L'alchimie quand sonnera l'an 2000

Entretien avec un alchimiste.


Une rencontre avec un alchimiste n’est pas chose courante de nos jours. Olivier de Lara m’a reçue dans un bistrot de la vieille ville où, sous des voûtes gothiques, résonnent des accords de rock. Et, dans ce décor où se rejoignent toutes les époques, j’ai pu lui poser quelques questions.

1. Quel est ton parcours personnel ?
R. Un parcours inattendu, inexplicable a priori. Je suis né dans une famille quelque peu bizarre ; un de mes grands-pères, je l’ai su plus tard, pratiquait l’Alchimie. J’ai d’ailleurs utilisé ses résultats. J’ai fait de bonnes études scientifiques, dans les sciences dures, et mon parcours est très semblable à celui de Fulcanelli, puisque je suis polytechnicien comme lui. Mais son temps était un temps de désespoir. Il dit avoir abandonné la science moderne — pour la retrouver sans doute plus tard. Pour ma part, je n’ai pas cessé de m’intéresser à la science : physique, astrophysique, cybernétique, l’informatique théorique aussi, et la théorie des langages. Je me suis passionné très jeune pour l’archéologie, les civilisations anciennes et les langues mortes. Et, bien sûr, j’ai une bonne formation théologique.
Et puis, quelque chose de curieux est survenu dans ma vie. A 14 ans, je suis tombé sur un ouvrage où l’on dénigrait l’Alchimie, mais qui était illustré de gravures d’époque, du XVIe siècle je crois. En les regardant, j’ai compris que j’avais la vocation. Après quoi, j’ai passé 20 ans à la refuser. Les événements, ma formation, tout me poussait vers l’Alchimie mais je ne voulais pas le voir. Jusqu’au jour où je suis tombé dans le creuset comme Obélix dans la marmite. Et puis... tout le reste a suivi.

2. Qu’est-ce que l’Alchimie peut apporter à quelqu’un qui est dans une recherche spirituelle, en cette fin de XXe siècle ?
R. L’Alchimie peut apporter un chemin sûr ou une méthode quand on est dans une recherche spirituelle. Contrairement à ce qui se passe dans d’autres voies, l’alchimiste se cogne en permanence à la dure réalité et empoigne le concret. Il existe des voies plus abstraites, mais l’Alchimie n’est pas désincarnée. Elle fait écho de choses extrêmement anciennes et permet en même temps de souligner de manière efficace les préoccupations les plus actuelles des sciences et de la philosophie : qu’est-ce qu’un homme ? Un homme éveillé ? D’où vient-il et où va-t-il ? Qu’est ce qu’un croyant, mais vraiment croyant ? Un homme vraiment adulte ?
Beaucoup de gens se posent la question de ce qu’il faut faire pour soulager la souffrance du monde. L’alchimiste est amené à comprendre sa propre souffrance, à trouver comment corriger le tir, se changer tout en se trouvant lui-même, comment embellir sa vie et, en conséquence, pouvoir aider les autres plutôt que passer son temps à les emmerder. Un jour, il peut espérer s’intégrer et participer pleinement à l’oeuvre de Dieu en ce monde. Peu en arrivent là, mais tous sont cordialement appelés. Face à la folie de notre temps, le mensonge des uns, le déboussolage des autres, un point d’ancrage comme le creuset, cela vaut le coup d’être tenté, non ?

3. Quelle est la spécificité de la voie alchimique par rapport aux autres voies spirituelles ?
R. L’alchimiste n’est pas seul, il travaille avec son creuset. Par là, il est amené peu à peu à comprendre qu’il n’a pas à forcer la Nature, et la sienne pas davantage, mais à exploiter les immenses possibilités qui lui ont été données pour devenir vraiment ce qu’il est : un homme. L’originalité de l’Alchimie, c’est que le contrôle de son propre niveau se fait par la matière. C’est elle qui répond. “Aide toi, le Ciel t’aidera”, dit l’adage, mais on peut ajouter : “Aide ta matière et ta matière t’aidera.” Il y a comme un renvoi d’ascenseur, si tu veux. Si tu fais les choses n’importe comment, l’Alchimie te montre clairement que, non content de violer la matière — avec tous les risques immédiats que cela occasionne, les vapeurs toxiques, les explosions, par exemple —, tu te feras du mal à toi-même. C’est la seule voie qui fonctionne avec un tel contrôle extérieur, enfin, extérieur si on peut dire.
Mais l’interaction avec la matière au creuset n’est pas un esclavage. Il n’y a pas une voie obligée, unique, mais des moyens, des méthodes différentes pour y arriver. Si le but est le sommet d’une montagne, tu peux y grimper par la face nord, par la face sud, en général plus facile, par des sentiers plus ou moins dangereux, reconnus ou pas, et, en définitive, il existe pleins de sommets qui peuvent jouer le même rôle. Le mont Ararat et l’Annapurna sont des rampes équivalentes vers l’espace. Quitte, d’ailleurs, à revenir ensuite chez soi chausser ses pantoufles.

4. Quelles sont les différentes voies offertes au pratiquant ?
R. Il y a deux façons de comprendre l’Alchimie. La première consiste à considérer d’où on vient et où on veut aller, à condition de le savoir, ce qui est un autre problème ! Dans ce cas, l’Alchimie peut être vue comme un processus qui mène d’un état “inférieur” à un état “supérieur” ou “meilleur”. Les alchimistes, comme d’ailleurs beaucoup d’autres voies spirituelles, répondent unanimement qu’il faut passer par une dissolution, une mort au sens le plus commun du terme, pour revenir à un autre état. Je n’emploierai pas le mot de renaissance, trop galvaudé. Tu trouves cela dans l’Evangile : “Si le grain ne meurt...” Ça encore, c’est concret. Il est clair que tout alchimiste qui prétendrait que, en définitive, il ne passerait pas par la mort, la vraie, pour atteindre son but, c’est un escroc, un péteux, un dingue ou un mage noir. Tout le secret, c’est de mourir pour renaître autrement. Mieux, sinon cela ne vaudrait pas le coup. Le processus alchimique se décrit par des étapes : putréfaction, conjonction, cristallisation, etc., selon les cas. Quelques théoriciens ont remarqué avec justesse l’étroite ressemblance avec le cycle de la végétation, les battements du coeur, diastole, systole, ou la respiration, inspir, expir. Mais n’oublions pas le temps mort entre l’expir et l’inspir, la Nouvelle Lune entre une lunaison et une autre, etc.
D’un autre point de vue, plus horizontal, vu d’en haut ou vu d’en bas, comme tu veux, il existe plusieurs chemins pour parvenir au but que se propose l’alchimiste. Ces voies portent trois noms traditionnels : voie humide, voie sèche, voie brève. En fait, il y en a beaucoup plus que ça. La voie brève, que je pratique, est décrite par allusions un peu partout et, en réalité, ce nom recouvre au moins trois grands types de voies, toutes aussi brèves les unes que les autres. Cela, cette diversité peut s’expliquer parce que, si la méthode alchimique est une dans le sens de la verticalité, les façons d’y arriver sont laissées à l’entière liberté du pratiquant. Il en existe de nombreuses, et même des voies de garage ou des voies sans issue qui ne mènent à rien qu’à la ruine, financière ou même pire, et qui peuvent aller jusqu’à un orgueil insensé. Et l’Alchimie, c’est tout cela. Et c’est aussi l’interaction avec des gens qui pratiquent d’autres voies que l’Alchimie. C’est le même jeu, en définitive, celui que Dieu fait avec grand amour, avec grand humour aussi, entre Lui et l’univers, Sa création et Sa créativité.

5. Quelles sont les qualités requises pour être un bon alchimiste ?
R. L’humilité, la patience, le bon sens et l’humour. Ce dernier finit toujours par se développer, à un moment ou à un autre du parcours, même quand on n’en a pas au départ. L’humilité, parce que l’alchimiste croit être maître de son creuset, mais il n’est maître de rien, que de lui même. C’est déjà beaucoup. La patience parce qu’il finit par comprendre qu’il n’y a qu’une seule chose à faire, suivre les voies de nature, et non pas violer la nature ou son être propre par un corset de résolutions ou le piolet des bonnes intentions, ce qui ne sert qu’à paver un peu plus l’enfer. Le bon sens, c’est notre boussole. Laisse moi te raconter une anecdote. Il y a quelques années, j’ai rencontré une fille qui voulait devenir alchimiste. Un beau jour, elle arrive, très sûre d’elle : “Je viens d’avoir la révélation en rêve. La matière première, c’est le cristal de roche.” Tous les copains lui ont souhaité bien du plaisir, et d’abord pour la piler au mortier, sa matière ! Après ça, admettons qu’elle se soit fait les muscles de Schwartzenegger et qu’elle ait fini par broyer à la main ce qui est tout de même du silicium à haute dose, il lui fallait le réduire. Et le point de fusion du quartz se situe vers 1700° C. Il bout à 2600° et, à cette température, ne se décompose toujours pas. A titre de comparaison, 1500° suffisent en bas d’un haut-fourneau pour obtenir la décomposition du minerai de fer. Comme il est impossible, pour des raisons techniques, d’employer un four électrique, tu vois le problème ! Alors que trois brins de bon sens lui auraient suffi pour interpréter son rêve autrement. Pour autant, il ne s’agit pas d’être esclave de sa boussole. On ne demande pas à l’alchimiste de devenir un tâcheron et d’essayer n’importe quoi n’importe comment. Il y a un équilibre à trouver, difficile, entre l’intentionalité et la liberté au sujet de l’oeuvre.
L’humour ? Parce qu’on s’aperçoit tôt ou tard que la façon dont Dieu aime les hommes, c’est en jouant avec eux. Si l’alchimiste joue avec lui et sa matière, il s’amuse beaucoup et il apprend aussi beaucoup. La constipation mentale, c’est la voie royale vers la vanité et l’orgueil. L’humour sans méchanceté aide à comprendre beaucoup de choses, aussi bien avec le cerveau et ses petits neurones qu’avec le coeur.

6. On dit souvent que l’Alchimie permet de développer des pouvoirs paranormaux, télépathie, etc., et même immortalité. Qu’est ce qui empêche un alchimiste de tomber dans le piège de rechercher ces pouvoirs pour lui-même ?
R. L’humilité et le bon sens. Et la pratique quotidienne de l’Alchimie. On arrive à comprendre, si on est sincère, que les fameux “pouvoirs” sont des facultés latentes en tout homme, que n’importe qui peut développer selon ce qui lui est donné et sa bonne volonté. Lis la parabole des talents. Alors, se gargariser avec des pouvoirs que tout le monde obtiendra tôt ou tard...
D’autre part, l’homme a besoin de rêve comme nourriture, et quelquefois même comme aide, parce que la vie n’est pas toujours drôle. La projection des rêves et des fantasmes des enfants que sont les hommes sur les adultes que seraient les Initiés ou le Grand Trusgududu, cela permet de vivre. Je ne dis pas que ces facultés n’existent pas, ni que l’alchimiste en serait dépourvu, mais il faut respecter la nature, son propre être et le rêve des autres. Les cauchemars des casse-pieds en moins.
Je sais que, dans certaines voies comme le yoga ou la plupart des enseignements bouddhistes, et aussi certaines ascèses chrétiennes, il est recommandé d’éviter de développer les pouvoirs. En fait, ils viennent quand même, tout seuls. Nous, nous les acceptons quand ils arrivent, mais nous nous en foutons complètement. Ce n’est pas le but.

7. Qu’est ce qu’un mauvais alchimiste ?
R. A tous les niveaux, le dernier de la classe.
Au premier niveau, l’école maternelle de l’Alchimie, si tu préfères, on les appelle souffleurs. L’expression vient de l’époque héroïque où il fallait attiser le feu avec un soufflet. Les nuls croyaient trouver le feu secret en excitant les braises. Là encore, le bon sens et la chimie minérale te certifient qu’avec cette méthode, tout va te sauter à la figure, tôt ou tard.
Au deuxième niveau, disons le lycée alchimique, c’est celui qui a parfaitement compris la théorie, mais qui l’applique à n’importe quoi. Il obtient des résultats, mais pas forcément ce qu’il espère. Il essaie cent fois la même manip, content au début et déçu à la fin.
Au niveau de l’université alchimique, c’est celui qui utilise pertinemment des techniques puissantes pour orienter le monde selon sa petite volonté personnelle. Vanité, orgueil, pouvoir sur les autres, c’est la voie du mage noir, version alchimiste. L’utilisation de l’Alchimie à d’autres matières fait du souffleur de haut vol un Zitoire, le suppôt de Satan, bien sûr, comme dans la chanson des Inconnus. Les gens qui étaient derrière le nazisme venaient à coup sûr de la Grande Zitoirie. Ce ne sont pas les seuls. A l’heure actuelle, il y a de sacrés prétendants au trône de Zitoirissime. Nous veillons, mais nous ne pouvons pas toujours tout faire, surtout quand nos contemporains acceptent de se laisser avoir, par lâcheté ou par intérêt. Enfin, nous ne referons pas le monde, nous avons assez à faire avec le creuset !
Je vais tout de même te révéler une chose très importante, qui est une des oeuvres les plus admirables de la nature. Pour des raisons que je ne peux expliquer ici, je te dirai que tous les creusets sont en interaction permanente, quel que soit le point du globe où ils se situent. Il est donc facile, à plus ou moins court terme, de repérer les nuls, les maladroits et les loubards de l’Alchimie.

8. Beaucoup de gens intéressés par l’Alchimie sont découragés par les écrits alchimiques, qui apparaissent comme un labyrinthe incompréhensible.
R. Labyrinthe est un mot exact. La théorie informatique montre que, dans un labyrinthe, la façon de s’en tirer est liée au concept de fractalité. Parce que l’Alchimie est quelque chose de profondément fractal, comme la géométrie d’un arbre, qui se reproduit des grosses branches aux ramilles et même aux veinules de la feuille, son parcours ressemble à un labyrinthe. Au niveau le plus élevé de la question, l’Alchimie est un labyrinthe, mais il n’est pas fait pour qu’on s’y perde mais pour qu’on s’y retrouve.
Au niveau le plus bas, il faut reconnaître qu’il existe des textes délirants, écrits par des souffleurs qui n’ont pas compris que leur inspiration venait d’émanations de gaz toxiques, voire hallucinogènes s’ils travaillaient avec des plantes. Imagine la tête d’un gars bouché qui distille du vin et respire les vapeurs d’alcool, et qui écrit son texte alors qu’il est pompette ! Il y a pire. La favorisation de certaines énergies, faite n’importe comment, donne de curieux résultats incompréhensibles. Autre cas possible, dans un domaine précis, l’alchimiste qui obtient des résultats, mais n’a pas fixé sa matière, écrit des choses compréhensibles pour lui et très peu pour les autres. Enfin, il existe des filous, qui trompent délibérément le débutant en faisant une confusion entre une voie authentique et une voie de garage. Si l’alchimiste n’est pas sincère, droit, honnête, cela le conduira tout droit sur la voie de garage. Certains auteurs, de vrais maîtres mais de fieffés envieux comme Eyrénée Philalèthe, font délibérément une confusion entre la vraie voie, qu’ils connaissent très bien, et non pas une voie de garage mais carrément une contre-alchimie. C’est de la provoc à la tentation. Pour ce que j’en sais, des Zitoires professionnels sont tombés dans le panneau, ont utilisé ça en politique, et le résultat s’est traduit par des magouilles sanglantes à certaines époques de l’histoire.
Enfin, il existe un autre ordre de difficulté. Un alchimiste est toujours un homme de son temps, qui écrit pour ses contemporains, avec le langage qui leur est familier. Au moyen âge classique, tout le monde connaissait la Bible et les aventures des chevaliers du roi Arthur. Les alchimistes vont décrire l’oeuvre à partir d’images bibliques ou comme un roman arthurien. Aux XVIe-XVIIe siècles, on apprenait la mythologie grécoromaine dans les écoles, depuis l’équivalent de la sixième. Tout le monde manipulait des métaphores mythologiques et les textes alchimiques étaient beaucoup plus clairs pour les contemporains que pour nos générations actuelles. Maintenant, il faudrait remplacer les dieux grecs par des personnages de BD ou des situations tirées des films de Spielberg, ou de la vie quotidienne des gens, pour que les métaphores soient comprises. Il faut donc faire l’effort, quand on lit les textes du passé, de se remettre dans le contexte culturel de l’époque.

9. Peut-on se passer d’une filiation ?
R. Oui, totalement. Beaucoup d’alchimistes autrefois débutaient seuls, parce que leur environnement culturel ou familial leur donnait les indices minimum pour progresser jusqu’au jour où... De toute façon, étant donné l’interaction des creusets, fatalement un alchimiste solitaire travaillant convenablement finit par rencontrer, d’une manière ou d’une autre, d’autres amis plus avancés que lui. Le problème de notre époque, c’est que nous avons perdu complètement ce contexte élémentaire. Or il faut bien commencer par quelque chose.
Il existe plusieurs filiations de nos jours. Mais je ferai une seule remarque : filiation, en Alchimie, ne vient pas forcément de fils (bien qu’il ait existé des transmissions de père en fils, biologique ou spirituel), mais de fil. Pas le fil à couper le beurre mais, d’âge en âge, le grand fil blanc qui permet de recoudre la grande déchirure du monde.

10. Peux tu décrire les diverses étapes de l’oeuvre alchimique ?
Ah, nous revenons au point de vue vertical ! C’est simple. C’est la chenille ou la larve qui peut devenir papillon ou cigale, et qui passe par un cocon, une dissolution, une mort. En Alchimie, le stade préliminaire se nomme matière brute, ou primaire. Puis, d’une manière ou d’une autre, on la décompose et, après une amélioration, une purification, on recombine les parties pour arriver à un nouvel état. Techniquement, ces trois phases se nomment premier oeuvre, ou jusqu’au noir ; second oeuvre ou albification, et/ou conjonction ; et troisième oeuvre, c’est à dire Grand Oeuvre ou oeuvre au rouge.
A ce stade, il s’agit de faire croître le germe dans un cocon pour arriver à l’oeuvre stable, parfaite diront les auteurs, c’est à dire la Pierre des philosophes chymiques, dite souvent Pierre philosophale. Cette Pierre peut être ensuite recyclée, redécomposée, etc., pour être de plus en plus parfaite. Enfin, comme un désir, on peut “orienter” la Pierre dans tel ou tel but, la fameuse transmutation qui n’est qu’un petit particulier, ou la médecine, ou d’autres possibilités encore que notre époque ne peut même pas comprendre mais qui seront possibles et admises dans les siècles à venir.

11. A propos, quelle est la matière première ?
(rires) C’est la question qu’il ne fallait pas poser ! Traditionnellement, le nom de la matière première est tenu secret. En fait, c’est un secret de Polichinelle, comme dans la Lettre volée d’Edgar Poe, c’est là, devant le nez de tous, et seul le petit malin qui s’est débarrassé du poids de son petit ego peut le trouver. Il faut dire aussi, et je préviens charitablement tes lecteurs, que, selon la voie choisie, la matière peut être très différente. Mais en fait, comme la matière est une, tout le monde sait depuis Einstein que la matière est équivalente à l’énergie, les bons auteurs envieux ont dit aussi que la matière est une, à chacun de comprendre ce qu’il a devant son nez ou sur le pas de sa porte, pour commencer le travail alchimique. Aucun alchimiste ne te donnera jamais le secret de la matière première mais, et c’est là le but de la filiation, il te donnera la tournure d’esprit pour comprendre par toi-même où elle est et, petit à petit, ce qu’il faut en faire.

12. Qu’est-ce que le langage des oiseaux ?
R. Dans son parcours autour du creuset, l’alchimiste entre en profondeur en lui-même et finit par pratiquer-comprendre (le mot juste manque en français) qu’il se situe au coeur de toute l’aventure humaine depuis les origines, qu’il peut récapituler toute l’humanité. Or la première Alchimie fut celle du chant et de la langue. Puis les langues se sont diversifiées comme les branches d’un arbre. L’alchimiste arrive naturellement à pratiquer-comprendre l’origine plus ou moins lointaine des langues, et devient spontanément polyglotte. C’est très mystérieux. La descente de l’Esprit Saint à la Pentecôte, et ces araméens que tout le monde entend parler dans sa propre langue, ce n’est pas une fable. Mais c’est aussi beaucoup plus simple et beaucoup moins folklo que ce que les universitaires d’une part et les charismatiques d’autre part en comprennent. Dans cet état, un alchimiste peut comprendre au moins un autre alchimiste et lui transmettre, à l’insu de tous, ce qu’il désire lui donner.

13. Peux tu parler des rapports de l’Alchimie avec les échecs, le jeu de l’oie ?
R. Tous les jeux traditionnels ont un rapport avec l’Alchimie, car l’alchimiste joue sans malice avec la nature. C’est vrai que certains sont plus bavards que d’autres, en particulier ceux que tu viens de citer. A propos de bavard, comme c’est un sujet trop vaste pour l’expliquer en cinq minutes, j’ai écrit un livre intitulé Le Jeu de l’Oie. Certains y voient un roman, d’autres un récit autobiographique mais, en fait, c’est d’abord un manuel complet d’Alchimie selon la voie que je pratique, la voie brève. Tout n’y est pas dit en clair, tout est codé en langue des oiseaux, encore que j’y donne des clefs d’interprétation à plusieurs niveaux, comme les poupées russes, encore la fractalité. J’ai beau être le premier alchimiste qui parle de la voie brève et des interactions entre l’alchimiste et son creuset, le monde extérieur, etc., et qui décrive une partie du but ultime du travail, aucun éditeur n’a trouvé bon de le publier pour l’instant. Je suis en bonne compagnie, remarque, cela arriva à Fulcanelli en son temps ! Mais bon... Si tu veux la réponse à cette question, elle se trouve dans ce livre.

14. Quels sont les rapports de l’alchimie avec la science en général (européenne/chinoise) ?
R. Les rationalistes font croire et j’ai longtemps cru que le parcours scientifique est unique, et qu’il n’y en a pas d’autre possible. En fait, à plusieurs époques, on a eu l’occasion d’orienter la science autrement. Ces directions que l’on n’a pas prises, on y revient tôt ou tard, mais ce n’est pas facile à cause des préjugés qui se sont installés entre temps, tout se complique mais tout finit par être retrouvé. Disons que la science serait comme une dame qui bavarde avec la Nature dans un champ de blé. Elle écrase les épis sans s’en apercevoir et cela finit par former un chemin. Au bout du champ, elles se retournent et la dame dit à la Nature : “Tu as vu, on ne s’est même pas aperçues qu’on a pris le seul chemin tracé dans ce champ !”
La science est cohérente. Prends la géométrie. On peut bâtir la géométrie euclidienne en partant de l’axiome d’Euclide et on démontre alors le théorème de Pythagore. Mais on peut aussi partir du théorème de Pythagore et démontrer l’axiome d’Euclide. Par n’importe quel point d’entrée consistant dans le jeu scientifique, on finit par retrouver ses petits. Imagine qu’au néolithique des hommes aient trouvé une ouverture scientifique différente de la nôtre, avec des outils différents mais tout aussi valables. Ils auraient pu très bien trouver aisément des choses qui nous semblent très difficiles, et vice versa. La physique quantique serait peut-être une évidence pour eux, et ils auraient pu découvrir des choses comme la transmutation de l’atome. Les maîtres alchimistes l’affirment.
Pour ceux qu’une telle affirmation choquerait, il existe un fait contrôlable par tous. Entre le néolithique et l’âge du bronze, les Occidentaux se sont intéressés à la géométrie. Les Sumériens, eux, connaissaient déjà le théorème dit “de Pythagore” et les Chinois, à la même époque, ont découvert les notions de processus et de transformation, et se sont davantage intéressés au temps qu’à l’espace. A partir des principes qu’ils ont dégagé, ils ont développés plusieurs sciences, dont une médecine efficace. Nous connaissons une de leurs techniques médicales, l’acupuncture. Il y en a d’autres. Même les médecins formés à l’occidentale, qui se spécialisent en acupuncture, constatent son efficacité sans pouvoir établir de passerelle conceptuelle avec leur propre savoir. La divergence a été trop profonde, à la fois dans le temps et dans les principes. Pourtant, c’est aussi une branche de la science !
A notre époque, la voie scientifique et l’Alchimie se rejoignent de plus en plus. Mais saurons-nous respecter le monde comme les savants du passé ? De toute façon, il le faudra, sinon le creuset Terre risque de nous exploser à la figure.

15. Tu t’intéresses à la physique fondamentale, pourquoi ?
Comme je viens de te le dire, il existe des ressemblances entre l’Alchimie et la physique quantique, et de plus en plus nettes. Je t’avouerai que je passe de l’une à l’autre en permanence. L’Alchimie m’aide à comprendre la physique, et la physique m’a aidé à ne pas perdre la boussole. Ce va et vient n’est pas facile mais on y arrive. En tout cas, le langage de l’une commence à pouvoir exprimer l’autre, quoique pas entièrement.

16. As-tu rencontré des Adeptes ?
R. Oui. J’ai pratiqué longtemps en solitaire et, un jour, j’ai rencontré... Ils étaient 9. J’ai même cru entrapercevoir un jour celui qui se faisait appeler Fulcanelli, et même deux autres. Je ne te dirai pas leurs noms, tu me croirais fou !

17. Comment peut se faire la transmission aujourd’hui ?
R. Par chaîne et pignons ! Chaîne de bonne volonté et pignon sur rue, bien sûr. Il y a quelques siècles, la rumeur publique prévenait l’apprenti qu’il y avait un drôle de bonhomme dans tel village ou tel château. Il pouvait aller se présenter et, s’ils se convenaient mutuellement et si l’alchimiste était assez avancé, l’apprenti s’installait chez son maître. Pour compenser l’enseignement, car il faut toujours un échange dans une relation pareille, le jeunot passait quelques années à faire le valet et le garçon de laboratoire. Progressivement, il apprenait, il se voyait confier de petits particuliers, jusqu’à ce qu’il soit capable de commencer l’oeuvre et, alors, il s’apercevait qu’en fait, il avait commencé le travail depuis son premier coup de balai. Même un fils d’alchimiste commençait par rincer les cornues. Ce mode de filiation n’est plus possible aujourd’hui, pour des raisons évidentes liées à notre mode de vie. A l’époque de Fulcanelli, on pouvait encore trouver des chambres dans le même immeuble ou dans des maisons voisines. Mais de nos jours, si l’alchimiste n’est pas en même temps un émir du pétrole... Il faut trouver d’autres moyens.
Or il est indispensable que l’alchimiste reste anonyme. Cela fait des siècles que tous utilisent des pseudonymes, je n’ai pas échappé à la règle, et ce n’est pas pour faire bien. D’une part, il faut éviter que certains secrets tombent dans de mauvaises mains ; autrefois les princes voulaient de l’or, de l’or, de l’or ; aujourd’hui, on risquerait de nous demander des armes, ou un travail de Zitoire. Toujours cette passion de violer la nature. D’autre part, tu ne verras jamais la signature du peintre sur une icône, et très rarement du sculpteur dans une cathédrale, à part Gislebert d’Autun, dont personne ne sait rien, d’ailleurs, sauf ce prénom. L’anonymat dans l’art sacré, et l’Alchimie est un art sacré, est une règle infrangible. Elle exprime que ce n’est ni avec ni pour le petit ego que se fait l’oeuvre. Il faut donc une structure intermédiaire entre l’alchimiste et ses éventuels élèves, jusqu’à ce que la confiance puisse être totale de part et d’autre. Canseliet n’a jamais révélé le véritable nom de Fulcanelli.
On peut signaler une initiative intéressante en ce sens. Un alchimiste passe par le biais d’une association qui diffuse par ailleurs des cours d’astrologie, de radionique, de Yi King, de parapsychologie et quelques autres encore, je crois, par correspondance, des cours de fort bonne tenue et qui tranchent sur ce qu’on voit d’ordinaire en ce domaine. Il s’agit de l’association Ea-Anahita. Donc cet alchimiste offre un cours personnalisé, sous forme épistolaire, mais tout le courrier passe par Ea-Anahita, et même le pseudonyme de l’enseignant n’est pas dévoilé. C’est une bonne formule, à mon sens. Sinon, il faut pouvoir écrire un livre, trouver un éditeur et que ce dernier accepte de servir de boîte à lettres, ce qui n’est pas vraiment son job. Il existe aussi un site sur Internet, pour les anglophones. Mais tout le problème, c’est que l’enseignement doit fonctionner comme un couple alchimique entre le professeur et l’élève.

18. Qu’est ce qu’un couple alchimique ?
R. Tout d’abord l’Alchimie pratiquée en couple, homme et femme. Il y en a eu plusieurs dans l’histoire, le plus célèbre étant celui des Flamel, Nicolas et Pernelle. Certaines époques machistes ont laissé dans l’ombre le rôle important de la femme, et laissé croire que des alchimistes avaient travaillé seuls, alors qu’il s’agissait de couples. L’interaction des principes complémentaires est essentielle en Alchimie.
On peut étendre cette notion au “couple” formé par l’alchimiste et son élève, chacun de ses élèves. De même que le soufre et le mercure travaillent ensemble pour conduire le vaisseau alchimique à bon port, le couple alchimique au sens premier ou le couple maître/élève sont comme un véhicule entre les mains de l’Alchimiste divin...

19. Et que fais-tu en ce moment ?
R. En bref je fais l’oeuf philosophal, il va de soi.