurs, suggère de plus en plus fortement un rayonnement quantique, d'une grande brièveté et de forte intensité, qui ne serait pas monochromatique comme le laser. A suivre.
(17) Rappelons que les mouches appartiennent à cette classification.
(18) Cette remarque ne vaut que pour les textes canoniques du Petit Véhicule. Le bouddhisme du Grand Véhicule tibétain, mieux connu en France, intègre les techniques des yogas et, en règle générale, préfère utiliser l'énergie du désir en la canalisant vers un "objet" universel, l'extinction venant par plénitude. Quant au ch'an chinois, très influencé par le taoïsme, il joue des équilibres et des déséquilibres, et le détachement devient une sorte de danse cosmique. Le zen japonais en dérive, avec des nuances de style qu'il serait trop long d'analyser ici.
(19) Jean 15, 1-4.
(20) Jacques Salomé et Sylvie Galland, Si je m'écoutais je m'entendrais, ed. de l'Homme, Québec, 1990.
(21) Au contraire de toutes les techniques de propagande politique ou médiatique, élaborées un peu partout dans le monde avant guerre, et portées de nos jours à un degré de perfectionnement qui les rend omniprésentes. Ces dernières préfèrent jouer de cette vulnérabilité dans l'écoute distraite, voire subliminale, qui shunte volonté et défenses psychologiques.
(22) 1 Co 15, 22. J'ai refait la traduction, tendancieuse chez Crampon et Segond, et je donne le sens littéral.
(23) Exultet de la liturgie pascale d'occident.

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