LA CONSCIENCE DE SOI DANS L’EXPÉRIENCE DE LA TRANSE
Michel Nachez, anthropologue, psychothérapeute


Dans les états non ordinaires de conscience (ENOCs) , il n’est pas toujours aisé de maintenir la vigilance du mental conscient, d’avoir l’esprit lucide et une bonne faculté d’analyse, de niveau homogène tout au long de l’expérience ; ni d’avoir une lucidité équivalente à chaque nouvelle expérience. De nombreux facteurs font fluctuer cette lucidité, parmi lesquels on peut citer une carence de la concentration, un haut niveau de stress, une fatigue sous-jacente et bien d’autres encore...
Cette question de la vigilance en ENOCs me semble primordiale pour une bonne estimation de l’expérience et aussi pour la meilleure mémorisation possible de celle-ci. Un esprit confus par exemple, plus proche du sommeil que de l’état de veille, ne pourra pas garder une mémoire fidèle de l’expérience ENOC. Cette mémoire sera entachée de bribes de séquences oniriques, d’images hypnagogiques et de contenus brouillons. En effet, cette réminiscence confuse engendre un vécu plutôt proche de l’état de rêve et donc peu intéressant en ce qui concerne l’exploration des univers qui se révèlent dans les ENOCs. Une expérience forte, claire et bien conscientisée est bien plus enrichissante.
Dans cet article j’aborde donc ce sujet de la vigilance et de la conscience de soi dans un type particulier de transe. Nous y verrons des aspects de la profondeur de l’expérience de transe et la question de la conscience de soi et du rapport au corps physique.
Les Postures de Transes
Afin de mieux comprendre ce qui se passe pendant un ENOC, voyons une forme particulière de transe, induite par des postures et un rythme de tambour spécifique.

Felicitas Goodman, anthropologue et spécialiste de la transe, a découvert il y a une trentaine d’années ce qu’elle appelle les postures de transe. Ces postures sont représentées par certaines statuettes provenant de différentes ethnies de par le monde et à différentes époques.
Ses travaux de recherche l’avaient amenée, à partir de 1965 à la Denison University, à s'intéresser aux états de transe religieuse chez les Pentecôtistes, ces groupes religieux chrétiens qui pratiquent la glossolalie en état de transe pendant les services religieux. Dans le droit fil de son travail scientifique, Felicitas est ensuite amenée à étudier d'autres congrégations chrétiennes au Mexique, lesquelles, comme les Pentecôtistes, aspirent à la manifestation de l'Esprit Saint sous la forme de l’ENOC de la transe glossolalique.
Dans les cours qu'elle donne à ses étudiants, elle parle de ses recherches, fait écouter des cassettes audio et décrit le bien-être ressenti par ceux qui avaient participé aux cérémonies impliquant des ENOCs. Les étudiants, passionnés, demandent à expérimenter ces états et c’est alors que commencent les expériences de transe d’Occidentaux, avec des résultats de plus en plus surprenants.
Au fil du temps, Felicitas se rend compte que certaines postures du corps, répandues dans les ethnies des cinq continents, sont des moyens d'induire des états de transe. Et non seulement cela, mais elle découvre que chacune de ces postures est spécialisée, c'est-à-dire donne accès à un vécu tout à fait spécifique. Les recherches de Felicitas Goodman lui permettent ainsi de dégager un trentaine de ces postures et d’approcher la « spécialité » de chacune : il y a là des postures ouvrant à des transes de guérison, de voyance, de voyage chamanique, de métamorphose, de quête d'informations pour les rituels...
L’intérêt de ces postures, couplées avec un battement de tambour rythmé à 3hz, est qu’elles permettent d’induire, rapidement et facilement, une transe de type chamanique. Ce rythme de 3 hz est réputé stimuler dans le cerveau l’émergence d’ondes Thêta, les ondes cérébrales que l’on observe en dominance lors de la phase REM du sommeil et également dans certains états de méditation et de transe.
Ces postures sont faciles à mettre en œuvre et, de ce fait, sont idéales pour étudier les phénomènes de la transe. C’est pourquoi, dans le cadre de mes recherches, j’ai entrepris une série d’expérimentations avec une quinzaine de volontaires, des personnes équilibrées physiquement et psychiquement. Chaque séance était suivie d’une interview pour recueillir le vécu et les ressentis du sujet ; certaines séances ont été accompagnées d’un enregistrement des ondes cérébrales pour avoir une sorte de « cliché » de la transe.
Être « ici » et « là-bas »
Une chose frappe au premier abord dans ces expériences de transe : le sujet est capable de se ressentir présent dans son univers habituel et « ailleurs » en même temps, c'est-à-dire dans un autre environnement, inconnu de lui.
Voici un récit vécu qui illustre ce propos :
« Dès que le battement de tambour s’est mis en route, j’ai tout de suite eu envie de bouger. [...] Au début, je sentais comme des petits picotements dans la tête — c’était vraiment bizarre. Vers le milieu de la séance, dans la tête — je ne peux pas décrire — mais c’était comme si tout était spongieux et qu’il y avait des picotements qui n’existaient néanmoins pas.
Je me suis vraiment sentie bien, comme rarement je l’ai été, et cela dès le début. Je n’ai eu aucune gêne physique. Pas de pensées trop parasites. Un petit peu tout de même au début et puis c’est parti. Une envie de rire par moments, mais c’était physique. C’était une sensation de bien-être total, quelque chose comme de la béatitude, oui, j’irai presque jusque là.
Et donc une envie de rire par moments. Et alors là, j’ai vu un cheval blanc et je crois que je me suis mise à galoper. J’ai donc vu un cheval qui passait devant moi. Ensuite j’ai eu comme l’impression que j’étais un cheval. Enfin, disons que j’avais l’impression de galoper. C’était bizarre comme sensation.
Après, j’ai eu l’impression de voler, mais vraiment comme un oiseau. Et ensuite, j’ai vu une sorte de belette et je me suis sentie comme assimilée à elle. Je regardais autour de moi (rire). C’était passionnant. Là, je voyais cet animal devant moi et ce qui était étrange, c’est que je me prenais pour lui, alors que lui, il avait une personnalité qui lui était propre, il était donc un personnage distinct de moi et moi, j’étais à côté de lui et je le mimais. Mais c’était comme si j’étais dans lui, alors que je n’y étais pas. Je pouvais ressentir son physique intérieur. C’était chaud et complètement différent. Par rapport aux séances précédentes, il y avait ici un sentiment de détachement bien plus grand. Les choses venaient tout naturellement, comme coulant de source.
C’est surprenant, ces postures et, ce qui est le plus fou, c’est qu’on ne décolle pas de la pièce ! Il n’y a pas une seconde où je n’ai pas eu conscience que j’étais ici. C’est ça, qui est étonnant. On pourrait se demander : “Mais qu’est-ce que je suis en train de faire ?” Mais c’est tout naturel, simplement évident et c’est plus fort que soi.
Quand j’étais le cheval : je me sentais galoper. J’avais une grande sensation de liberté. Après, pendant quelques secondes, j’ai eu l’impression de voler et là, c’était vraiment le nirvana. Je ne voyais rien, je ressentais juste les sensations de voler. » (Amélie 12/06/96)

Amélie exprime très bien cette sensation d’être à la fois ici et « là-bas ». Ce qui caractérise cette sensation de lucidité est le fait de savoir qui l’on est, où l’on est, et ce que l’on fait. Ici, dans ces transes induites par les postures, les sujets ne perdent jamais conscience d’eux-mêmes : ce n’est pas comme dans un rêve où l’on subit une histoire. Ce type de transe permet de garder son identité de veille tout en laissant à un autre genre d’expérience, de nature plus ou moins symbolique, émerger. Ici, avec Amélie, cette expérience était assez forte pour lui donner cette sensation d’être un animal — cheval, oiseau, belette —, dans un autre environnement que ceux qu’elle connaît dans son monde habituel et surtout de participer à quelque chose d’étranger pour un humain : la vie intérieure d’une belette. Il y a là des rapports évidents avec ces récits de sorciers-chamans qui possèdent et contrôlent des esprits-animaux ou s’assimilent à des animaux..
Les sujets, pendant leur expérience des postures de transe, explorent d’autres dimensions de l’être où les sensations et les perceptions liées à la transe se superposent aux sensations et aux perceptions de leur corps physique et de notre monde matériel.
Trois niveaux d’expérience
J’ai pu constater qu’il y a trois niveaux dans cette perception de la transe (bien évidemment, on peut être plus ou moins vigilant, avoir une forte ou une moins forte présence à soi à chacun de ces niveaux).
&Mac183; Le premier niveau de perception est composé de sensations : il n’y a pas d’images en tant que telles, plutôt des impressions, des ressentis fugaces. La présence au corps physique et au monde matériel est encore importante.
&Mac183; Dans le deuxième niveau de perception apparaissent spontanément des images, des scènes qui se déroulent dans le mental du sujet, scènes qui prennent du relief à tel point que le sujet va devenir acteur dans le « scénario ». À ce moment-là, deux réalités se superposent : la réalité de la transe et l’autre, la réalité physique ordinaire. Le sujet est conscient qu’il vit ces deux modes d’être en même temps, il découvre un nouveau type de fonctionnement de son mental, en est d’abord surpris, puis s’habitue pour se laisser tout à fait aller dans ces nouvelles expériences. C’est à ce niveau qu’apparaît soit la sensation que son corps se modifie ou développe de nouvelles propriétés, soit celle d’avoir un autre corps — humain ou animal. Le sujet n’est pas troublé en cela, dans la mesure où il sait toujours que son corps physique est intact et que ses perceptions sont d’un autre ordre.
&Mac183; Le troisième niveau est celui où le sujet « coupe le contact » avec la réalité physique ordinaire — tout en continuant à savoir qui il est et où il est et que son corps physique est en sécurité —, où il entre plus complètement et plus profondément dans la réalité de la transe. Ce vécu est tellement vivide que, pour lui, ce n’est pas une hallucination ni un rêve, car la sensation de vécu, de réalité, est très forte. Cependant, la faculté d’analyse et de réflexion peut être plus ou moins opérationnelle comme je l’ai déjà évoqué plus haut. À ce niveau, le sujet peut ne plus sentir son corps physique, toutefois il sait clairement où se trouve ce dernier. La sensation d’un corps se reporte totalement sur le « corps de transe » dont il peut ressentir les moindres sensations à l’exception de la douleur .
Transe et bien-être
La plupart du temps, dans ces transes, le sujet reste conscient de ce qui se passe et se laisse complètement aller sans désirer contrôler le processus. Il sait qu’il pourrait tout arrêter, mais ce serait au détriment de son vécu, de sa curiosité et surtout de son plaisir. Car ce type de transe procure parfois un bien-être intense, aussi bien physique que psychique, bien-être qui remue, électrise en des courants montants et descendants, virevoltants et tourbillonnants. La transe est un bain d’endorphines, ces neurotransmetteurs du plaisir :
« C’était formidable. J’ai réellement ressenti des vagues d’euphorie et une sensation de liberté absolument extraordinaire.
Je suis “partie” très très vite, c’était presque immédiat. J’ai essayé de me concentrer sur le troisième œil et là, j’ai vu une espèce de boule de lumière avec deux mains qui la tiennent. J’ai eu très tôt la sensation que c’était la nature, la montagne, des collines et j’étais dans une espèce de lumière laiteuse. Et je cabriolais (rires). Je ne sais pas si j’étais un animal, mais j’avais vraiment les pattes avant, les pattes arrières... Et je sentais mon dos, vraiment comme si j’étais une chèvre... À certains moments, j’avais carrément envie de sauter. Je me suis vraiment amusée. Et j’avais l’impression d’une sensation de galop aussi et de ne pas être seule non plus, comme s’il y avait d’autres animaux comme moi tout autour de moi. On courait, on sautait sur des rochers.
Je ne voyais pas les rochers, mais j’avais tout à fait la sensation des rochers. J’ai vécu là quelque chose de très euphorique et avec une intense sensation de liberté.
Voilà, c’est tout. C’était extrêmement agréable. » (Anne 15/04/96)

Lors de la transe, les sujets peuvent vivre des expériences hors normes : s’incarner dans des animaux, se promener dans des paysages parfois inouïs, voler dans les airs, chasser, vivre des initiations de type chamanique, rencontrer des personnages fabuleux ou numineux, mourir et renaître, expérimenter des transformations corporelles inhabituelles et surprenantes, participer à des rites, assister à la naissance de l’univers, accompagner les décédés dans le monde des morts, entrer en contact avec des entités diverses et variées, se décorporer... et cela leur apparaît tout à fait normal.
Ainsi, lorsque l’on est dans cet état de transe, toutes ces expériences sont acceptées naturellement parce que l’état de conscience est spécial. Alors que, si elles étaient perçues ou vécues dans l’état de veille habituel, dans l’état de conscience ordinaire, ces perceptions amèneraient la suspicion sur l’état de santé et l’équilibre psychique du sujet. On sait aujourd’hui que, vécu dans l’état de conscience ordinaire (ECO), ce type d’expérience signe une pathologie, alors que vécu dans certains ENOCs, ce même type d’expérience est curatif.
Dans la transe donc, on peut se sentir grandir et traverser le plafond ou expérimenter d’autres sensations « impossibles » : les pieds peuvent traverser le sol, les mains pénétrer dans le corps... Les membres se transforment, on devient un autre, on est en plastique ou en bois... Tout ceci est simplement accepté, sans que la raison raisonnante ne stoppe le processus. Tout se passe comme si une autre instance psychique, obéissant à d’autres lois, prenait le dessus et faisait en sorte que l’impossible devienne possible dans l’expérience du moment.
N’en est-il pas de même dans les rêves ? Ne vole-t-on pas et ne traverse-t-on pas les murs tout naturellement ? Ne parle-t-on pas aux morts sans surprise ? Alors, rêve et transe, seraient-ils de même nature ? Le sujet en transe peut dire sans ambiguïté que ce n’est pas un rêve : pour lui, c’est une expérience vécue, réellement juxtaposée à sa vie ordinaire.
Dans ce mode de fonctionnement psychique de la transe, le traitement des informations sensorielles et cognitives est donc notablement différent de celui de l’état de conscience ordinaire. La faculté d’analyse peut être plus ou moins altérée et plus ou moins perméable aux pensées non-logiques. Dans certains cas, des distorsions importantes du jugement critique rationnel sont mises en évidence. Par exemple :
« Après que mes mains se soient levées d’elles-mêmes, j’ai senti qu’à un moment donné mon pied gauche s’enfonçait un peu dans le sol et que le droit se soulevait [Le sujet a des lévitations spontanées des membres pendant la transe. Précisons aussi que le sujet est assis.] Effectivement, il s’est soulevé de quelques centimètres. [...]
C’était très agréable. J’étais engourdie mais me sentais légère. Ce pied qui s’est levé à la fin, ça m’a fait bizarre. Comme pour les mains d’ailleurs ! Si le pied gauche s’était levé, je le laissais venir également. Je me laissais complètement porter par les sons du tambour.
Un vrai bien-être et un laisser-aller... Maintenant, après coup, je peux dire que, si à ce moment-là, on avait voulu couper ma jambe, eh bien oui, on la coupait, quoi. S’il avait fallu le faire, on le faisait. Cette impression de ne pas agir, de laisser faire. Finalement, je m’en fichais. Régulièrement, pendant la transe, je constate que mes membres se soulèvent et je me dis : je les repose ? Et puis non, je ne les repose pas, je les laisse aller. Et je suis vraiment bien. [...] » (Cathy 04/03/96)

En transe, Cathy accepterait donc l’idée qu’on lui coupe un membre. Sa faculté d’analyse est ici mise plus ou moins en veilleuse, l’instinct de conservation ne semble plus vraiment jouer. Par contre, le détachement et le sentiment de paix sont importants. Précisons ici que de telles idées, qui peuvent paraître macabres, ne comportent absolument aucun danger, ni pour le corps, ni pour l’équilibre psychique du sujet en transe. En effet il n’y a aucun aspect de souffrance dans ces expériences, mais un profond bien-être, qui n’est pas le signe d’une pathologie mais bien plutôt de l’ordre de la félicité. D’ailleurs, si un réel danger se présentait, le sujet sortirait de la transe immédiatement. Il faut bien comprendre que le sujet laisse agir mais ne subit pas : il peut à tout moment décider d’arrêter l’expérience — mais il tend à ne pas le faire parce qu’il s’y sent à la fois bien et en sécurité. Le sujet sait qu’il n’y a aucun danger pour son corps physique : il s’autorise donc des vécus du corps différents qui lui permettront de se familiariser avec les « lois » du « monde » de la transe.
J’ai remarqué cela sur moi-même lors de mes propres expériences de transe : cette sensation d’être là et de prendre les chose comme elles viennent, de ne pas se dire : « Mais c’est impossible, cela ne se peut pas, il y a un problème !... » Des idées défiant toute logique ordinaire de notre monde physique semblent tout à fait normales et sont acceptées : en fait, je sais très bien que cela ne se peut pas dans la réalité de l’état de conscience ordinaire mais, en même temps, je sais que je suis en transe et j’accepte ce qui arrive tel quel. C’est là un phénomène assez courant en état de transe :
« [...] Maintenant, je me rends compte que quand je suis en transe, je ne juge pas, je profite de la situation. On est complètement dedans. Je suis quand même très conscient de ce qui se passe, c’est assez marrant. Mais je laisse passer. Parce ce que ça m’intéresse beaucoup, c’est peut-être pour ça que je reste en éveil. [...] » (Gérard 18/05/96)
« Lâcher-prise » et néanmoins agir
Dans les récits de ces sujets, il y a une altération de la pensée cognitive, du raisonnement : le sujet accepte les phénomènes et les événements de la transe sans réflexion, comme si cela était normal. C’est ce « lâcher-prise », cette acceptation, qui permet l’expérience car, si le sujet résistait ou se rebellait, il n’y aurait pas de vécu de la transe.
La question se pose alors de savoir comment juger une telle expérience : dans ces vécus de transe induits par les postures découvertes par Felicitas Goodman, il y a apparemment peu de place pour la décision personnelle, l’action, le libre choix de ce que l’on veut vivre dans cet ENOC : les choses adviennent d’elles-mêmes et le sujet constate leur survenue.
Mais peut-être est-ce dû au manque d’expérience de la plupart des sujets ? Un chaman expérimenté, lui, sait prendre des décisions et suivre une stratégie délibérée pendant la transe. On peut donc en déduire que la transe est un mode de fonctionnement du psychisme humain dans lequel l’apprentissage est possible et désirable. En effet, dans toute discipline, avec l’entraînement vient la maîtrise et il en est certainement de même dans le domaine des ENOCs. C’est ainsi que, transe après transe, les sujets se familiarisent avec ces « mondes » et finissent par ne plus rester simplement observateurs : ils agissent, décident ou explorent comme l’illustre le récit suivant.
« Au début, rien. Et ensuite j’ai commencé à voir des nuages noirâtres qui passaient devant mes yeux. À un certain moment, je me suis sentie sur une espèce de pont, une sorte d’aqueduc dans l’espace, assez transparent. Ce pont n’était pas matériel et je m’avançais dessus. Au bout de ce pont, il y avait quelque chose comme un œil, c’est-à-dire un œil gigantesque, comme un portail en forme d’œil. En me tâtant, j’ai constaté que j’avais une petite robe courte. [...]
Et je marche donc — ou plutôt je flotte sur ce pont — sur cet espèce de pont. Enfin, j’arrive au bout, devant l’œil. Et là, je sais que je veux traverser mais je ne sais pas trop comment faire. À un moment donné, je décide de me jeter dans la pupille et je me retrouve engoncée dans une espèce de glu. Maintenant, je dirais que c’est peut-être comme ça qu’on peut imaginer une naissance : en rampant pour sortir d’un utérus-vagin. En tous cas, c’était gluant et ça collait et il fallait faire de sacrés efforts pour bouger et aller de l’avant. J’ai fini par arriver de l’autre côté.
Et me voici dans une sorte de ville, avec des maisons de petite taille, ambiance assez siècle dernier, baignant dans des couleurs beige-jaune. Il y a des rues, une fontaine, et j’explore. Ça a l’air très paisible. À un certain moment, au loin, je vois ma mère qui marche [nota : la mère du sujet est morte depuis plusieurs années]. Je l’ai même revue plus tard à une fenêtre en train de me faire des signes. Mais j’avais l’impression que, de toutes façons, elle ne pourrait pas arriver jusqu’à moi, parce que c’était comme s’il y avait une sorte de vitre transparente — pas comme une vitre de fenêtre, mais quelque chose de plus consistant — qui l’empêcherait de venir jusqu’à moi. Je lui ai fait un signe aussi.
Et puis, à un moment, j’ai l’impression d’avoir une petite blessure à mon gros orteil droit et je saigne un peu. Je suis alors sur une petite place, très charmante, avec une fontaine et je trempe mon pied dans l’eau. Je nettoie un peu mon pied et ça cesse de saigner. Très peu de temps plus tard — il y avait des gens, mais plus personne que je connaisse — j’aperçois au loin, à l’extrême droite, un homme et je sais que c’est Jürgenson. Il m’attrape par le bras et me dit : “Viens”. Il me conduit à un endroit où on rencontre un autre homme et je sais que c’est Raudive . Puis ils m’emmènent au cinéma.
Nous nous installons dans une salle de cinéma où, apparemment, il n’y a que nous trois. L’écran est panoramique et c’est une salle de cinéma très habillée de rouge foncé, velours et quelques dorures, le genre cossu.
Le film s’enclenche. Je suis assise entre les deux hommes et ils me maintiennent les paupières ouvertes pour que je ne cille pas et que je voies toutes les images du film. Et là, je vois vraiment tout l’Univers. Je vois la danse des atomes, je vois les galaxies, je vois des constellations de choses et d’êtres passant à toute allure. Et la dernière image que j’ai vue apparaître sur l’écran, c’est un homme, debout, qui tend les mains vers moi — il a même l’air d’être en trois dimensions — et, du bout de ses doigts, jaillissent des rayons qui entrent dans mes yeux, me percent le cerveau et qui sont encore des choses de l’ordre de la connaissance et de l’Univers.
Quand c’est fini, je me retrouve seule dans ce cinéma. J’en sors par une porte latérale et me voilà à nouveau dans la ville et devant une autre fontaine. Je me penche sur la fontaine et je vois mon visage. Et mon visage, c’est un visage extrêmement pâle avec des cheveux noirs assez longs. Un visage agréable, ovoïde, menton pointu [la physionomie du sujet est différente de ce portrait].
À ce moment-là, j’ai pris conscience que mon corps d’ici tremblait. Et instantanément, tout ce paysage s’est brouillé comme si tout cela était de l’eau qui s’agite. Tout a complètement disparu comme si ce n’avait été qu’un reflet dans l’eau. Et je me suis retrouvée dans un autre endroit, dans une vallée entourée de montagnes du genre Vosges. J’étais au bord d’un lac et penchée sur ce lac. Et alors, j’ai continué à regarder mon visage dans l’eau, j’étais toujours très pâle et j’avais ces cheveux noirs. J’ai relevé la tête et observé les alentours, puis j’ai de nouveau regardé dans l’eau. Cette fois-ci, c’était le même visage, mais un peu plus “tête de mort”. Je regarde de nouveau le paysage autour de moi et je me repenche de nouveau. Et à ce moment-là, je n’ai plus vu que la couronne de cheveux. Le visage avait disparu, c’était le vide sous la couronne de cheveux. Ensuite, ça s’est arrêté et j’ai vu une dernière image qui s’est superposée, qui était juste comme une gigantesque aile de libellule avec des nervures. [...]
Ensuite je suis revenue ici. C’était très impressionnant. Pendant tout ceci, une toute petite partie de moi savait que mon corps était ici et une grande partie de moi vivait l’expérience dans un autre corps. » (Erica 23/02/97)
Une double perception
Ce récit montre donc bien la force et la relative cohérence de la transe lorsque la personne est plus expérimentée, lorsqu’elle a une certaine habitude de cet état de conscience particulier et la capacité de « lâcher-prise ».
C’est de toute évidence le cas pour John Lilly , le créateur et spécialiste du caisson d’isolation sensorielle (CIS), un des explorateurs de ces contrées peu connues de la psyché humaine, qui nous apporte l’immense étendue de son expérience de plus de trente ans dans ce domaine :
« Après quelques séances de dix heures [de caisson], je me suis rendu compte de phénomènes qui avaient été rapportés dans la littérature. Je suis passé par des états semblables au rêve, par des états de transe, par des états mystiques. Dans tous ces états, j’étais en bonne condition, centré et présent... je n’ai jamais perdu conscience du fait de l’expérience. Une partie de moi-même savait toujours que j’étais dans un caisson, dans le noir et le silence, et que je flottais tranquillement dans l’eau. » .

Lilly également énonce ainsi clairement cette double perception de soi que l’on rencontre dans la transe et dans d’autres ENOCs, comme le rêve lucide ou l’OBE.
Traverser la « frontière »
Des nombreux comptes rendus d’expérimentation d’ENOCs — qu’ils soient dus à la transe ou à d’autres états non ordinaires de conscience comme l’OBE, les « voyages » en CIS et d’autres encore... — se dégage le fait que le sujet, à un moment donné, sait qu’il est encore ici, dans notre espace-temps habituel, mais est également « ailleurs ». Cet ailleurs recouvre la sensation de ne plus être dans son corps charnel, de ne plus percevoir le monde matériel habituel, et de se sentir hors de son corps physique, dans un autre corps qu’on appelle, dans la littérature des occultistes, corps subtil, corps de lumière ou corps astral... Cette sensation d’être hors de son corps est très réaliste et ceux qui la vivent sont persuadés d’être dans un environnement qui leur semble réel.
Certains chercheurs comme Suzan Blackmore pensent que cette expérience de sortie hors du corps est une sorte de vision où l’activité consciente est faible — la faculté d’analyse logique y étant cependant fonctionnelle —, l’imagerie mentale vive et les sensations corporelles très faibles ou absentes. Pour Suzan Blackmore, le sujet dans cet état serait leurré par une activité intéroceptive du système nerveux — les stimuli provenant du corps physique étant absents et les sensations extéroceptives coupées — et la sensation de sortie hors du corps serait donc une sorte d’hallucination. Stephen Laberge, spécialiste du rêve lucide, pense que les personnes se disant en OBE sont dans un état de rêve pré-lucide, c'est-à-dire qu’ils ne sont pas vraiment conscients qu’ils rêvent. Pour Laberge, donc, la sortie hors du corps est une sous catégorie du rêve lucide ou, tout du moins, une étape vers le véritable rêve lucide.
Cette question est en effet épineuse et l’on comprend que les spécialistes ne soient pas d’accord entre eux concernant la réalité de cette expérience OBE. En effet, doit-on faire confiance à ses perceptions, ou doit-on rejeter cette sensation d’être en dehors de son corps comme étant un leurre psychique ? Des chercheurs et des expérimentateurs comme Robert Monroe et John Lilly par exemple, tranchent nettement en direction de la réalité du phénomène : ils sont sûrs d’être en dehors de leur corps et dans un autre environnement pendant leur ENOC. Et il en est de même pour les chamans qui pratiquent le voyage chamanique.
Lorsqu’on induit un ENOC de sortie hors du corps, une transe ecsomatique, on commence par se relaxer puis on « coupe » les sensations qui viennent du corps physique et des cinq sens afin de se rendre réceptif aux stimuli intéroceptifs. C’est une plongée à l’intérieur de soi. Et, à un moment donné, tout à coup, on se sent « dehors », on ne se sent plus dans son corps physique, on a la sensation d’être dans un autre lieu, dans un environnement qu’il est possible d’explorer. Ainsi, certains « voyageurs » ont décrit de véritables « géographies de l’Invisible ». La question ici, n’est pas de se demander si cela est le fruit de leur imagination très fertile où si cela correspond à quelque chose de réel. Je voudrais simplement mettre l’accent sur cette transition, cette frontière, qui délimite d’un côté la sensation d’être dans son corps physique, et de l’autre côté, la certitude de ne plus y être. Passer du dedans au dehors.
Ainsi, tout se passe comme si, à un moment donné, lors d’une transe par exemple, on a la certitude de ne plus participer à une expérience uniquement psychique, mais plutôt à un voyage hors de notre enveloppe corporelle, dans un autre « corps », comme si l’on avait passé une « porte ».
E.J. Gold, un ami de Lilly, lors d’un exposé destiné à de futurs utilisateurs du CIS, désigne clairement celui-ci comme une porte dimensionnelle :
« Si vous pensez au caisson en tant qu’espace, que vous entrez dans cet espace du caisson et que vous explorez cet espace, vous êtes dans le caisson et c’est un cul de sac. C’est comme, d’ouvrir une porte et de rester sur le seuil , vous allez rester coincé dans l’espace du caisson. [...] Le caisson est essentiellement un passage. N’y restez pas. [...] Vous pouvez considérer le caisson comme un point d’entrée et de sortie dans et hors de l’univers matériel. Vous pouvez le considérer comme un point d’entrée et de sortie dans votre moi profond, vos états de conscience intérieurs. »
Lilly considère que ces espaces qu’il visite sont de double nature : ils sont à la fois intérieurs et extérieurs à l’être. Il en déduit ainsi la possibilité que notre conscience n’est pas forcément liée à notre cerveau, à notre corps physique et qu’elle peut le quitter et voyager dans d’autres réalités :
« Mon programme est que je ne suis pas dépendant de cette sphère particulière [le monde matériel] [...], bien que, quand je parle à quelqu’un j’utilise le système de croyance de ce monde-ci. [...] Ce qu’il faut, c’est avoir l’esprit libre, de manière à pouvoir vivre différents scénarios et tester différentes idées. C’est ainsi que j’utilise le caisson. »
Pour Lilly, en effet, le CIS n’est pas seulement un outil d’exploration mais aussi une sorte de simulateur de réalités « virtuelles » ayant pour objet l’entraînement à de nouveaux comportements et l’acquisition de nouvelles capacités mentales.

En résumé, les éléments énumérés ci-dessous me semblent importants afin de permettre à toute personne expérimentant des ENOCs une bonne estimation de son vécu et de la qualité de son expérience :
1) la conscience de soi est un facteur important d’un ENOC réussi et cette conscience de soi peut amener à ressentir une transformation à l’intérieur de soi : la sensation d’être dans un corps de transe et de se ressentir dans un autre environnement que le monde physique habituel ;
2) cette conscience de soi peut être fluctuante et des carences dans la faculté d’analyse du sujet amènent des distorsions dans le déroulement de la pensée cognitive pendant la transe ;
3) le sujet peut accepter des idées que son intellect rejetterait en temps normal ;
4) le sujet est conscient d’être « ici » et « là-bas » en même temps.

Pour terminer cet exposé, je citerai la phrase-clé de l’enseignement de Robert Monroe, un des grands explorateurs de la psyché humaine de notre XXème siècle et qui, de ce fait, savait de quoi il parlait :
« Nous sommes bien plus que notre corps physique »...

Pour en savoir plus sur les ENOCs :
Michel Nachez, Les États Non Ordinaires de Conscience, Ed. Marabout, 1997.
Georges Lapassade, Les États Modifiés de Conscience, PUF, 1987.
Georges Lapassade, La Transe, Que sais-je, 1990.
Didier Michaux, La Transe et l’Hypnose, Imago, 1995

Également disponible chez l’auteur (documentation sur simple demande) :
Cassettes audio de relaxation, de développement personnel et à 3hz pour expérimenter les postures de transe.

Pour toutes informations complémentaires ou questions à l’auteur, vous pouvez écrire à l’adresse suivante :
Michel Nachez
7 place d’Austerlitz
67004 STRASBOURG
E-mail : nachez@club-internet.fr