Dialogue avec l'Ombre David Guerdon |
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Notre ombre s'attache fidèlement à nos pas. Au matin et au soir, imposante par sa taille, elle se réduit à rien à midi, lorsque le Soleil grimpe au zénith. Cette constatation quotidienne alimentera notre réflexion si nous désirons méditer sur les rapports des corps et de la lumière, analogie facile à transposer sur le plan symbolique. Dramaturgie de l'Ombre Dans la psychologie de Jung, l'Ombre joue un rôle capital. Elle représente tout ce que nous cachons aux autres et à nous-même pour ressembler à un modèle idéal. C'est en fait notre partie obscure, le pôle complémentaire, mais négatif, de notre complexe du Moi. Au cours de notre vie, cette zone ignorée reçoit le dépôt de plus en plus épais de nos actes passés, du refoulement de nos désirs illicites, de tout ce que nous avons entrepris et raté, dépôt alimentant notre culpabilité et notre amertume. Plus nous ignorons volontairement cette lie, plus elle devient noire et épaisse. Ce dépôt ne représente pas forcément le Mal en nous, mais plutôt tout ce qui est primitif, aveugle, inadapté. Il alimente notre peur. En fait, l'Ombre incarne notre inconscient personnel. Mais, à cause de ses racines archétypiques, elle peut figurer aussi bien le Mal absolu, surtout sur le plan collectif. C'est alors que surgit le Diable, entouré de ses créatures maléfiques. La plupart du temps, l'on projette son ombre sur autrui. C'est lui qui a toujours tort. Cette projection de toutes nos négativités alimente nos aversions incompréhensibles et nos haines viscérales. Mais elle est aussi un moyen de voir clair en nous, à condition de prendre conscience de cette projection. Comment affronter cette inconnue si puissante? Nous nous rendrons vite compte qu'elle possède une énergie qui nous dépasse; la forcer nous fait risquer le pire. Il faut plutôt tenter de dialoguer avec elle. Sa réponse survient un jour, toute seule, évidente, d'une façon imprévisible. Nous devons ainsi dépasser le conflit, plutôt que le résoudre. C'est à ce prix que nous intégrerons notre Ombre, sans répercussion fâcheuse. Si nous refusons ce marché - et la tentation est grande -, l'Ombre régentera en secret notre existence et nous tendra des pièges, peut-être mortels (accidents). C'est le cas pour "l'homme qui a perdu son ombre", celui qui croit tout savoir de lui-même et devient la victime de son outrecuidance. Seul, le Soi peut transcender le problème de l'Ombre. Car celle-ci communique avec les grands archétypes, l'Anima (âme féminine de l'homme) et l'animus ( pôle masculin de la femme). Elle a donc une fonction de relation qui n'est pas entièrement négative; et même une fécondité créatrice. Le processus psychologique consiste à prendre conscience de son Ombre et à l'intégrer à sa conscience, au delà de tous les préjugés moraux et sociaux qui l'entachent. On ne doit pas "avoir peur de son ombre". Pourtant, l'approcher soulève une résistance considérable. Cette prospection se manifeste par de puissantes vagues émotionnelles et peut tourner à l'obsession. On parlera alors de "possession par l'Ombre". Pour la neutraliser, nous devrons avoir le courage de "descendre en enfer", afin de rencontrer le couple divin, Anima-Animus, qui nous permettra de remonter vers le soleil du Soi, cet accomplissement libérateur. Il s'agit d'un processus initiatique millénaire que l'on retrouve aussi bien dans les légendes universelles, la dialectique alchimique, le processus d'individuation jungien, les uvres géniales des poètes (Dante et la Divine Comédie) que dans les productions du Rêve éveillé, accessibles à tous. Au sein des rêves, l'Ombre se manifeste sous diverses formes qui évoquent toutes les ténèbres. Ses personnifications peuvent paraître déroutantes surtout lorsqu'elle s'allie aux grandes figures archétypiques. Voici quelques exemples illustrant en Rêve éveillé dirigé l'éventail de ses manifestations. Noir plus noir que le noir L'Ombre a pour caractéristique la noirceur la plus absolue. Elle témoigne ainsi de son imperméabilité à la lumière, c'est-à-dire à la pleine conscience. Mais Bachelard, qui cite la formule alchimique Nigrum nigrius nigro, rappelle que dans les ténèbres de la Terre germent les graines du futur . Cette fécondité ne doit pas être oubliée lorsqu'on parle de l'Ombre. Certes, celle-ci représente le Mal, mais elle est aussi matrice énergétique de l'avenir. Une telle dualité ambiguë se retrouve chez les rêveurs . Prenons pour exemple le charbon. Il est noir et résulte d'une fossilisation millénaire, donc d'une pétrification inexorable. Mais, dans nos cheminées, il alimente le feu, la chaleur et la lumière. On voit que le symbolisme de la mine de charbon présente plusieurs facettes, dont l'une est positive sur le plan de nos énergies mobilisables. Au delà de la pétrification du charbon, l'Ombre apparaît souvent comme une pâte amorphe et répugnante. Mustapha, un jeune enseignant célibataire d'origine algérienne, la découvre en rêve éveillé en ouvrant les tiroirs d'une commode : "Contre le mur, à ma droite, j'aperçois une commode à trois tiroirs. J'ouvre le premier. Il contient un album de photos me représentant enfant. Je ne me souviens pas du contenu du deuxième tiroir. Le troisième est rempli d'un liquide noir assez épais. Mon accompagnateur me propose d'en faire le nettoyage. Je sors le tiroir et le vide dans un seau, puis je le nettoie avec un chiffon. Il semble finalement propre, bien que subsistent encore quelques traces dans le bois. J'ouvre la porte du fond qui donne sur une pièce carrée. Il n'y a pas de plancher, mais, à environ un mètre cinquante plus bas, la pièce est remplie du même liquide noir que celui du troisième tiroir. J'y verse le contenu du seau". Ainsi, Mustapha fait le ménage. Encore faut-il savoir où se déverse la cuve en contrebas et s'il ne va pas retrouver son liquide noir quelque part lors de ses futures pérégrinations. Restes d'un passé mort, il a en tous cas tenté de les éliminer. En thérapie, on doit ramener le sujet devant la commode pour découvrir ce que recèle le deuxième tiroir. Fabien est un intellectuel de cinquante ans, marié et père de famille. Il nous entraîne devant une cuve bizarre en suivant un vieillard descendu dans sa cave: "A sa droite, des fûts alignés, à gauche, des recoins obscurs où s'entasse du charbon. Tout est vétuste. Au centre de la salle se dresse un antique pressoir en bois, à pommes ou à raisin. Il contient une pâte noirâtre, brillante, très épaisse, une pâte de pruneaux écrasés. Le vieux plonge le doigt dedans. C'est comme du goudron. Ce qui lui fait grand plaisir. La matière en surplus s'écoule dans des caniveaux..." Au bout de la conduite, dans une salle souterraine de forme cubique, s'ouvre un trou carré renfermant une mer de lait. "C'est blanc. Ça brille avec des bulles. Une margelle entoure le bassin que je contourne avec précautions. Des bulles émergent de la cuve. Je me méfie et sors rapidement". Une cuve noire de forme ronde (le pressoir) à laquelle correspond une autre, blanche et carrée. Toutes deux obéissent à la dialectique du noir et du blanc. Le carré impose un ordre (le quaternaire) d'où l'épuration de la matière, alors que le cercle évoque la totalité psychique, et comprend donc le contenu de l'inconscient. Le vieillard prend visiblement du plaisir à mettre le doigt dans cette pâte noire, comme s'il surveillait sa maturation et s'en montrait satisfait. Les bulles témoignent d'une certaine fermentation. La fosse carrée rappelle celle de Mustapha, malgré la bascule des couleurs. Dans la cuve blanche, la matière semble épurée. Mais le message reste équivoque. Le pressoir joue un rôle capital, comme celui du vigneron. On dirait que, convenablement pressé, le moût opaque fournit le lait de la fosse suivante. Du noir au blanc, nous retrouvons le processus de décantation de la matière, évoluant vers sa perfection idéale. Dans le rêve se confondent espace et temps. Le temps est conçu comme un espace à parcourir. Il fait ainsi souvent référence au processus, aux étapes et au but de la vieille alchimie, sous la forme d'un itinéraire symbolique vers le Centre. Jung avait déjà fait de ce parcours le modèle anticipateur de son processus d'individuation. Edith et ses cubes noirs Edith, une patiente souffrant de troubles dépressifs très graves, suit un sentier bordant un lac sombre: "J'aperçois devant moi trois gros cubes noirs... J'observe avec étonnement leur matière caoutchouteuse très dense. Puis je me décide à me servir d'eux pour former un carré parfait. Malgré leur matière, ils sont très lourds à déplacer. Je me fatigue beaucoup. Enfin, mon travail s'achève. En contemplant cette masse noire caoutchouteuse, l'envie me prend soudain de la transpercer. Mais, m'interdisant de détruire une forme aussi parfaite, je renonce à mon projet. Soudain, surgit dans le ciel un nuages d'aigles noirs comme les cubes. Ils se dirigent en colonne sur la masse noire, se posent dessus. Leurs pattes crochues arrachent et émiettent la substance caoutchouteuse. Des morceaux noirs volent partout..." Edith fait fuir les aigles. " Je ne peux me résoudre à laisser la masse noire aussi abîmée. Je ramasse les morceaux épars et colmate les déchirures. Je ne parviens pas à réparer entièrement les dégâts, mais je bouche les trous. J'y rajoute des feuilles qui ont à peu près la même couleur. Je souhaite que la pluie redonne miraculeusement à la masse noire toute sa perfection". Que représentent les gros cubes noirs ? Sans doute, comprimés par son système d'idéation rigide et sclérosé, ces blocs de ténèbres renferment-ils son Ombre. Mais, ici, la moisson est terminée; le passé a été emballé en blocs rigoureusement identiques et anonymes. Notons que la pétrification n'est pas totale puisqu'ils demeurent élastiques. Edith range ainsi ses pensées dans des boîtes étanches. Ici, les aigles de la sublimation tentent de déchiqueter ces volumes inertes, mais Edith, admiratrice de leur perfection, réussit à colmater les brèches avec des feuilles mortes. Il s'agit donc bien d'une protection contre les souvenirs du passé. Les aigles, dans leur envol, tentent de rendre quelque fantaisie à ces blocs. La rêveuse gomme aussitôt toute irrégularité par une peur panique de perte de structures. Sans ces prothèses rigides qui la maintiennent, elle s'écroulerait. L'eau de pluie manifeste chez elle des vertus magiques en rapport avec la constellation paternelle. Notons que les cubes se trouvent sur les berges d'un "lac sombre". Peut-être proviennent-ils de ses eaux. L'Ombre est ainsi prisonnière des formes géométriques que l'on veut préserver pour ne plus ressentir la souffrance de vivre. La situation semble bloquée. L'Ombre s'incarne souvent sous une forme personnifiée, ce qui soulève le problème des subpersonnalités, ces personnalités secondaires qui, face aux déficiences du Moi principal, prennent parfois momentanément le pouvoir . En Rêve éveillé, on engage avec elles un dialogue. Ces personnalités secondaires se montent parfois très actives. Elles se manifestent, entre autres, dans les séances médiumniques de channeling. Sur le plan morbide, elles peuvent prendre le pouvoir ou, par leurs disputes, provoquer chez le sujet une belle cacophonie. Mais elles existent également, cette fois harmonisées, dans tout psychisme sain. Personnalisée, l'Ombre apparaît souvent sous la forme d'une sorcière (pour les femmes) ou d'un magicien noir (chez les hommes). Fabien affronte le Magicien noir Revenons aux rêves de Fabien. Ils sont intéressants par leur nombre en permettant ainsi de suivre son évolution sur une dizaine d'années. Bien entendu, une véritable analyse nécessiterait une vue globale de l'ensemble de sa production onirique. Nous ne citons ici que quelques exemples tentant d'éclairer le caractère de l'Ombre. Le magicien noir surgit souvent dans ses premiers rêves. Voici comment se modifient leurs rapports réciproques. Au cours du RED VI (1988), le rêveur pénètre dans un château médiéval. Des têtes humaines bordent les créneaux des remparts. Le propriétaire des lieux est un tyran. Fabien va devoir l'affronter. "Un vieillard tout en noir est assis dans un grand fauteuil. Sa barbe blanche se détache sur sa robe. Il me regarde froidement et me fait signe de m'agenouiller. Il ouvre un petit placard dans l'accoudoir de gauche et sort un grand verre de chimiste. Dedans, bouillonne un liquide noir. Des vapeurs en émanent. Je le prends, mais n'ai pas envie de boire. Furieux de mon hésitation, le vieillard se redresse. Je lui lance le liquide à la figure. Il brûle; il se dissout. La vapeur flotte entre les accoudoirs". Après avoir ainsi libéré le passage, le rêveur monte dans le donjon pour délivrer la jolie princesse que le magicien retenait prisonnière. Nous sommes en plein conte de fées. On peut dire, en suivant la terminologie jungienne, qu'en dissolvant le vieil homme, Fabien délivrait son anima que ce personnage maintenait dans les chaînes. Au contraire d'Edith, Fabien s'efforce de dissoudre son Ombre, parce qu'il veut utiliser ses forces vives. Qu'en est-il par la suite? Le combat continue. Lors du huitième rêve, le magicien contre-attaque. Fabien a rencontré la grande prêtresse de l'amour et des moissons, Erista . Celle-ci porte une couronne d'épis et de fruits. Dans son temple-matrice, il se livre avec elle à de tendres ébats, lorsque le Magicien noir surgit d'un passage secret. "Il me sourit ironiquement. Je reste accroupi. Y a-t-il encore une femme sous moi? Plutôt une charogne! C'est pas très bon tout ça (réflexion du rêveur). Le magicien me retourne avec le pied. Je me retrouve dans une grotte, enchaîné aux mains et aux jambes. Il me donne des coups..." Fabien sera sauvé par ses yeux, d'où émanent des rayons laser qui vont faire fondre ses chaînes. De nature saturnienne, le magicien semble interdire tout plaisir au rêveur. Quant à la charogne, elle évoque Baudelaire. Le sujet se libère par le rayonnement d'une "supraconscience" provenant de son regard. Prisonnier du problème sexuel, il ne s'en délivrera qu'en le transcendant. Erista représente ici l'aspect négatif et envoûtant de l'anima, alliée à l'Ombre. Elle n'est plus la pure princesse délivrée, mais la compagne perverse du magicien. L'Ombre nous emprisonne dans ses négativités. Il faut faire appel à la lumière de la conscience pour s'en libérer. Souvent, dans les RED, apparaît la puissance dissolvante du regard considéré comme un rayon laser. C'est ce que craint le plus l'Ombre, cette lumière, cette" mise à jour" d'un passé secret enfoui. Au rêve IX, un dialogue semble s'instaurer avec le magicien apparemment moins hostile (pourquoi? Il faudrait analyser tous les détails des péripéties intermédiaires). Il offre au rêveur un médaillon magique formé par une pierre précieuse grenat, sertie au centre d'un demi-cercle d'argent. Lorsqu'on place le médaillon devant son il, il agit comme une loupe. Ce bijou passera de main en main au cours des rêves suivants. Le magicien semble ainsi offrir au rêveur un il de remplacement à son rayon laser. Fabien l'essaie et, pris de vertige, tombe dans un gouffre. Il n'a pu supporter l'acuité du nouveau regard proposé. Mais il semble finalement s'établir une connivence entre le magicien, la prêtresse Erista et le rêveur. L'épisode finit même par une ronde à trois. Sans doute, malgré les apparences, les protagonistes sont-ils intimement liés. Mystère de la dramaturgie du RED, le magicien disparaît des séquences suivantes. Ce n'est qu'au cinquante-sixième rêve éveillé, fait en 1992, qu'il resurgit soudain , cette fois sous une forme domestiquée. Il affirme veiller devant une porte d'ivoire sculptée en tant que "gardien du seuil". Grâce à ses sortilèges, il maintient la porte fermée. S'il n'était pas là, "la porte craquerait et la Créature par derrière répandrait son venin sur le monde". Nous constatons que l'Ombre sert encore à contenir la force torrentielle des pulsions secrètes, ce qui fait d'elle un élément positif de notre système psychique. "Le secret du haut-fourneau" Dans son vingtième rêve, fait en 1989, Fabien affronte encore les redoutables puissances de l'Ombre. Il découvre à leur agressivité une réponse inattendue (inattendue en premier lieu par lui-même). Les intertitres sont choisis par le rêveur. Il a baptisé l'épisode "le secret du haut-fourneau". Nos commentaires proposent une ébauche d'explication. Il s'agit d'orienter l'éclairage afin de favoriser la prise du conscience du récit. En R.E.D., on doit laisser au rêveur le soin d'élaborer sa propre réponse à l'énigme du sphinx qui est la sienne. Le sujet commence son récit sur un chemin de crète en montagne. Accroché à un pylône de fer rouillé, il grimpe sur une plate-forme métallique où l'attend une longue-vue, observatoire idéal. "Le berger et la bergère Je vise une montagne lointaine. Ma vision se précise. Un berger est en train d'embrasser une bergère. Allongés dans l'herbe rase, ils s'étreignent au milieu de leurs moutons. Ils ont choisi un coin abrité entre les rochers. Ils se roulent dans l'herbe. Le garçon déshabille la fille. Ils ne me voient pas. Je suis trop loin. Elle a beaucoup de jupons. J'entends leurs rires clairs. L'ombre qui épie Quelqu'un les observe, derrière des rochers au dessus d'eux. C'est une créature en robe de bure, appuyée sur un grand bâton, les bras nus et le capuchon rabattu sur la tête. Elle s'est juchée sur un rocher pour mieux les voir. Mais une pierre roule bruyamment. Confus, les deux jeunes gens se rhabillent en vitesse. Ils ne voient personne, se relèvent rapidement et redescendent vers leurs moutons. Ils ont peur. Ils emmènent leurs troupeaux". * Commentaires: Ainsi, le scénario débute par une scène de voyeurisme. Le rêveur épie les jeunes gens qui font l'amour, eux-mêmes épiés par une créature indéfinissable. La plate-forme est rouillée, ce qui signifie qu'elle ne sert plus. La créature sans sexe est-elle l'Ombre? Noter le procédé narratif : le voyeur se projette sur le personnage en bure. "Le mouton tondu Je poursuis la créature en robe de bure. Elle est très grande, très droite. Ses bras maigres et ses pieds sont nus. Un bracelet bleu orne son poignet. Elle marche sur le chemin de crète, vers une petite tour en pierres sèches qui fait partie de tout un système de remparts. J'entre à sa suite dans son refuge. J'aperçois un mouton tondu, tout nu, la peau très fripée comme celle d'une dinde plumée. Il bêle tristement; tout petit, fragile. Elle le caresse. Des peaux de chèvres sont pendues au mur. La créature monte à l'étage supérieur... * Commentaires: Les bergers gardaient librement leurs moutons. Ici, le mouton a été tondu , exploité et appelle la pitié... comme une victime. Sur le chemin de ronde et la passerelle La créature me fait signe de la suivre. Nous nous retrouvons sur une véritable muraille de Chine. Le chemin des remparts monte et descend selon les déclivités du terrain, entre l'espacement des tours. La muraille est circulaire, mais tellement longue qu'elle ne semble pas tourner. A droite, s'élève une donjon puissant, séparé des remparts qui l'entourent par un terrain rocheux aride. Un nuage bas et sombre noie la tête de cette tour massive. Une passerelle de bois, soutenue par des pylônes plantés tout en bas dans les rochers, relie le cercle des remparts au donjon central. C'est vertigineux. La passerelle aboutit à la seule ouverture de la tour. Au fur et à mesure que j'avance, j'entends des vibrations, comme un moteur qui tourne. Boum! Boum! Le bruit augmente en approchant". * Commentaires : La "créature" mystérieuse joue le rôle du guide, menant le rêveur vers une révélation sur lui-même. Le "bracelet bleu" appartenait à sa mère, ce qui identifie le personnage. Le donjon entouré de remparts semble une "place-forte" inexpugnable. Le "Boum-boum" fait penser à un cur qui bat. Il ne s'agit pas d'un mandala, bien qu'il y ait un centre, car on ne trouve aucune trace du quaternaire. On verra que le mandala réussira à se former à la fin du rêve, après l'affrontement avec l'Ombre. "L'étrange chaudière du donjon J'entre par un porche sombre. Le donjon est creux, sans étages. Des plates-formes de bois s'accrochent aux murs, reliées entre elles par des échelles, des échafaudages, entourant une immense chaudière en métal. Beaucoup d'hommes en salopettes brunes s'affairent pour la faire marcher. On dirait un four, hérissé de tuyaux qui s'enfoncent dans le plafond du donjon. Tout en bas, on enfourne le charbon. Ce sont ces gros tuyaux qui répandent la fumée que j'avais prise pour des nuages. Tout le monde travaille. Personne ne me voit. J'aperçois des canalisations, des manettes, des manomètres, des volants. Ces appareils surveillent la puissance de la vapeur. Je ne sais pas à quoi sert cette chaudière. Mon nouveau guide La créature a disparu. Un ouvrier manuvre un volant, comme un pilote son gouvernail. Il me fait signe. Il est jeune, souriant, couvert de sueur. Je le rejoins par l'échelle de bois. Suspendues dans le vide, ces galeries me semblent fragiles. Des pieux dans les murs soutiennent l'édifice. Nous descendons plusieurs échelles. La lumière se fait plus rare. Le métal en fusion coule sur le sol jusqu'à un entrepôt souterrain. Il parcourt divers caniveaux pour être moulé. On en fait ainsi des rails. L'ouvrier me fait signe de continuer. Nous suivons un couloir". Commentaires: A quoi sert cette chaudière? Son habitacle a une forme phallique. Ses palpitations rappellent la circulation sanguine. Des ouvriers surveillent sa pression pour qu'elle n'explose pas. Elle produit des rails. On peut les interpréter comme des règles de conduite. des modèles à suivre. Peut-être est-ce une symbolisation de la libido qui nous impose un mode de vie, tout un système vital? C'est la deuxième fois dans le rêve que le sujet s'accroche à des échafaudages, c'est-à-dire fait des acrobaties. Le chemin s'avère périlleux. "La bagarre dans le vestiaire Nous entrons dans les vestiaires composés de rangées d'armoires métalliques. J'entends un vacarme comme si on renversait des meubles. On se bagarre dans le coin. Deux ouvriers se donnent des coups de poing. Mon guide me tire en arrière. Nous battons en retraite. Tout s'écroule derrière nous. Nous gagnons un escalier de fer et montons à toute allure. L'escalier tourne. Meurtre dans le parking Une porte donne accès à un parking. Sur le sol, je butte contre un cadavre. Je me retrouve tout seul. La porte de fer s'est refermée derrière moi. Un plafonnier grillagé éclaire lugubrement le drame. Un homme est étendu dans une mare de sang. On dirait qu'il a été écrasé. Je recule. Je ne veux pas me mêler de ce meurtre". * Commentaires : Soudain éclate la violence. enfermée dans la chaudière La bagarre dans le vestiaire anticipe la découverte du cadavre. On suppose que c'est l'ouvrier-guide qui a été tué. Le rêveur a une réaction de fuite. Il refuse d'être compromis dans ce drame... peut-être passionnel. "Les ombres noires du parking J'aperçois des ombres qui surgissent, des silhouettes noires tapies dans le noir. Je n'ai pas envie de les attendre. Je pousse une porte à barre transversale (on appuie dessus pour ouvrir) et je fous le camp. Je grimpe un escalier de béton mal éclairé. Les agresseurs me poursuivent. Je cours, je cours. Nouvelle porte. Tant est grande ma panique que j'ai du mal à l'ouvrir. J'entends les pas se rapprocher. La boutique de plantes exotiques Je sors dans une rue obscure. Il fait nuit; il a plu. Le trottoir brille. Aucune lumière aux fenêtres, personne dans la rue. A droite, seule une boutique est allumée. Encadrée de néon rouge, la vitrine est arrondie et de l'eau coule sur la vitre pour rafraîchir les plantes exotiques. Des êtres noirs sortent du parking. Pas de visages; des imperméables les recouvrent. On dirait des ombres de gangsters. J'entre en courant chez le fleuriste. Il n'y a personne. Je pousse le verrou, mais c'est une porte vitrée très fragile. Des allées quadrillent le jardin de plantes exotiques, éclairées par de petits projecteurs à ras du sol. Les plantes n'ont pas de fleurs. La lumière verdâtre ajoute à l'angoisse. Les ombres s'accolent aux vitres. Je cours entre les rangées de plantes pour m'éloigner d'elles. Ma victoire sur les ombres Fracas de verre brisé. Les agresseurs ont fracturé la vitrine; ils font irruption dans le magasin. Je grimpe un petit escalier menant au bureau du fleuriste. Je remarque un livre de comptes sur la table, mais la pièce est vide. Les agresseurs arrivent. Pour me défendre, je prends un bâton - ou plutôt un parapluie. J'en donne des coups aux créatures noires, revêtues de noir. Je tape! Je tape! Puis j'ouvre le parapluie... Toutes ces créatures deviennent soudain molles comme des coussins, inertes comme des mannequins remplis de sciure. Je continue à taper sur les coussins". * Commentaires ; Scène de panique. Les Ombres attaquent. Fabien "monte à l'étage du bureau", c'est-à-dire élève son niveau de conscience pour affronter les ombres. Noter la présence sur la table du "livre de comptes" qui semble faire l'appel des bonnes et mauvaises actions. On règle ses comptes. Le rêveur trouve un moyen original de se défendre: ouvrir un parapluie. Toute la scène est liée à la pluie en tant que force de dissolution: elle a mouillé le trottoir. L'eau parcourt la vitrine. Les ombres portent des imperméables. Le parapluie les élimine. Il est noir et de forme circulaire. Sa couleur l'apparente à l'Ombre. Le noir maîtrisé détruit le noir. "La salle aux coussins noirs Des coussins recouvrent le sol, des coussins noirs. Je tape dessus jusqu'à m'épuiser. Je me retrouve dans une pièce sans fenêtre couverte de coussins noirs. Je suis étendu dessus. Ces coussins sont durs, comme des coussins d'exercice zen, pas du tout moelleux... Je reprends des forces. Je veux sortir". * Commentaires : Ainsi les ombres meurtrières se transforment -elles en coussins de travail zen. De cette façon sont reconverties les forces élémentaires et dangereuses, quoique essentielles, que l'on mobilise dans les arts martiaux venus d'Orient (Fabien pratique la bio-énergie) . "Le palais aux roses Je soulève un rideau rouge et blanc, puis pénètre dans une galerie carrée, entourant un patio arabe. Il fait un beau soleil. J'entends murmurer un jet d'eau central. Quatre allées en partent, bordées de roses étincelantes. J'en cueille une, odorante pour ma boutonnière. Derrière un moucharabieh, une créature m'observe". * Commentaires : Le mandala apparaît enfin, sécurisant, après les épreuves traversées. Il se forme dans les rêves pour restructurer la psyché du rêveur, menacée par des forces dissolvantes. En général, il allie le quaternaire au carré et au cercle, centrés sur un axe ( ici, le jet d'eau). La créature qui observe le rêveur semble être celle du départ, constatant les effets du parcours initiatique accompli. Le rêve manifeste en effet une continuité lourde de sens. Le récit de Fabien s'imprègne de consonances sexuelles, à partir des ébats des bergers et la scène de voyeurisme. Le complexe maternel interrompt maladroitement le jeu érotique Identifiée par son bracelet, la mère présente un aspect desséché, austère, impénétrable qui fait d'elle le négatif de la mère véritable, son Ombre. Il s'agit d'entamer une sorte de pèlerinage au cur même du sujet, au centre de ses forces libidinales, difficilement maîtrisées. Nous explorerons ce qui s'est passé à un certain moment de la vie du rêveur. Au sein du rêve, le principe de causalité se trouve parfois inversé. Dans le donjon règne une forte pression; on risque l'explosion. Les rails symbolisent le chemin à suivre, imposé au métal liquide coulé selon une forme établie et rigide. La force pulsionnelle de la lave est refroidie et figée. On n'a plus le droit de "dérailler". C'est pourtant ce qui se produit lorsqu'éclate la violence meurtrière des ouvriers. Les ombres envahissent la serre - un lieu où la végétation est trafiquée, domestiquée, artificiellement maintenue en vie par des subterfuges ( végétation exotique, mais sans fleurs). Là, règnent de grandes forces dissolvantes. Après avoir fui les ombres trop agressives, Fabien les affronte "scientifiquement". Il les récupère et les transmute en énergies positives (coussins zen). Ayant ainsi utilisé au mieux la violence régnant en lui, le rêveur pourra jouir momentanément en paix de l'harmonie du mandala final sous la forme d'un patio arabe. La mère surveille discrètement le résultat obtenu. Rien en nous n'est foncièrement mauvais. La nature humaine demeure ambiguë, avec sa part de lumière et sa part d'ombre. L'essentiel est de conserver le contact entre nos différents opposés. L'affrontement se fait parfois brutal, mais doit toujours permettre le dialogue. L'essentiel est de reconnaître cette force en nous afin de lui rendre la parole. On peut concrétiser cette confrontation dans des séances de psychodrame (en ce cas, je préfère parler d'onirodrame) durant lesquelles le rêveur incarnera successivement tous les personnages inventés par sa psyché. Ainsi, il serait intéressant que Fabien converse avec le Magicien noir, la femme en robe de bure ou Erista. Et aussi que ceux-ci discutent entre eux. Changeant de place à chaque rôle, le rêveur interroge ses subpersonnalités qui lui répondent. On note un changement d'attitude, de ton à chaque entité incarnée. Comme au théâtre. Et les répliques se font souvent inattendues et mordantes. Ce dialogue en toute franchise peut devenir comique ou dramatique. L'essentiel est l'émergence du non-dit et la parole donnée à l'inexprimable, au honteux. Sous le travestissement des rôles, les réparties circulent librement. On se dit enfin crûment la vérité. On rétablit la dynamique intrapsychique, paralysée par l'angoisse. On désarme les méfaits de l'Ombre en en faisant une part appréciée de nous-même. Reconnue, elle perd sa virulence et son agressivité pour s'allier aux forces positives dans leur marche vers l'équilibre pacifique du Soi. Il ne s'agit pas de "guérir" à chaque séance. Le R.E.D. nous donne une leçon de pédagogie que l'on répétera avec patience jusqu'à ce que le message de réconciliation soit enfin compris et intégré. ILLUSTRATIONS Les dessins ont été faits par David Guerdon, selon les indications de Fabien, le rêveur. Dessiner un rêve permet de mieux l'intégrer et plus rapidement. 1 ) La créature noire sert de guide à Fabien en marche vers le donjon-chaudière prêt à exploser. 2 ) Le magicien noir mène un jeu subtil avec Fabien en le brutalisant ou en le séduisant. 3 ) Les ombres attaquent le magasin de plantes exotiques où s'est réfugié Fabien après le meurtre de son guide. David Guerdon, Diplômé en psychologie clinique à l'Université de Paris, psychologue et écrivain; fait du rêve éveillé une lecture alchimique et jungienne. Il a publié en 1993 aux éditions Oniros "Le Rêve éveillé - initiation pratique". Prochainement paraîtra le second volet de son ouvrage: "Le Rêve Eveillé - Clefs pour l'interprétation". (Encart) :
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