L'antinomie
Cours donné en 1964 et 1965 par Eugraph Kovalevsky, Monseigneur Jean

évêque de l'Eglise Catholique Orthodoxe de France


L'ANTINOMIE
Cours donné en 1964 et 1965 par Eugraph Kovalevsky

Cours n°1
25 novembre


Allant à la rencontre de plusieurs demandes, je m'approcherai avec vous d'un sujet ardu : l'antinomie dans la théologie orthodoxe.
Le terme antinomie a son histoire. Je m'arrêterai sur le destin de ce mot la prochaine fois.
Aujourd'hui, pour entrer dans le vif du sujet, je vous donnerai une définition provisoire mais indispensable comme base de notre étude, puis je prendrai un exemple dans la vie moderne. J'ai sous les yeux, par hasard, un article sur Paul VI rappelant l'importance de l'autorité du Pape dans l'Eglise ; l'analyse de cet article servira d'exemple de la méthode antinomique appliquée aux problèmes dont tout le monde parle actuellement.
Serrons la question de près. Nous avons souvent parlé ici, à l'Institut, de l'antinomie, mais en passant. Nous avons touché le dogme antinomique de la Trinité, j'en ai même fait l'exposé durant toute l'année passée, par exemple dans le thème de la mariologie : virginité-maternité, union de deux termes opposés.
La première définition que je puis proposer est que la réalité ontologique ne peut être saisie ni par une définition rationnelle, ni par l'expérience sensible ; cette définition est négative. Immédiatement, vous me demanderez ce que j'entends par réalité ontologique. J'appelle réalité ontologique tout ce qui est (du grec ontos : être) réellement en soi, par opposition aux phénomènes, aux apparences, aux manifestations, aux révélations ou aux accidents.
Le mot réalité est moderne, les anciens ne l'employaient pas, mais il est heureux parce que réalité est un terme qui désigne, sans préciser de quoi il s'agit, ce qui est réellement uni au mot antique ontos, la réalité ontologique réellement en soi, au delà des concepts intellectuels et rationnels, au delà de l'expérience.
Pourquoi ajouter : "au delà des concepts et de l'expérience" ? Parce que tout concept, toute structure intellectuelle, toute définition rationnelle, et cela apparaît immédiatement, met une certaine transcendance entre celui qui veut connaître et ce qu'il veut connaître. Ce trait du concept, être quelque chose d'intermédiaire, appartient à toutes les pensées intellectuelles, conceptuelles, structurales, logiques ou rationnelles, c'est un caractère abstrait des réalités ontologiques, à placer en harmonie avec d'autres abstractions.
Lorsque vous désirez avoir une certaine vision du monde, une partie du monde, une réalité en harmonie avec d'autres, vous tirez, de ce qui est, ce qui est conforme à votre intelligence ; et vous harmonisez, au nom de cette vision unique, conceptuelle ou structurale comme on dit maintenant, un deuxième monde qui n'est pas ce qui est, mais ce que vous pensez. Et, entre vous et ce qui est réellement, réside le monde conceptuel. Pourquoi, dans cette perspective, le monde moderne est-il heureux ? Parce qu'il affirme que la structure du monde peut être multiple. Il n'y a pas une structure du monde. Je le construis, comme ceci ou comme cela. Donnons un exemple pour faciliter la compréhension. Admettons que nous disions naïvement que la tête est ronde. C'est juste, la tête est ronde. Mais si vous tracez un cercle géométrique et si vous y placez une tête quelconque, vous verrez que le menton dépassera, ou que les joues seront moins larges que votre cercle... Il existe tout un dessin entre le rond abstrait et la tête elle-même, il y aura toujours une différence. Il ne s'agit pas d'une réalité mais d'une abstraction, d'un concept. Mais le décalage est beaucoup plus profond si l'on parle de ce qui est réellement, car la tête n'est pas seulement non-correspondante au rond géométrique, elle ne correspond pas non plus aux autres conceptions que nous pouvons nous en faire. La tête de l'homme échappera toujours à nos structures et à nos définitions rationnelles.
La réalité ontologique, en ce qu'elle est réellement en soi, dépasse aussi l'expérience. Car toute expérience suscite une sorte de confusion entre l'expérimenté, ce que nous expérimentons et celui qui fait lčexpérience Prenons, par exemple, l'expérience de cette lumière qui frappe mes yeux. C'est une expérience immédiate de la lumière. Mais je ne conçois qu'une partie de la lumière en soi, car la lumière est beaucoup plus vaste que l'expérience que j'en ai. Il existe donc une limitation, aussi bien dans le concept que dans l'expérience. Aucun concept intellectuel ne peut saisir la réalité car, chaque fois que nous voulons définir la réalité par un concept, nous ne prenons qu'une partie de ce qui est réellement. De même dans l'expérience, nous ne prenons qu'une partie de ce que nous avons expérimenté subjectivement. L'intellect est rationnel : entre la réalité en soi et moi qui cherche à la connaître, il introduit comme un troisième monde, qui ne correspond que partiellement à cette réalité. L'expérience possède un caractère unitif, et ne fait pas rentrer en jeu de troisième élément. Au contraire, mon je s'unit avec ce que j'expérimente ; j'ai donc toujours la certitude et l'impression de saisir la totalité, au lieu d'avoir conscience de ne prendre qu'une infime partie de la réalité. Je dis, par exmple : cette lampe m'aveugle, je connais la lumière. Non, je ne connais pas la lumière !
L'expérience chimique ne saisit qu'une infime partie de la réalité. Prenons la chimie, car c'est l'une des sciences les plus développées, car tous les problèmes atomiques appartiennent à cet univers. Si nous définissons l'eau par sa formule chimique, nous penserons avoir compris ce qu'elle est. Mais nous n'aurons saisi qu'une infime partie, mentalement, en dégageant les deux gaz qui la composent. Nous n'aurons pas du tout saisi l'eau. Nous n'aurons pas saisi le caractère d'un ruisseau, ni le caractère sacral de l'eau, ni le liquide en soi, ni toute une multitude d'autres points de vue. Nous n'avons pas du tout saisi l'eau en soi. Nous comprenons seulement sa formule chimique. A partir de là, nous en trouvons d'autres et nous construisons tout un monde intellectuel, celui de la structure chimique. Il nous semble que nous comprenons l'univers. Mais, en science expérimentale, nous ne prenons qu'une partie de la réalité de l'eau, puis une infime partie de tel gaz ou tel métal, avec quoi nous construisons un univers chimique qui est un troisième monde, qui n'est pas même la réalité de notre monde, chimique, atomique, mais un monde nouveau dans lequel nous entrons. La réalité ontologique nous échappe.
Ces exemples très simples nous ramènent au philosophe allemand Kant, qui déclarait inconnaissable la chose en soi. C'est là un point positif de Kant. Pour lui, nous ne connaissons que les phénomènes, et nous ne pouvons les connaître qu'à partir des catégories de notre pensée, sur laquelle nous appliquons. Laissons la complication de ces catégories intellectuelles et des phénomènes. Kant a beaucoup influencé la science moderne, on a renoncé à connaître la chose en soi et l'on s'est mis à étudier les phénomènes qui, eux, sont saisissables, ce qui a permis un grand développement dans différents domaines. Quelle est la faute de Kant ? D'affirmer la chose en soi inconnaissable. Elle n'est certes pas connaissable par nos concepts et nos expériences, mais peut-être existe-t-il une autre manière de la connaître. Vous verrez pourquoi l'antinomie va entrer en jeu. Cette autre manière serait ce que saint Basile appelle la theoria tôn ontôn, contemplation ou connaissance, théorie de l'être en soi.
Kant, toutefois, en annonçant que la chose en soi n'est pas connaissable, que seuls les phénomènes le sont, a ouvert la possibilité de développer une multitude de sciences, toutes partielles. Voyez comme notre culture, remarquable en un sens, se compartimente de plus en plus. On étudie un phénomène, un second, un troisième, chacun fort bien analysés, mais il n'existe aucune relation entre eux. Les structures que nous dégageons du monde sont excessivement appauvries, ou alors elles se cognent et n'ont pas de rapports entre elles. Le monde moderne se caractérise par cet esprit de multitude, d'étages qui ne sont pas reliés à des escaliers.
Comme la chose en soi n'est pas connaissable, les idéalistes allemands, disons Hegel et quelques autres, qui ont tant influencé le monde scientifique de notre époque, ont purement et simplement renoncé à cet inconnaissable. Ils ont prétendu qu'il n'existait pas. Hegel pensait qu'avec sa dialectique et sa pensée, il pouvait tout saisir. Mais il ne saisissait plus l'ontos. L'ontologie s'est mise à reculer progressivement, la réalité se résumant aux phénomènes et à leurs changements. Voilà pourquoi le Dieu de Hegel sera le Dieu du Devenir. Après quoi nous aurons le matérialisme, le bouddhisme, peu importe, je ne veux pas vous faire une histoire de la philosophie ! Je tenais seulement à montrer, par cette petite incursion dans la philosophie, que Kant a senti qu'existe une différence entre la réalité ontologique et les phénomènes ou les manifestations, mais sans donner la possibilité de tourner le regard vers la réalité ontologique.
Ce qui nous ramène à l'antinomie. La définition rationnelle, nous l'avons vu, ne saisit qu'un aspect de la réalité ontologique ; il en va de même de l'expérience. Ces aspects sont partiellement vrais. Mais la psychologie de l'homme est ainsi faite que, lorsqu'il a saisi un aspect des réalités ontologiques, ou par la raison, ou par l'expérience, inévitablement il prend cette portion minime pour le tout. Dans l'Eglise, cela s'appelle hérésie ou esprit sectaire (secte signifie couper). Quand nous avons saisi un aspect de la réalité ontologique, Dieu, la nature, peu importe, nous sommes tellement ravis de cette connaissance intellectuelle ou expérimentale qu'il nous est très difficile d'accepter que notre définition, notre connaissance, n'est qu'une infime parcelle du tout. Nous pouvons être humble, dire que notre connaissance est insuffisante, qu'il nous faut progresser. Mais cela ne suffit pas. Notre humilité résidera dans l'approfondissement du caractère partiel de notre expérience ou de notre réflexion intellectuelle, ce qui signifie que nous continuerons sur le même chemin. Et lorsque, sur ce chemin, nous rencontrerons des chocs qui viendront contredire nos certitudes, nous allons réfléchir, tâcher d'englober ou de nier l'obstacle. Nous avons une expérience et voici tout à coup qu'une autre expérience est pleinement possible. Nous avons une connaissance intellectuelle, une définition, et soudain arrive une définition tout à fait opposée. Une crise, une lutte acharnée s'engage. Selon leurs tempéraments, l'un niera l'opposé, le rejettera, un autre pourra changer de camp et passer à l'ennemi, vous en voyez de multiples exemples, un autre encore tâchera plus ou moins de recoller les morceaux ou d'aboutir à une synthèse. Mais, dans tous ces cas, nous sommes dans un perpétuel état de péché vis à vis des réalités ontologiques, parce que ou bien nous séparons, ou bien nous ne sommes pas capables de changer notre pensée et voulons confondre, mélanger, faire une synthèse.
La pensée antinomique, au contraire, contient les opposés dans leurs rapports exacts. Toutes les oppositions, nous le verrons, ne peuvent entrer dans la pensée antinomique ; de plus, il existe plusieurs formes de cette pensée. Elle s'applique à l'expérience comme à la définition intellectuelle. Mais que nous donne-t-elle ? Tout d'abord, elle écarte un choix de préférences abusives, la partialité, l'esprit hérétique ou sectaire. D'autre part, la présence de deux opposés rend notre intellect et notre coeur, ou notre sensibilité, disponibles pour s'approcher d'une réalité ontologique. Il n'y a pas d'autre moyen. On peut le comparer à quelqu'un qui, pour sortir d'une chambre, doit ouvrir la porte à deux battants, c'est à dire assez largement ; aux deux colonnes nécessaires pour soutenir un arc sous lequel nous devons passer.
Vous souvenez-vous que tous les grands dogmes chrétiens basés sur la révélation sont antinomiques ? C'est une des réalités divines nous menant vers l'unité, vers l'Un, et vers la multiplicité ou la distinction dans l'unité. Combien de fois ai-je dit que l'unité sans distinction est confusion, et que la distinction sans l'unité est séparation ou dispersion ! Cette antinomie dogmatique se trouve dans l'incarnation du Christ, vrai Dieu et vrai homme, totalement homme et totalement Dieu. Cette antinomie nous mène à une vision du monde où les valeurs inégales d'humanité et de divinité, de créateur et de création, sauvegardent leur intégrité et leur perfection, sans confusion ni mélange. La virginité-maternité est une autre antinomie. Ceci nous introduit dans une pensée tout à fait nouvelle. Un des messages de l'Evangile et de l'Eglise, c'est qu'ils n'ont pas apporté de nouveau sujets à notre pensée et notre émotion, pas d'autre dieu ou de dieu plus parfait, ni une pensée plus profonde, mais ils nous ont donné, par le Christ, une autre manière de connaître ou de sentir.
Je crois que la plus grande difficulté, qui fait que les gens deviennent si difficilement chrétiens, vient de ce qu'ils s'obstinent à sauvegarder leur manière de penser et de sentir non chrétienne. Ainsi, notre absence de pardon, d'amour des ennemis, vient de ce que nous nous entêtons à sentir comme des païens ou des hommes non éclairés, à penser comme on pense en dehors de la révélation. Pour comprendre la révélation, ce qu'elle apporte à nous comme au monde, il faut changer notre instrument d'expérience. Nous ne sommes pas qu'instruits, nous sommes éclairés. Il n'est pas dit que la lumière éclairera notre intelligence, nous sommes la lumière du monde. Non, l'Evangile ne dit pas : "vous serez éclairés par mes commandements", mais "vous êtes la lumière du monde", vous recevez votre éclairage de l'intérieur afin de voir la nouvelle lumière. Comme dit le psaume : "dans la lumière, je trouverai la lumière".
Les philosophes du łsiècle des lumièresČ, comme Kant, qui refusent la révélation, pensent selon lčancienne manière de voir. Leur łesprit éclairéČ lčest du dehors, par les phénomènes du monde. La pensée chrétienne ne reçoit pas sa lumière du dehors, mais le chrétien doit transformer ses expériences, pensées et sentiments.
Pour illustrer ce propos, nous allons étudier un article récent du journal Le Monde, qui expose la pensée de Paul VI sur lčecclésiologie. Je nčai rien pour ou contre Paul VI. Je le prends purement par hasard. Je cherchais des articles sur la collégialité et la conciliarité, j'ai demandé autour de moi et l'on m'a donné celui là, pensant qu'il serait intéressant quant à la collégialité des évêques. En le lisant, j'ai vu qu'il ferait un exemple très concret pour montrer la pensée antinomique ou anti-antinomique. Le voici : "Un peu partout s'est répandue la mentalité du protestantisme et du modernisme, qui nie le besoin de l'existence légitime d'une autorité intermédiaire dans les rapports de l'âme avec Dieu. łQue d'hommes entre Dieu et moi ! Č, s'exclame la voix fameuse d'un épigone de cette mentalité. Il est de ceux qui ont parlé de la religion d'autorité et de la religion de l'esprit pour opposer l'une à l'autre, pour identifier le catholicisme à la religion d'autorité et la religion de l'esprit au courant du sentiment religieux libéral et subjectif de notre temps. Cela pour aboutir à la conclusion que la première n'est pas authentique et que la deuxième doit se déployer d'elle-même sans lien extérieur, arbitraire et étouffant." Après quoi, Paul VI précise que "cependant, l'autorité, dans l'Eglise, du Pape n'est pas une expression d'orgueil ou d'autorité civile armée de l'épée et revêtue de la gloire, mais une fonction pastorale visant à guider les autres et à assurer leur prospérité."
Voilà un texte très caractéristique. Le Pape défend l'autorité, déclare qu'on a besoin de l'autorité, de la hiérarchie, des intermédiaires, c'est tout à fait légitime. Mais lorsque Rousseau dit : "il y a trop d'hommes entre Dieu et moi", il ne voit pas que c'est tout aussi légitime. Voilà la faute de pensée du Saint Père. Il pense non-antinomiquement. Vous souvenez-vous de ces cours très brillants de Gandillac sur Denys l'Aréopagyte ? Toute cette hiérarchie céleste de Denys l'Aréopagyte donnait un peu froid dans le dos, parce qu'on voyait qu'entre Dieu et soi, il existe tant de couches hiérarchiques qu'au fond, on sera toujours un peu en dessous des anges, et jamais en contact direct avec Dieu. Posons la question brutalement, sans même réfléchir à ce que la hiérarchie, l'autorité, l'intermédiaire ont d'indispensable par ailleurs. Le contact direct immédiat avec Dieu est aussi indispensable. Nous avons deux thèses opposées. Tu ne peux venir vers Dieu que par le staretz, le gourou, un ange, un guide, l'Eglise, etc... C'est une réalité dans l'univers de la hiérarchie, l'intermédiaire, le guide. Et en même temps, il existe aussi une réalité du contact direct et immédiat avec Dieu. Même dans l'Ecriture Sainte : "Vous êtes temple du Saint Esprit". Si Dieu n'est pas en vous, s'Il vient seulement par les sacrements, les prêtres, les évêques, l'Ecriture sainte, ou même par le Christ si on imagine le Christ comme un intermédiaire et non comme Dieu...
Hiérarchie et contact direct : posons ces deux choses, avant de résoudre la question, de chercher la synthèse. Paul VI dit qu'on a besoin de l'autorité et qu'une Eglise sans autorité, qui ne serait qu'esprit, est une foutaise. Non, ce n'est pas vrai ! Nous sommes en face de deux polémistes, qui ne sont pas dans le vrai ou ne le sont que partiellement. Si je dis que la religion est celle de l'esprit, pas de l'autorité, c'est une vérité ; que la religion a besoin d'une autorité, c'est encore une vérité. Leur opposition, leur lutte est fausse parce que l'on doit trouver une autre solution.
Remarquez qu'il fait un compromis. Il dit en substance : mon autorité de Pape n'est pas l'expression de l'orgueil. Mais Sabatier et Rousseau ne parlent pas de bonne et de mauvaise autorité, ils parlent de l'autorité tout court. Qu'elle soit humble ou orgueilleuse, c'est un autre problème. Ils parlent de l'autorité et de la hiérarchie chez les intermédiaires. "Elle n'est pas une expression de l'orgueil ou d'autorité civile armée de l'épée..." Cela, historiquement, ce n'est pas tout à fait vrai, mais il s'agit d'une autre question dans laquelle je ne veux pas entrer. "Elle n'est pas revêtue de gloire..." Le problème n'est pas là. "Mais fonction pastorale..." Pastorale, c'est une autorité. Un protestant me disait : "Je n'ai pas besoin de pasteur, je crois en Dieu et j'ai Dieu en moi." Qu'il soit orgueilleux ou pastoral ne change rien. "Pastorale ou visant à guider les autres..." S'il guide, c'est une autorité, il n'y a pas contact direct. Un inspiré dira : "Je n'ai pas besoin de guide, le Saint Esprit parle en moi. Mon guide, c'est Dieu." L'Evangile dit : "Ne vous inquiétez pas de ce que vous direz, l'Esprit parlera en vous." Mais quand l'Esprit parle en moi, je n'ai besoin ni d'autorité, ni de guide, ni même d'Ecriture Sainte. Si je commence à me demander ce que pense Paul VI, je ne pourrai pas répondre quand je serai devant le juge, et je dois répondre spontanément, directement inspiré. Entre ces deux textes, la contradiction apparait.
Posons, avec le modernisme, le problème de conscience d'ailleurs séculaire. łSelon ma conscience, je ne peux pas faire telle chose. Mais l'Eglise vous oblige à aller contre votre conscience.Č Voilà les données du problème. Berdiaeff avait sur ce point une pensée géniale. Ce conflit sur l'inspiration directe, la conscience, suppose quelqu'un qui a confiance en sa conscience, qui sent que Dieu parle en lui sous une certaine forme, qu'il n'a pas besoin d'intermédiaire. "Selon ma conscience..." Il peut se tromper, mais reste le problème de la conscience. Berdiaeff dit très justement qu'il existe un phénomène curieux chez les communistes (ce que Koestler reprendra sous le titre : le Zéro et l'Infini). Il appelle cela l'objectivation de la conscience, où la conscience sort de l'individu, elle est supprimée en lui et projetée dans le Parti. Alors, dans l'Eglise, où est ma conscience, en moi ou dans le Pape ? Y aurait-il deux consciences ? C'est un conflit, et tant qu'il y a conflit, il n'y a pas de solution. Ce n'est pas en votant pour la conscience-parti ou pour ma conscience individuelle que je résoudrai le problème. Il est insoluble si on n'entre pas antinomiquement dans cette question.
Saint Cyprien de Carthage (IIIe siècle) affirmait que l'Eglise, c'est l'unité de l'épiscopat. Ce que l'Eglise dit, nous devons le croire. Le même saint Cyprien disait aussi : "Selon ma conscience d'évêque, je peux ou ne peux pas agir". Batifol, le grand historien de la papauté, un homme très large d'esprit qui s'imaginait être le Harnack de l'Eglise catholique romaine, et qui a écrit de nombreux ouvrages, fait une remarque extrêmement curieuse : il doit choisir ; ou c'est sa conscience qui juge, ou c'est le concile. Mais, précisément, on ne peut pas choisir. Nous sommes devant la réalité ontologique de notre âme et la réalité ontologique de la société. Ici, ce que nous appelons religion de l'esprit, ou de Dieu immédiat, ou de la conscience immédiate, a autant de valeur, autant de réalité que l'Eglise collectivité, parce que nous ne sommes pas des êtres isolés. L'Eglise unité des hommes, coopération des autres dans lesquels entrent les intermédiaires, l'autorité ou collectivité, voilà le problème qui se pose. On ne saurait le résoudre par un choix. Nous sommes devant un problème antinomique.
Cours n°2
8 janvier 1965
(dčaprès des notes dčétudiant)

Il existe deux formes dčantinomie : lčune, positive, qui permet de surmonter des contradictions visibles, évidentes ; et lčautre, négative, où lčon décèle la présence de deux opposés en lutte, même camouflée. Par exemple, lčantinomie entre sentiments et intelligence est de forme positive. Si lčon pose ces deux termes dans leur rapport exact, on peut parvenir à une coexistence harmonieuse. Mais si vous posez comme opposés bien et mal, leur coexistence est destructrice.
Revenons au texte de Paul VI et à sa contradiction avec la petite phrase de Rousseau. Ce nčest pas parce que lčautorité est libérale que le problème sera résolu. Poser la nécessité dčun terme (ici lčautorité) et affaiblir lčautre (la liberté) ne résout rien. Dans lčantiquité, on ne concevait pas la personne irremplaçable en contact direct avec la divinité, tout passait par la hiérarchie, lčautorité. Dans le marxisme, le général domine sur le particulier. Mais la solution est dans le dépassement de la contradiction.
Pourquoi pose-t-on mal le problème ? Pourquoi nčaccepte-t-on pas les deux à la fois ? Parce qučil nčy a pas de vérité sans amour, ni de pensée sans sentiments. Paul VI défend sa position — sa propre autorité — et ne peut voir celle de lčautre. Tout ce qučil peut faire, cčest, à la rigueur, la tolérer. Voilà pourquoi le Christ dit : łAimez vos ennemis.Č On doit aimer lčantithèse de la thèse qui nous est sympathique et, ensuite, chercher leur rapport symphonique. Hegel, lui, pose la lutte entre thèse et antithèse. Mais dans cette lutte, aucune synthèse, aucun devenir nčest possible. Ce passage par lčamour est nécessaire car la pensée nčest pas autonome, elle est liée avec le coeur, liée avec le monde psychologique. Et si lčEglise ne donne pas de réponse véridique, mais des compromis, elle ne peut pas être la lumière du monde.
Lčantinomie Créateur-créature, comme lčantinomie trinitaire, est très grande. Pour bien sčapprocher dčun tel problème, il faut vérifier où vont nos sympathies et nos antipathies : nous sommes plutôt łde gaucheČ ou łde droiteČ, intuitifs ou volontaires, etc., et cela dans tous les domaines. Cčest normal. Mais on ne doit pas considérer la thèse qui nous est sympathique comme supérieure à lčautre. Et dès qučon dépasse cette attitude, on commence à aimer ce qui nous est antipathique.
Voilà pourquoi lčapôtre Paul dit que le chrétien nčest ni religieux, ni a-religieux. Avec ce łni — niČ, nous sommes crucifiés au monde. Voilà pourquoi la sainteté est indispensable pour bien penser.
Notons à ce propos que ceux qui veulent faire le bonheur des autres sont souvent imbuvables parce qučils le veulent łà la manière deČ, ils absolutisent leur point de vue. Mais on nčest pas justifié par ce que lčon veut, par ses łbonnes intentionsČ. On ne peut pas donner plus de valeur au fonctionnaire qučà lčinspiré, ni plus de valeur à lčinspiré qučau fonctionnaire. Lčautorité ne doit pas anéantir son antithèse : la liberté. Lčamour des ennemis consiste à se poser, aimer lčopposé et dépasser ainsi lčopposition.
Cours n°3
23 janvier 1965

Dans les deux derniers cours, nous avons étudié la lettre de Paul VI, et j'ai tenté de montrer la déficience de cet enseignement dans la mesure où sa pensée n'est pas antinomique. Il insiste sur l'autorité et liquide trop facilement, au travers de Jean Jacques Rousseau, la liberté et le contact direct de l'âme avec Dieu. Dans le même contexte, à Lausanne, un jeune protestant a répliqué à l'encyclique de Paul VI en disant qu'il ne voulait pas d'intermédiaire : Dieu et moi, cela suffit. Il aurait fallu lui répondre que le contact avec Dieu est indispensable, mais que les intermédiaires le sont tout autant, malgré la contradiction apparente. Sans le Christ, sans les apôtres... Revenons à ce commandement très simple : "Aime ton Dieu". Jean ajoute : "Si tu n'aimes pas ton frère, tu es un menteur, tu ne peux pas aimer Dieu que tu ne vois pas." Nous sommes donc crucifiés pour la vie, la vie totale ou connaissance parfaite, par cette pensée antinomique qui saisit les deux choses en soi : d'un côté, comme dans l'encyclique papale, l'autorité, tout ce qui concerne l'intérêt général, collectif, et de l'autre la personnalité, la liberté totale de l'être humain. Nous avons vu en quoi le message de Paul VI était limité, nous avons dépisté les éléments qui l'ont poussé à prendre cette position et à ne pas voir le problème dans sa profondeur. Tout simplement, instinctivement, il voulait, tout en souhaitant être large, défendre l'autorité du système de son Eglise plutôt que la vérité réelle et vitale du monde. C'était un exemple de défaillance. Aujourd'hui, je vous donnerai un autre exemple : ce qu'on appelle fausses łthèse et antithèseČ.
Il y a beaucoup de thèses et d'antithèses qui sont artificielles et fausses. Je suis arrivé à cet exemple en voulant consulter quelques dictionnaires et ouvrages philosophiques sur le terme antinomie. Malheureusement, la littérature n'est pas très riche en ce domaine et l'on doit admettre que le mot antinomie n'est pas tellement employé en philosophie. Il y a la philosophie russe, mais on ne la connaît pas. Les Pères de l'Eglise employaient d'autres termes pour la même pensée. Et le dictionnaire définit l'antinomie comme contradiction entre des lois. C'est inexact puisque la traduction littérale du mot grec antinomie serait anti-légal. Mais lorsque nous parlons d'antinomie, nous ne nous référons pas à la légalité ; nomos serait ici comme deux lois, ou même trois, qui sont posées et qui semblent contradictoires, soit, mais qui, en réalité, doivent être dépassées.
En parcourant quelques livres, j'ai trouvé une réflexion de Gabriel Marcel qui n'est pas encore mon propos, mais que je tiens à vous communiquer car elle est assez curieuse et, à mon avis, assez riche de réflexion. Vous savez qu'actuellement beaucoup de penseurs s'aperçoivent que l'on ne peut voir la réalité du monde que par antinomie. Il écrit : "D'une façon générale, penser, penser objectivement, c'est lutter pour se rendre maître des contradictions, des oppositions auxquelles on se heurte, pour les utiliser ensuite." La phrase n'est pas très claire, mais elle est assez pertinente. Il dit que la pensée objective consiste à lutter contre les contradictions. Nous avons deux propositions contradictoires, nous ne voulons pas voter et nous cherchons à mater cette contradiction. Mais pourquoi cherchons nous à supprimer les contradictions, ou les choses qui nous paraissent complémentaires mais qui ne s'unissent pas ? Pourquoi voulons-nous à tout prix supprimer les contradictions ? Pour nous en rendre maîtres. En cela, comme un très grand psychologue de l'intellect humain, Gabriel Marcel a vu juste. Afin de les utiliser.
Mais il dit ensuite : "La caractéristique des antinomies, c'est que, loin de se résoudre ou de se combler, elles s'approfondissent lorsque je pense clairement." Là, il a très bien vu que, du point de vue utilitaire, il est indispensable de liquider rapidement les contradictions, par une fausse synthèse, un compromis ou un choix, pour maîtriser la situation. Mais si l'on pense clairement, si l'on veut voir le vrai, ce qui est, plus on pense les antinomies et plus elles s'approfondissent. Comme dans l'exemple de Paul VI, la liberté et l'autorité, si on approfondit clairement la liberté, elle exigera de nous quelque chose d'encore plus profond qu'un certain compromis libéral ; et si on médite clairement l'unité, l'autorité (celle de la société) prendra également un aspect plus profond. Si nous voulons voir vrai, nous ne pouvons pas diminuer ou aplatir cette contradiction apparente. Je dis apparente, car ce ne sont pas des contradictoires mais des propositions complémentaires, coexistantes. Nous y reviendrons et je vous citerai des exemples de penseurs modernes qui ont bien compris le défaut de Karl Marx ou de Hegel, qui voyaient une lutte là où il y a seulement complémentarisme aigu.
Mais qui a lancé la mode, dans la pensée humaine, du mot antinomie ? Kant, dans sa Critique de la raison pure. Ce terme, chez Kant, va-t-il dans notre sens ? Nullement. Ici, nous devons être prudents, car Kant a encore une très grande influence sur la pensée de l'humanité, même s'il est soi-disant dépassé, et souvent les gens vont employer le mot antinomie dans un sens tout à fait opposé à ce que je veux vous présenter et qui correspond au dogme chrétien. Rappelons brièvement la philosophie phénoménologique de Kant dans sa Critique. Il nie l'objectivité de la raison pure ; il affirme que nous ne connaissons pas ce qui est en réalité, la chose en soi. Donc nous pouvons seulement nous rapprocher du monde par ses manifestations, ses phénomènes, d'où différentes formes de phénoménologies, le mot est lâché. Nous étudions les phénomènes par l'expérience, mais nous ne pouvons pas saisir, par notre raison pure, la réalité des choses. Vous remarquerez qu'il prend une position négative contre toute métaphysique. Après lui, nous devrons attendre le XXe siècle pour la restauration des valeurs de la métaphysique.
Au XIXe siècle et encore lorsque j'étais enfant, disons lorsque j'avais 10 ou 15 ans, au commencement du siècle, alors que les adultes de 30 à 60 ans qui avaient déjà fait carrière étaient des hommes du XIXe siècle, le mot métaphysique semblait ridicule. A tel point, pour vous éclairer un peu sur les processus de la pensée humaine, que, lorsque les chrétiens profondément religieux voulaient défendre la valeur du christianisme, ils n'avaient qu'un seul et unique recours : parler de l'expérience mystique. La métaphysique, après Kant, était mise au ban de la société : ce n'est que la projection d'une pensée sans fondement, la raison pure ne peut rien dire à l'exception d'hypothèses absurdes. Actuellement, tout a changé. Les penseurs du monde entier, au XXe siècle, ont commencé de retrouver la valeur de la métaphysique. Dans le contexte religieux, quand Pie X a voulu restaurer le thomisme, cette restauration avait de nombreux défauts parce que Thomas d'Aquin a de nombreux défauts, que c'est un homme du moyen âge et qu'il est peut-être ridicule de reprendre sa philosophie comme un dogme, mais elle témoignait d'une certaine préoccupation de restaurer la valeur métaphysique. En dehors du thomisme, Gabriel Marcel et tant d'autres venaient aussi remettre la métaphysique en valeur. Et même en science, voyez Einstein obligé de reconnaître que le monde expérimental ne suffit pas et qu'il existe un monde tout à fait à part, le monde métaphysique, c'est à dire la contemplation des vérités en soi et pas seulement des vérités expérimentales. L'expérience, comme je vous l'ai dit, est toujours limitée parce qu'elle expérimente les phénomènes et non pas l'être en soi.
Kant, anti-métaphysicien enragé et qui a créé ce monde nouveau, écrit : "L'antinomie de la raison pure est une affirmation contradictoire à laquelle aboutit la raison lorsque, dans la cosmologie rationnelle, elle prétend déterminer la nature du monde." Il affirmera qu'on ne peut pas déterminer la nature du monde. Alors, il parle de thèse et d'antithèse pour démontrer que l'antinomie est un argument d'absurdité de la pensée humaine. Pour lui, l'antinomie n'est pas une issue vers la réalité du monde, mais une preuve de ce que la raison ne peut pas saisir cette réalité. Examinons le discours de Kant.
1. Thèse : le monde a un commencement dans le temps et une limite dans l'espace.
2. Antithèse : le monde n'a ni commencement dans le temps ni limite dans l'espace, il est infini dans ces deux dimensions.
Cette question, savoir si le monde est limité ou non, se discute encore actuellement. Ces contradictions, le monde fini ou infini dans le temps et l'espace, forment elles thèse et antithèse ? Peut-on dire que le monde est fini ou infini, et en quel sens ? C'est, en fait, une antinomie artificielle. Pourquoi et de quoi parle-t-il ? Analysons. Le monde est fini dans le temps et l'espace. D'où vient cette idée ? De la Bible, du moins telle qu'on l'enseigne. "Au commencement, Dieu créa..." et, au terme, la fin du monde. Du point de vue temps et du point de vue espace, Dieu t'a créé et tu as des limites. Que pensaient les Grecs ? Que le monde est infini dans le temps, la matière pré-existe, le monde est éternel, mais limité par l'espace. Voilà une autre thèse. Nous avons la thèse du monde fini dans le temps et l'espace et celle du monde infini dans le temps mais fini dans l'espace. Toute l'Antiquité voyait le monde fini.
Arrive une nouvelle période, juste avant Kant : le temps n'est pas encore suivi jusqu'au bout, mais on commence à concevoir le monde illimité dans l'espace. Une des caractéristiques de la vision antique est la limitation du monde, alors que les penseurs au commencement du XVIIIe siècle perdent la notion de finitude dans l'espace. Infini, infini, infini... Autre vision. Mais il reste quelque équivoque sur le temps. Si l'on interroge la pensée moderne courante, pas celle des spécialistes, les gens diront que le monde n'a pas de limite. Et très naïvement, ils vous demanderont : s'il y a des limites, qu'est-ce qu'il y a derrière ? Admettons qu'il soit limité à telle distance : et alors, là-bas ? Il y a encore quelque chose ! Nos contemporains croient ils le monde éternel ? Oui et non, car ils croient tout de même à une certaine formation de notre planète, mais certainement, avant, il y avait autre chose ; ils ne croient pas non plus au commencement de l'univers, mais ils admettent un certain commencement et une fin de notre système solaire. Ils font un compromis entre le fini et l'infini.
Cette question d'un monde fini ou infini dans le temps ou dans l'espace, ces deux thèses, pour faire une bonne soupe et un bon repas, n'ont aucune importance. Pour organiser une société plus ou moins juste, cela n'a aucune espèce d'importance. Un univers fini ou infini, qu'est-ce que cela peut me faire, à moi ? Surtout, si l'on regarde les 60 ans de la vie humaine, fini ou infini, cela ne change pas grand chose. Devant quoi se pose ce dilemme, fini ou infini ? Devant quoi ? Devant mes 60 ans d'existence ? Devant des réalisations techniques, devant une étude chimique de l'eau ? Tout ce monde expérimental et scientifique est-il monde éternel ou a-t-il un commencement ? Cela ne change rien, car dans le temps limité et l'espace limité dans lesquels nous travaillons, nous pouvons aussi bien poser le monde comme éternel que lui admettre un commencement. Dure-t-il des milliards d'années ou toujours, cela ne change rien. Dans notre monde phénoménal, expérimental, 2 et 2 font 4 et ce qui est, du point de vue de l'espace et du temps, ne nous gêne nullement. On vient de trouver des choses inimaginables dans la voie lactée, des choses qui ne sont ni étoiles ni soleils, qui ont une radiation plus forte que le soleil : si nous avançons dans la découverte du monde, nous avançons quand même dans le temps et l'espace et que l'univers ait une limite ou non ne change rien . Ce problème n'a de sens que devant Dieu et en tant que nous avons la vocation divine. Mais devant Dieu, cette thèse et cette antithèse se posent d'une toute autre manière.
Pour nous chrétiens, Christ est fini et infini. Le monde est fini parce qu'il n'est pas Dieu. Il est fini en face de l'infini divin. Il est fini en face de quelque chose de supérieur, si Dieu est infini. L'origine, c'est la volonté divine et le but, c'est Dieu. Mais c'est Dieu qui est infini, le monde est fini par nature. Et tout en étant fini par nature, il n'existe que parce qu'il est de, par et en Dieu infini. Il n'existe pas en soi mais par la communication de l'infinité divine. Car, s'il est fini en soi, il ne peut pas exister, il n'existe que parce qu'il y a l'infini.
Alors, pourquoi les Grecs pensaient-ils que le monde est infini, pré-éternel en tant que matière ? Parce qu'ils ne distinguaient pas le créateur et la création dans leur vision pan-naturiste et panthéiste. Et pourquoi, maintenant, donne-t-on la catégorie de l'infini au monde ? Parce que l'on veut donner des catégories divines à la création. Le problème n'est donc pas : le monde est-il fini ou infini ?, mais plutôt : y a-t-il créateur et création, ou n'y a-t-il pas de créateur ? Mettre le fini et l'infini en rapport fausse la question. D'où vient cette problématique chez Kant ? D'une origine excessivement simpliste. Kant était en face d'une certaine éducation biblique de son temps, qui disait : le monde a tant d'années... , et d'une autre culture qui prétendait le monde infini. Il voyait une contradiction qui n'en était pas une, mais qui était motivée par d'autres questions : qu'est-ce qu'on peut faire avec la raison pure, il existe des contradictions, nous ne connaissons rien sauf l'expérience, ou la phénoménologie.
Autrement dit, on peut poser de fausses antinomies. Et souvent, dans notre vie, nous prétendons qu'il y a des contradictions et des antinomies. Mais si l'on regarde de près, cela vient de ce qu'on a posé la question de façon fausse.
Cet exemple est peut-être trop abstrait, mais je le crois assez caractéristique. Si l'on prend l'enseignement chrétien sur le fini et l'infini... Si on critique la raison pure... Prenons la raison pure. Le monde est composé de fini, ce verre, ces lunettes, moi, le système solaire, peu importe. Ce sont des choses finies. Le monde actuel phénoménologique est fini dans le temps et dans l'espace. Si on réunit des choses finies, on n'arrivera jamais à l'infini. L'infini du fini restera le fini. Que je prenne une lampe, mille lampes, un milliard de lampes, une infinité de lampes, ce ne sera pas l'infini, ce sera tout de même un certain nombre de lampes. Dans notre expérience, dans le concret, nous sommes dans le fini. La catégorie de l'infini vient de ce qu'en l'homme réside l'esprit, l'image de Dieu, et que nous avons la nécessité de l'infini. La nature humaine est telle qu'elle ne peut pas supporter le seul fini, elle a besoin de l'infini. Elle ne peut pas supporter le relatif, elle a besoin de l'absolu. Mais cet absolu, cet infini, c'est l'élément divin, ce n'est pas l'élément cosmique.
En ce qui concerne ce qu'il y avait avant la création, Dieu ne faisait rien, c'était le vide. Qu'est-ce qu'il y a derrière l'espace de tous les systèmes solaires, de la voie lactée et autres, c'est une autre aberration, et kantienne également. Parce que c'est une terrible confusion. Qu'est-ce que le temps et l'espace ? Quelqu'un qui lit la Bible sait que pour nous il y a un premier jour. Mais pour Dieu, il n'y a pas de premier jour. Pour nous, il y a commencement du monde, mais pour Dieu, il n'y a pas de commencement du monde. C'est une absurdité. Quand on est au delà du temps et de l'espace, et nous avons cette expérience d'un au delà du temps et de l'espace, on n'est pas lié. Il n'y a pas d'avant le monde.
C'est Kant qui est fautif. Car il a dit que l'espace et le temps ne sont pas réels, mais des catégories de notre intelligence que nous plaquons sur le réel. Il avait raison et tort à la fois. Il avait raison parce qu'il y a une réalité. Actuellement, nous pensons que le temps et l'espace sont en soi. Mais le temps et l'espace sont liés avec ce verre. Nous faisons une chose absurde, nous prenons l'espace infini dans lequel nous inscrivons le monde, comme des enfants sur une carte. Nous prenons aussi le temps comme une ligne sur laquelle nous inscrivons. Mais le temps et l'espace sont des éléments de notre unité. Le temps et l'espace naissent avec l'objet, avec ce qui est. Nous ne pouvons pas avoir le temps et l'espace en dehors de la réalité. Mais nous les avons détachés comme des divinités extérieures. Et ce sont des mesures innées, artificielles certes, mais innées. C'est excessivement curieux. Il existe une déformation de la pensée moderne. L'une de ces déformations se manifeste quand l'homme est pris de panique et se dit : il y a ce système solaire, et encore, et encore, et encore... Ou devant l'idée que le monde se dilate dans cet espace infini... Qu'est-ce que cette vision étrange ? A la place de Dieu, un vide infini. Et dans ce vide, comme dans une eau grisâtre, nage le cosmos qui prend plus ou moins de place. Mais qui est ce vide, d'où vient ce vide ? Personne ne l'a expérimenté. Qu'y a-t-il dans cette critique de la raison pure ? Est-ce une pensée ? Non, mes amis, c'est une imagination, et une imagination qui n'est pas créatrice. Mais le tragique des imaginations, c'est leur force. Nous projetons quelque chose qui se trouve en nous sur un plan qui n'est pas exact. Voilà pourquoi j'ai cité cet exemple. Parce qu'il faut dire que, souvent, il existe de fausses contradictions antinomiques dans notre vie.
J'ai parlé d'antinomie au sujet de la tri-unité, des deux natures en Christ, de liberté ou autorité, toutes ces antinomies sont réelles, coexistantes, et il nous faut passer à travers elles pour atteindre la connaissance de la vérité. Mais il y a aussi, nettement, de fausses antinomies. Reprenons la thèse selon laquelle le monde a un commencement dans le temps et une limite dans l'espace. On croit qu'elle sous-entend la thèse biblique. Pas du tout. Dans la Bible, il n'y a commencement que parce que Dieu a posé le commencement et la fin. Si l'on supprime Dieu, c'est une absurdité. Commencement et fin, ou ni commencement ni fin, ce sont des thèse et antithèse absurdes. Parce qu'on a supprimé dans cette formule intellectuelle le signe qui la rend exacte. Il y a de ces formules comme "d n'est pas b". Cela ne signifie rien du tout. Mais si "d n'est pas b mais z", on tient quelque chose de concret. Et ce n'est pas le seul exemple de contradictions ou de thèses artificielles.
Très souvent, dans la vie psychique, nous avons des réactions très curieuses et, quand on regarde de près, les plans, les choses que l'on a posées ne sont pas de même valeur. Par exemple, je ne crois pas en Dieu parce que le prêtre est mauvais. Ou bien : où est le bon Dieu si les guerres existent ? Il n'y a pas contradiction entre les guerres et le bon Dieu. Déjà, "bon Dieu" est mal défini. On ne peut pas comparer une chose qui est mal faite avec autre chose. Voilà les fausses contradictions et, dans notre vie, nous les retrouvons souvent. Ces thèse et antithèse de Kant sont très caractéristiques parce qu'elles ont eu une carrière. C'est à cause de ces quatre antinomies, ces contradictions absurdes, que les gens ont commencé à nier la connaissance métaphysique du monde et qu'ils ont voulu étudier uniquement les phénomènes ; qu'ils ont perdu la vision universelle du monde, n'ayant plus de balance pour peser les valeurs. Ils ont fait de nombreuses découvertes pratiques, phénoménologiques. On peut étudier les phénomènes psychiques, parapsychiques et spirituels, mais on ne trouvera pas Dieu par ce chemin. On restera dans les phénomènes.
Cours n°4
29 janvier

Aujourd'hui, mes amis, je dois achever ce que j'ai commencé avec Kant et son attitude vis à vis de l'antinomie, vous emmener plus loin dans le monde philosophique. Après quoi nous passerons dans le monde théologique qui est plus près de vous. Vous vous souvenez que Kant est anti-antinomique puisque pour lui les antinomies sont des absurdités. Il voulait prouver, par les antinomies, que la raison ne peut saisir la réalité. J'ai parlé de sa conception de la phénoménologie et de son exemple : le monde est-il fini ou infini, contradiction absurde que l'on ne peut pas résoudre. Il serait bien d'ajouter une parenthèse supplémentaire, qui ne touche pas directement mon sujet mais qui pose tout de même le problème actuel du temps et de l'espace.
Qu'est-ce que le temps et l'espace ? Pour Kant, ce sont des catégories de notre pensée, des abstractions indispensables pour saisir la réalité. De nos jours, on ne pose plus la question du temps et de l'espace, on nage dedans. Mais si l'on regarde de plus près pourtant, d'après la tradition juive ou patristique, le temps et l'espace étaient toujours considérés... Les Juifs disaient que Dieu se rétracte pour donner la possibilité d'existence au temps et à l'espace. Pour résumer ce que signifient le temps et l'espace, l'espace est la limitation de l'infini et le temps, la limitation de l'éternel. Car la réalité est que l'éternel est l'infini, il peut exister et être (phrase douteuse, le manuscrit comporte des lacunes). Pour que le temps et l'espace existent, l'éternel et l'illimité doivent se rétracter, doivent créer un vide ou créer la possibilité d'une distance. Cette dépendance du temps et de l'espace envers l'éternel et l'infini mérite quelque réflexion. Sinon, c'est une absurdité, comment le temps et l'espace peuvent-ils exister en soi ? Pour les chrétiens et les juifs, l'infini illimité se limite librement pour donner la possibilité d'existence au limité, c'est à dire au temps et à l'espace. Et c'est tout à fait normal, parce que même la pensée humaine, sans être divine, ne peut imaginer ni le temps ni l'espace. La réaction première de l'âme humaine est l'infini et l'éternel, elle doit faire un effort pour saisir le monde fini et temporel.
Mais nous devons pousser plus loin notre investigation. Comme nous l'avons vu, l'antinomie dans le monde philosophique apparait chez Kant, mais dans un sens tout à fait différent de celui que nous posons. Nous devons dire quelques mots de Hegel, de Hamelin et des penseurs modernes, car ils sont souvent antinomiques sans prononcer le terme. Avant d'aborder Hegel et Hamelin, encore un mot sur Kant. En dehors de son mépris pour l'antinomie, il méprise aussi la dialectique. Pourquoi introduire ici la dialectique, vous me direz qu'il ne s'agit pas de la même chose ! Si, car, dans la dialectique comme dans l'antinomie, on pose deux opposés, thèse et antithèse, qui ont un certain rapport entre eux. Dans la pensée antinomique, nous prenons les opposés, totalement différents, pour les dépasser et les saisir tous deux dans leur unité et leur rapport exact. Dans la dialectique, on trouve aussi deux opposés, qui ne sont pas saisis spontanément mais dans un processus, un développement. Voilà pourquoi la dialectique fait tout de même partie de la pensée antinomique dont elle représente une forme.
Disons quelques mots de la carrière du mot dialectique. Le terme apparait chez deux penseurs. Avec eux, cčest curieux, nous définissons notre science et notre pensée. Il s'agit de ceux qui ont le plus pesé sur le monde : Aristote et Kant. Aristote représente toute la science pré-kantienne et Kant, toute la science phénoménologique moderne. Pour Aristote comme pour Kant, la dialectique serait chose négative et douteuse. Aristote dira que la dialectique est la déduction du probable. Il lui opposera l'analyse, dialectique du certain. Pour lui, analyser c'est avoir le contact réel avec les choses, alors que la dialectique ne permet que des probabilités. Pour Kant, de même, la dialectique est une logique des apparences, il ne s'agit que de verbiage, d'oppositions artificielles. Par contre, l'analyse est la logique de la vérité. Ainsi, l'analyse a pris, pour la majeure partie de l'humanité, grâce à Aristote et Kant, la prédominance sur la pensée dans différents domaines. Il serait intéressant d'examiner l'analyse, car le terme signifie délier. Quand le Christ parle de "lier et délier", il a en vue l'analyse, d'une certaine manière. Mais c'est un tout autre sujet, tout à fait pragmatique, qui n'a rien à voir avec la connaissance de l'être.
Kant proclame inconnaissables les choses en soi et Aristote, avec son nominalisme, perd contact avec la connaissance de l'être en soi. Ici, ces deux grands penseurs entrainent l'humanité au refus de la connaissance de ce qui est. Ils la poussent vers la seule connaissance des phénomènes, des manifestations, des accidents partiels, ce qui fait que nous sommes — excusez l'expression un peu vulgaire d'un penseur français — bien meublés, mais sans grand contenu. Ceci posé, remarquons qu'Aristote et Kant n'emploient pas du tout le mot dialectique dans le sens que lui donne, par exemple, Hegel.
Mais, avant Hegel, le terme dialectique a été employé aussi par Platon. Pour lui, il s'agit d'une pensée qui va des apparences sensibles vers les idées intelligibles. C'est à dire qu'elle va des choses concrètes, sensibles, disons le verre, les lunettes, l'homme qui est devant moi, et, de ces apparences, comme par le symbole, la dialectique monte vers la contemplation des idées intelligibles, du Verbe, du Monde, de la Vérité, etc., progressivement. Vous voyez que, chez Platon, la dialectique est une démarche intellectuelle qui mène vers une contemplation de l'être. Mais elle va, d'une certaine manière, de l'extérieur vers l'intérieur, du particulier vers l'universel, du sensible vers l'intelligible, du matériel vers le spirituel. Pour résumer, la dialectique est prise tout à fait négativement par Aristote et Kant, dans un sens positif mais spécifique par Platon.
Arrive Hegel, philosophe allemand idéaliste, qui pose tout à fait différemment la pensée humaine. Et vous verrez à quel point, à notre époque, nous sommes désordonnés dans nos réactions. Vous verrez que, par Hegel et son historicisme, le marxisme et sa dialectique d'une part, par la science de l'autre, nous sommes dans des approches du monde qui n'ont rien à faire les unes avec les autres. Ce désordre dans notre vision des choses est excessivement curieux.
Pour Hegel, il existe un rythme ternaire en tout : thèse, antithèse, synthèse. Affirmation, négation violant cette affirmation, puis négation de cette négation qui amène la synthèse. Quand on pose quelque chose, pour ne pas tomber dans l'erreur, on doit trouver immédiatement la contradiction violente et absolue. Quand ces thèse et antithèse, affirmation et négation, ont été trouvées, quand on a revécu et repensé la négation de la thèse, arrive la troisième étape, la synthèse, c'est à dire la négation de la négation. Hegel s'engage dans une lutte acharnée contre la logique antique, aristotélicienne, en vigueur du moyen âge jusqu'à lui, cette logique qui n'acceptait pas, comme lui, les contradictions. Hegel refuse l'impossibilité logique de la contradiction. La réalité, précisément, contient les opposés et la contradiction se dépasse par la négation de la négation, la synthèse. Cette découverte, ne le cachons pas, lui a été inspirée par la Kabbale. On voit l'influence de la pensée judéo-biblique, qui a connu ces thèse et antithèse. Il s'inspire aussi, d'une certaine manière, de la théologie filioquiste protestante.
Cet idéaliste qu'est Hegel pose donc cette nouvelle manière de penser. D'où, au lieu de voir le monde statique, logique, il va le saisir dans son développement, comme historique. Thèse et antithèse créent la synthèse. Sa formule classique sera : il y a l'être, puis l'antithèse ou négation de l'être, le non-être, et la synthèse, le devenir. Pour lui, ce n'est pas l'être et le non-être qui sont des moments, c'est le devenir qui résoud toutes les questions. De là vient cette poussée dans l'humanité qui n'a rien à faire avec l'analyse scientifique, la méthode scientifique, et qui va pousser toute l'humanité à vivre dans le devenir.
Il existe ainsi deux valeurs, łlčêtre-non-êtreČ et łle devenirČ. Il reste quelque chose d'abstrait, de statique, jusqu'à Theilhard de Chardin qui n'a pas eu besoin de lire Hegel : cela court les rues. La philosophie ne se confine pas dans les livres, elle se propage jusqu'à l'homme de la rue et, sans s'en rendre compte, tout le monde est philosophe. Parce que les gens pensent comme les philosophes l'ont lancé. Et le monde entier commence à vibrer, non devant l'absolu, ni devant le non-être et l'être (je parle surtout de l'Europe), ce qui étonnera les autres civilisations à venir, qui vivront l'être et le non-être mais pas le devenir. Ce devenir, cette évolution, ce progrès ne signifie pas seulement l'espoir de quelque chose de grand, il sera divinisé en soi. Dans ce devenir se trouve l'essentiel qui résume l'être et le non-être.
Je ne tiens pas à analyser immédiatement cet être et ce non-être en face du devenir car, pour nous chrétiens, il existe une dialectique qui dépasse celle de Hegel et la corrige, celle des deux natures en Christ. Il y a Dieu et non-Dieu, c'est à dire homme. Et la synthèse n'est pas un devenir, elle est très différente. Ceci nous permettra de voir ensuite en quoi Hegel était limité dans sa triade.
Mais laissons cela et passons à un autre point de vue sur cette poussée qui divinise le devenir, et qui donne un résultat beaucoup plus fort au choc opposant l'être au non-être, un résultat très patristique. Regardons le monde contemporain. On y voit, dčune part, quelqu'un qui va tout analyser historiquement. Avec lui, nait l'historicité et la pensée historique. Dčautre part, nous sommes toujours sur le plan de l'analyse. Prenons l'exemple d'un malade, son médecin ne se fie même plus à son intuition mais seulement aux analyses de sang, etc. Il a davantage confiance dans l'analyse que dans l'intuition directe d'un diagnostic. Les médecins sont caractéristiques de notre époque où, d'un côté, l'analyse prédomine et tue l'intuition et, de l'autre, on trouve un mouvement qui n'a rien à voir avec l'analyse aristotélo-kantienne, un mouvement hegelien, historiosophique. L'humanité est prise par le désir de vivre l'histoire, le développement.
A partir dčun exemple classique, voyons combien ces devenirs et synthèses peuvent être faux. Je le cite parce que l'Allemagne en a subi le choc avant le marxisme. Hegel, qui s'intéressait à beaucoup de sujets, pose comme thèse la famille, ou la société familiale et patriarcale, et comme antithèse l'individu. Entre les deux, il y a conflit. Un jeune homme veut devenir prêtre et son père veut qu'il soit coiffeur, un jeune homme veut devenir acteur et son père tient à ce qu'il soit pasteur. Nous imaginons très bien tous ces conflits entre la personnalité et la famille ou la société. Cette thèse et cette antithèse, nous les vivons à chaque instant. Que donne alors Hegel comme synthèse entre l'individu et la famille ? L'Etat ! D'où l'étatisme germanique qui est pourtant statique et n'a rien d'un devenir. Voici des aberrations qu'on retrouve dans le marxisme.
Prenons un autre exemple, plus classique encore chez Hegel, pour analyser un autre aspect de sa dialectique, non pas en soi mais dans ses applications. Avant Marx, il pose le conflit entre maître et esclave. Il est intéressant de voir cette dialectique du maître et de l'esclave car on la retrouve dans le marxisme et, comme celui-ci gagne chaque jour de nouveaux pays en orient et un peu partout , il est utile de connaître son esprit. Hegel, donc, dit que le maître, progressivement, par paresse et vie facile, dégringole. L'esclave, par son travail, s'élève. Nous voici en face de cette naïveté et de cette tricherie que nous retrouverons aussi chez Karl Marx. On prend une catégorie sociale, maître et esclave, et on lčassocie à une catégorie morale. Que le maître, tout puissant, puisse tomber dans la paresse, dans l'oisiveté et, ainsi, devenir moralement faible, que ce soit arrivé historiquement, soit. Même le Christ a dit qu'il est difficile pour un riche d'entrer au Royaume des Cieux, et cela est vrai. Qu'un esclave, justement parce que sa vie est dure, parce qu'il doit travailler, se fortifie, on notera que c'est possible dans la pratique. Et si l'on regarde l'Eglise, on voit que des esclaves étaient plus forts que certains maîtres. La première Eglise a été fondée surtout par des esclaves, parce que la vie avait fortifié leur volonté, leur moralité, etc. Mais résoudre le problème du maître et de l'esclave en soi, du chef et du subordonné, en le confondant avec des chutes inévitables, c'est une autre histoire !
Je ne sais si vous percevez la question. Et si le maître n'a pas de paresse, ou si l'esclave est paresseux ? Le fait d'être esclave ne signifie pas qu'il sera travailleur et la condition de maître ne fait pas le paresseux. Tout le danger est là. LčEvangile le discerne. Le Christ dit que le riche aura du mal à entrer. Pourquoi ? Parce qu'il est satisfait, assuré. Mais un esclave peut aussi être écrasé et ne pas pouvoir s'élever du tout. C'est un grand problème spirituel et là se trouve la faute du marxisme et non de Hegel : łLes conditions extérieures sont neutresČ ! Une personne dans l'épreuve peut être écrasée et une autre se spiritualiser. Pour l'un, une possibilité de vie large peut être un épanouissement alors qu'elle démolirait un autre. Il n'existe pas de relation de cause à effet. On peut examiner beaucoup de cas, de dangers, mais on ne peut pas poser dčabsolu.
La question de l'être et du non-être reste uniquement sur le plan de la création, tandis qu'avec maître, esclave et leurs qualités, Hegel nous introduit dans le monde du péché comme s'il était naturel. Un maître qui est de plus en plus paresseux, indolent, ne cherchant que le plaisir parce qu'il a de l'argent et des serviteurs, c'est une forme de péché. L'esclave, par contre, selon lui travailleur par nature, est aussi ce qui établit une difficulté chez Karl Marx. L'ouvrier n'est pas forcément travailleur quand le patron est paresseux. Le patron peut être travailleur et l'ouvrier travailler par nécessité mais être faible moralement. D'où la nécessité, dans toute la propagande politique marxiste, de parler davantage non de travail mais de droits, de salaires, c'est à dire de flatter des sentiments qui ne sont pas très nobles. Lénine, en très grand psychologue, a vu que, pour que le marxisme réussisse, on doit employer d'autres méthodes. Il existe un décalage entre la dialectique pure d'Engels et de Marx et celle de Lénine. Il a employé — et il a réussi — des méthodes qui n'étaient plus dialectiquement pures. Cela dit comme une parenthèse, mais il pose quand même le problème maître/esclave ou maître/serviteur qui est un problème antinomique en soi. Par contre, la paresse et le travail ne sont pas conditionnés par la question maître/esclave.
Vous savez que Marx n'était pas du tout un scientifique. C'était un apôtre, nourri inconsciemment de la Bible à travers le sang juif et le milieu protestant. Tout cela lui donnait un élément biblique et prophétique. C'était un homme qui défendait surtout une cause. Vous connaissez la misère des ouvriers et leur situation au XIXe siècle, surtout à Londres : là fut le plus grand choc de Karl Marx. Ceci relevait dčune sorte d'idéalisme moral dont il voulait défendre la cause. Engels, par contre, était un homme excessivement pédant dans sa science, c'est lui qui a obligé Marx à écrire son Capital, et l'on sent toujours, à sa lecture, un homme qui doit bouillonner. Dans ses lettres, Marx s'emballe d'une manière inimaginable, alors que, dans cet ouvrage, il sent qu'il doit faire des phrases et parler un langage scientifique qui n'est pas le sien. Voilà pourquoi on doit parler de Marx-et-Engels, mais non de Marx seul.
Marx-et-Engels accentuent la dialectique de Hegel, thèse, antithèse et synthèse. Mais avec une différence très curieuse. Hegel, si on lui rétorquait que les faits contredisaient sa pensée, rejetait les faits. Pour lui, l'unique réalité, c'est l'idée, la pensée. Le monde réel, les objets, ne sont que des rêveries de nos idées. Curieusement, l'idéalisme allemand recrée ainsi une certaine tendance extrême-orientale, hindoue, pour qui le monde extérieur n'est que l'illusion d'un monde spirituel, et la pousse à l'extrême. Pour Marx et Engels, au contraire, le réel c'est l'objet, et les idées ne sont que des reflets des objets, c'est à dire que l'homme dans ses conditions réelles et concrètes, objectives, projette des idées influencées, comme des reflets d'un conditionnement, d'où cette phrase : "L'existence définit la conscience".
Hegel donne la réalité totale à l'idée et diminue la réalité des objets, du reflet. Karl Marx ou le marxisme donnent la réalité à la matière, c'est en quoi ils sont matérialistes, à l'objet, et le spirituel, les idées, ne sont qu'un produit de la matière. Tous deux sont dialecticiens et parlent de thèse et d'antithèse. Mais aucun des deux n'a jamais posé comme problème dialectique : si Hegel, l'idéaliste, représente la thèse et Marx, le matérialiste, l'antithèse, donnez-nous la synthèse ! Ils ont posé l'un l'idéalisme et l'autre le marxisme comme des dogmes. Pourquoi ? Passionnellement. Par emballement, et c'est ici que nous reviendrons à la pensée antinomique pour montrer en quoi elle est pure. Dans la polémique, les marxistes, pour défendre la matière, ont rejeté l'esprit et, depuis, nous vivons dans une équivoque : la lutte entre les spiritualistes et les matérialistes. Il m'est arrivé de dire aux marxistes : "Mes amis, nous ne sommes ni spiritualistes ni matérialistes, nous sommes les deux ensemble. Pourquoi n'employez-vous pas votre dialectique, celle que vous utilisez dans la lutte des classes, dans les bases mêmes de votre doctrine ? Si vous pensez matière, vous devez penser anti-matière , ce qui vous est opposé. Mais qu'est-ce qui vous est opposé ? Hegel ! Vous ne devez pas accepter Hegel, mais prenez le comme antithèse et donnez moi, par la négation de la négation, la synthèse." Rien à faire, ils ne veulent pas.
Toutes les hérésies, en général, — hérésie signifie choix ou coupure — naissent par la non-acceptation de leur vis à vis. C'est seulement après avoir posé le dogme limitatif de la matière que les marxistes ont employé la dialectique. Pourtant, le problème se pose dès le commencement : l'objet reflète l'idée / l'idée reflète l'objet. S'ils posent comme thèse : l'existence définit la conscience, l'antithèse sera : la conscience définit l'existence. Pour un hindou, c'est la conscience qui définit l'existence. Pour un marxiste, l'existence définit la conscience. Pour nous chrétiens, il existe une antinomie entre les deux, la solution se trouve dans le dépassement et la saisie des deux. Quand nous reviendrons sur le dogme de l'Incarnation, divinité et humanité en Christ, nous verrons à quel point, avec lčIncarnation, nous avons un guide de la vraie antinomie du devenir et de la réalisation. Ce n'est pas l'antinomie trinitaire, qui est la saisie de l'être en soi, c'est une antinomie dialectique qui mène le monde à la déification.
Laissons les théologiens modernes, Daniélou et autres, qui jonglent un peu avec les termes. Ils vont beaucoup parler de théologie positive et négative. Il s'agit certes d'une antinomie, mais bien différente. Dieu transcendant et immanent, ou négatif et positif, nous y reviendrons quand nous parlerons d'antinomie en face de Dieu, en face du monde, en face du péché. Par contre, dans la pensée moderne, toute une série d'antinomies a été posée. Je parle de la pensée non-marxiste, non dogmatisée, de la pensée moderne de France, d'Allemagne, d'Angleterre. D'où vient-elle ? Elle ne peut plus se débarrasser des alternatives ou des opposés. Elle a compris que l'on doit penser antinomiquement. Et, pour toute une série de grands penseurs, ces alternatives, ces thèses et antithèses coexistent et doivent se compénétrer pour trouver leur solution. Par exemple, l'alternance de mouvement entre l'intuition et la pensée discursive ou łdiscursionČ. Florensky parlait déjà de pensée intuitivo-discursive. Dans le processus de la pensée humaine, ces deux aspects existent. Il y a une discursion indispensable, analytique ou de synthèse, peu importe, mais un processus discursif. Et, en même temps, il y a l'intuition qui saisit l'objet immédiatement. Les deux sont indispensable et l'on ne peut pas dire lequel vient en premier. Ils se suivent dans le temps, soit que la pensée discursive vérifie l'intuition, soit que l'intuition vérifie la discursion ou le discours, comme on l'appelle. Nous avons ce mouvement alternatif entre les deux.
Entre l'amour et le devoir, la question s'est posée si fortement dans l'humanité que, aujourd'hui encore, j'ai rencontré un homme devenu presque fou et mis au ban de la société, parce que ce problème s'était posé à lui en des termes tels qu'il n'avait pas pu le résoudre. Et on ne peut pas le résoudre si l'on ne saisit pas les deux faces ! Si l'homme est seulement un être de devoir, il tue l'amour et, s'il est seulement être d'amour, il supprime le devoir. Il existe une solution vraie quand les deux sont sauvegardés. Il n'y a pas d'autre possibilité. On peut avoir à lutter contre un homme qui a trop de sens du devoir ou trop de sentiments profonds — je parle de l'amour dans le sens le plus large.
Enumérons brièvement d'autres antinomies. Vous avez celle łde l'acteur et du personnageČ qui rejoint, sous un autre aspect, celle du maître et de l'esclave dont nous avons parlé avec Hegel. Vous avez łordre et libertéČ. Bachelard va parler de łrationnel et d'expérimentalČ. Einstein, le premier, eut l'audace de dire qu'on ne peut se fier ni à l'existence du rationnel, ni à celle de l'expérimental, mais que les deux doivent coexister, sinon on ne voit rien. łInvention et réflexionČ. Robert Aaron a bien posé lčantinomie entre łle passé et l'avenirČ. Une autre encore : łsavoir et vouloirČ. Vous savez que le savoir arrête le vouloir et que le vouloir étouffe le savoir. Voilà une antinomie quotidienne. Nous devons jeter un coup d'oeil sur les penseurs modernes qui sont assez caractéristiques et qui vont nous amener à voir de plus près de quelle façon la question se pose maintenant dans la pensée humaine. La dialectique de Hegel, malgré ses défauts analysables, et Karl Marx dans un autre sens, ont amené l'humanité à penser surtout le monde humain, pas encore le monde cosmique, et, d'une certaine manière, à chercher la solution dans la pensée antinomique. C'est à dire à saisir des différents — pas les opposés, car ce ne sont pas toujours des opposés — des łtotalementČ différents dans leur rapport exact, à saisir leur unité.
Cours n°5
5 février

Nous devons terminer aujourd'hui, mes amis, cette courte analyse de la pensée moderne qui s'approche de l'antinomie chrétienne, qui est ouverte, disponible, mais qui, en réalité, reste encore dans la dialectique hegelienne. Vous vous souvenez que plusieurs philosophes ont parlé du mouvement d'alternance dans l'être humain entre l'intuition et le discours, l'amour et le devoir — dialectique déjà cornélienne ! En général, la philosophie moderne, nous le verrons avec Jean Wall, prête beaucoup d'attention — et ce n'est pas une mauvaise chose mais, comme toujours, tout est un peu à double sens — au problème littéraire et à la psychologie humaine. Amour et devoir, acteur et personnage, maître et esclave. Bachelard, nous l'avons vu, oppose le rationnel et l'expérimental, ce qui n'a d'ailleurs rien d'original, c'est une opposition inévitable dans l'être humain. Il ajoute aussi invention et réflexion. Robert Aaron parle de passé et avenir, savoir et vouloir, moi et les autres. Tous ces problèmes sont, en majorité, très différents les uns des autres.
Prenons par exemple savoir et vouloir. Nous savons tous que l'homme qui sait perd le vouloir et que l'homme actif ne peut pas se nourrir de beaucoup de savoir. C'est un grand problème : plus on connait, moins on agit. La connaissance arrête l'action et l'action exige une certaine diminution de connaissance et de savoir — savoir dans le sens le plus large. Tous ces problèmes de va-et-vient existent dans l'être humain. Permettez-moi une anecdote personnelle qui concerne Emmanuel Mounier. Lorsqu'ils ont lancé Esprit, j'étais jeune et j'ai demandé : "Pourquoi faites vous un journal Esprit ? Le Christ s'est incarné, le Verbe s'est fait chair. Lorsque paraîtra le journal Chair, j'y prendrai part." Ainsi j'ai été exclu de ce cénacle qui a fait tant de bruit, jusqu'à la mort de Mounier, avec son personnalisme, avec toutes ces idées que vous connaissez, qui, malgré son titre, n'était pas tellement spirituel mais extrêmement intéressant au sein de la pensée française, surtout grâce à Mounier. Mounier voit ce va-et-vient constant dans l'humanité, il perçoit des choses fines comme l'accueil et la riposte, la nécessité pour l'être d'accueillir et de riposter, l'assimilation qui vient avec l'accueil, la passivité et l'activité. Gusdorf, qui étudie la mémoire dans notre époque — ce sont tous des personnalités fines —, dit que la mémoire informe l'être humain et qu'en même temps nous informons notre mémoire. Ce qui est très juste. Vous le voyez, dans la pensée moderne, on sort progressivement de l'opposition radicale, sans même y mettre une dialectique. Dans l'opposition dialectique d'un Marx, d'un Hegel, il y a toujours un rapport vivant, une lutte ; les autres parleront de corrélation, mais ils ne juxtaposeront pas les choses comme si elles n'avaient pas de rapport.
Quelque chose m'a frappé dans ma jeunesse. A 14 ans, je lisais Hegel et Kant mais je ne connaissais pas la pensée moderne. Je vivais dans un milieu professoral et, en écoutant, j'étais toujours étonné de voir comme on opèrait de manière simpliste avec le subjectif et l'objectif. Ceci, c'est subjectif ; cela, c'est objectif, sans même introduire de conflit entre ces deux réalités. Le subjectif était considéré comme quelque chose d'inférieur, irréel ou demi-réel, ou presque irréel. Imagination ou réalité : on les opposait de telle manière que l'on pensait que l'imagination n'est pas une réalité. On vous disait, par exemple : "Votre rêve ? Bah, c'est subjectif !" Et de même pour le sentiment. Pourtant, les sentiments subjectifs peuvent avoir des résultats objectifs. On peut mourir d'une maladie subjective. A cette époque, on confondait le subjectif et le psychologique pour en faire une réalité amoindrie. Ces concepts, objectif et subjectif, qui ont fait beaucoup de dégâts, seront mis en rapport dans la pensée moderne, comme deux réalités. Certains vont même défendre le subjectivisme avec une certaine force contre l'objectivisme, l'existentialisme par exemple. Dans la pensée moderne, ils auront la même valeur de réel. Dès lors nous retrouverons inévitablement leur rapport dialectique et leur coexistence.
Ricoeur, dans son Histoire de la Vérité — sa pensée reste uniquement psychologique dans son essence — note deux tendances dans chaque être humain. Une tendance à (se) dogmatiser, c'est à dire à fixer les idées, les attitudes et, en même temps, une tendance permanente à (se) problématiser, c'est à dire à s'ouvrir, à ne pas résoudre, à laisser comme un problème à résoudre. Cette remarque est assez juste, parce qu'il y a beaucoup de gens qui parlent à tort et à travers. Surtout, disent-ils, pas de fixations ! Cela sonne très juste, mais ils oublient deux choses : l'homme a autant besoin de se libérer des dogmes que de dogmatiser, de s'ouvrir que de se fixer. Et ces deux tendances sont très fortes. On dit même que les gens anti-dogmatiques dogmatisent leur attitude anti-dogmatique. Je ne tiens pas à analyser cela, je serais méchant, je ne veux pas faire l'analyse de la pensée mais vous amener à la présence de ces deux nécessités dans l'être humain. Ricoeur a absolument raison, quand il parcourt l'histoire de l'humanité, de déceler ce mouvement perpétuel de "se dogmatiser", comme il dit, de se fixer, de se structurer, de s'arrêter dans sa vie personnelle et, en même temps, de "se problématiser" et d'ouvrir des perspectives nouvelles. Dans sa Philosophie néo-scholastique et philosophie ouverte, Gonseth parle toujours de cette révision par opposés, d'une chose par une autre.
Nous arrivons aux penseurs catholiques romains du commencement du siècle, Blondel et Leroy, tous les deux de très belles figures. Ils englobent cette dialectique, par exemple entre vouloir et savoir, ils englobent tout cela et l'appellent assez joliment : l'itinéraire de l'âme vers Dieu. Ils ont profondément raison ; l'âme marche toujours vers Dieu par cette dialectique, pour et contre, accepter et donner, perdre et recevoir, on dogmatise et on dé-dogmatise sa vision religieuse. On peut vraiment appeler cela l'itinéraire de l'âme vers Dieu. Une des personnalités les plus proches de l'antinomie chrétienne et orthodoxe, sans parler des penseurs russes, c'est inévitablement notre existentialiste chrétien, philosophe de l'espérance, avec sa toute petite voix et sa très belle âme toute pénétrée d'inspiration, sa pensée psychologique et analytique, sa capacité d'être ému par le monde spirituel, c'est Gabriel Marcel, qui transcende les oppositions dialectiques. Je crois qu'il est le seul à s'approcher de notre pensée, dans la profondeur de l'antinomie chrétienne. Terminons par Lacroix, que l'on cite encore beaucoup. Chez lui, l'influence du marxisme se voit nettement, car son catholicisme est marxiste. Il m'est arrivé de discuter avec lui à ce propos. Il voit quand même qu'à notre époque, avec cette dialectique que je viens d'exposer, avec la réalité présente de deux tendances en nous, amour/devoir, rationnel/expérimental, savoir/vouloir, il voit que nous ne sommes plus dans la logique abstraite, mais dans la solution historique. L'histoire se substitue à la logique. Ce qui nous ramène au mot de Hegel, le devenir, devenu plus évident, plus réel que la chose en soi, abstraitement parlant.
La pensée de Lacroix nous ramène au coeur de mon sujet : en quoi la dialectique, tout en étant très proche de l'antinomie chrétienne, ne l'est pas pleinement. A propos de cette influence marxiste chez lui, et de notre rencontre, j'ai fait un petit exposé dans son cerle et j'ai parlé de tel ou tel événement historique en disant que l'on devait aller en chercher les causes au moyen âge. Très curieusement, cet homme ne pouvait pas l'accepter, il faisait commencer sa pensée au XIXe siècle. Il existe une maladie du XXe siècle — je ne parle pas de quelques traditionalistes qui cherchent à revenir à l'Atlantide, je parle de ces mondes intellectuels actuels — cčest lčobsession du XIXe siècle ! On accepte vaguement le XVIIIe. Il y a quelque temps, une jeune assistante sociale m'a montré un livre qu'elle était en train d'étudier : Les droits du travailleur, XIXe siècle. J'ai fait remarquer que l'on posait déjà cette question en Egypte ancienne. Le terme n'existait pas, mais la problématique était déjà posée. Il est excessivement curieux de voir, chez un homme intelligent et cultivé comme Lacroix, cet entêtement à ne pas sortir de la problématique du XIXe siècle : voyez comme, en France, les crises politiques et spirituelles se lèvent parce qu'au XIXe siècle il est arrivé telle ou telle chose... Tout à coup, le monde commence avec la révolution française.
On projette la lumière sur le passé par ce XIXe siècle. Et, par là, on devient incapable de saisir la spécificité des peuples. Le génie du mouvement intellectuel dans l'émigration russe, eurasienne, fut de dire à ces obsédés du XIXe siècle : mais enfin, étudions l'humanité, n'étudions pas seulement l'Europe pour ne voir qučà travers les lunettes de l'Europe ! Et encore, d'une certaine manière, à travers une Europe limitée, occidentale, car l'Europe orientale était plus ou moins ignorée, et reçue seulement dans la mesure où elle entrait dans cette culture... Et, ainsi, on sčest lié, très curieusement, au XIXe siècle et dans tous les sujets. Est-ce la figure de Karl Marx, ou je ne sais qui ? Il nous a tellement influencés que nous ne le sentons pas, même s'il s'agit de littérature, du romantisme, par exemple. J'ai écouté une conférence brillante. L'orateur — il était marxiste, peu importe à quel parti ou à quelle tendance il appartenait — parlait du romantisme à travers les siècles, mais il jetait les couleurs du romantisme du XIXe siècle sur l'Egypte. On sentait qu'il n'en sortait pas.
Prenons la lutte contre le matérialisme. Notre époque est très curieuse. Au fond, les gens qui luttent contre le matérialisme le font au nom d'une certaine subjectivité du XIXe siècle. Il y a là une "valeur humaine"... Et il faut alors des valeurs humaines "à la mesure de l'homme". On doit construire des maisons "à la mesure de l'homme". Ce n'est jamais l'homme biblique. C'est un homme qui doit avoir un chalet. Les "valeurs de l'homme", c'est toujours quelque chose où l'on défend le sentiment. Même dans le mouvement naturaliste, on sent toujours l'atmosphère post-Rousseauiste, romantique.
Pour revenir à Lacroix, parce que c'est un être concret, intelligent, j'ai discuté pendant une heure avec lui et nous n'étions pas complètement en opposition. Je voulais seulement lui dire que la crise n'était pas venue de 1848, entre la réaction, le patronat, le romantisme et autres, mais que ses origines sont beaucoup plus profondes. Je lui ai cité des exemples absolument indiscutables du moyen âge, et j'aurais dčailleurs pu remonter plus loin. Je sentais qu'il ne voulait pas l'accepter, parce que... la terminologie, la manière de vivre, le climat nčétaient pas les siens. On s'habitue... Ce problème général de la limitation de l'être humain vis à vis de son passé est très curieux. De même toute réaction et tout progressisme. Regardez les grandes agitations de l'humanité. On ne lutte jamais sur quelque chose d'universel. C'est toujours une discussion de famille, les réactions veulent le retour à avant-hier, le retour à mon enfance et à mon père. Ce n'est pas le retour à la source, cčest la réaction. Et les progressistes ne regardent jamais très loin. Ils réagissent comme aujourd'hui, pour demain, mais pas pour après-demain. tCette limitation est très curieuse.
Revenons à l'antinomie. Nous avons donné quantité d'exemples dans la pensée moderne où les penseurs ont ressenti la réalité de deux opposés aussi réels l'un que l'autre, qui sont là, pour les uns, en conflit, pour les autres, en harmonie. Ces opposés ou différents viennent l'un après l'autre, dans une certaine alternance, qui est vitale. Mais avec Lacroix et même avec Blondel et Leroy, cette dialectique, cette existence d'une dualité, est un itinéraire de l'âme vers Dieu ou une histoire qui a pris la place et détrôné la logique abstraite. Si nous sommes des chrétiens, nous verrons qu'il existe ici une limitation. Premièrement, quand nous faisons le signe de la croix, nous avons deux antinomies : tri-unité et di-unité . La tri-unité n'est pas historique. Il y a une antinomie qui est au delà des temps, au delà des processus. Et nous ne sommes pas seulement appelés à vivre et à comprendre la dialectique des processus, du devenir, mais aussi l'antinomie en soi, qui est au delà des temps : tri-unité ou distinction dans l'unité. A côté, nous avons une autre antinomie : di-unité, qui est de la catégorie d'Hegel et de ces penseurs, c'est à dire une catégorie d'antinomie de devenir. Voilà notre différence avec tout ce groupe de penseurs hegeliens, anti-kantiens puisque Kant considérait l'antinomie comme une absurdité, anti-aristotéliciens. Ils sont arrivée à une saisie liant thèse et antithèse, comme amour et devoir, ils ont compris quelque chose de très précieux, mais ils ont vu uniquement l'aspect de devenir, l'itinéraire historique. Ils ont complètement perdu, ou plutôt jamais connu, l'existence de l'antinomie en dehors du processus historique, temps et espace, comme prototype de l'être. Et donc leur pensée est anti-ontologique.
Si l'on prend grosso modo la civilisation actuelle, on en est arrivé à avoir une certaine antinomie de devenir mais aucune antinomie de l'être, ontologique. Si nous analysons l'antinomie de devenir, de Hegel jusqu'à Lacroix, sous toutes ses formes, nous en découvrons plusieurs. Il y a la lutte entre deux termes, par exemple amour et devoir. Il y a la lutte qui, selon Hegel et Marx, doit arriver à la synthèse mais qui n'y parvient pas toujours. Il existe aussi une recherche d'harmonie qui souvent finit par un compromis !
Car, ici, on oublie une chose, le problème de lčinégalité. Pour être dynamique, l'antinomie di-unique — celle de deux opposés ou de deux termes différents qui recherchent une certaine unité — ne doit pas accorder une valeur égale aux deux pôles. Elle tendra vers la di-unité de valeurs égales. Mais, s'il y a égalité de valeur, comme dans le cas de complémentaires, on doit rechercher encore le troisième élément. Dès qu'on se trouve dans une dualité, il y a toujours un mouvement ou une destruction. Ce peut être un mouvement s'il y a inégalité. On ne peut pas dire, en effet, qu'amour et devoir sont de même valeur, parce que l'amour est éternel et non le devoir. On doit dire que le devoir a autant de valeur du point de vue de sa réalité, on ne peut pas le supprimer, mais, tout de même, le rapport entre l'amour et le devoir est du même ordre que le rapport entre Dieu et l'homme. Si l'homme est devoir, Dieu est amour. C'est à dire qu'il y a inégalité de valeur.
Beaucoup des dyades que je vous ai proposées possèdent cette inégalité, qui jette une autre lumière sur la question. Le problème des classiques, Corneille et Racine, doit être révisé. Racine donne la priorité à la passion et Corneille la donne au devoir. Ces deux, passion et devoir, d'une certaine manière, s'opposent comme un Dieu au sentiment : tout ceci est une ficelle, mes amis, ce n'est pas une réalité. Les positions cornélienne et racinienne sont basées sur une sorte de faux équilibre. Dans la réalité humaine, cela se passe différemment. Ils ne nous aident donc pas à comprendre la vie. On peut s'extasier devant une pièce de théâtre, c'est autre chose. Mais les types cornéliens ou raciniens sont des types faux, ils n'ont rien de réel. Parce qučentre amour et devoir, ou passion et devoir, on doit trouver le rapport exact. Voilà pourquoi les antinomies sont géniales. Avec elles, il ne sčagit pas seulement de poser deux ou trois choses à la fois et de les réunir, mais de montrer leur rapport exact, comme par exemple le rapport exact entre l'humanité et la divinité du Christ. Sans parler de maître et esclave. Mais alors un autre élément rentre en jeu, łl'inégalitéČ !
Pour que les deux opposés ou différents soient dynamiques et poussent l'âme dans son itinéraire vers Dieu, ce qui est supérieur doit s'humilier devant ce qui est inférieur. L'amour doit s'humilier devant le devoir. Je prends cet exemple, accepter le devoir en conscience de la supériorité essentielle de l'amour. Mais le devoir doit se sublimer dans l'amour. S'il n'y a pas ce mouvement vers l'égalité, il n'y a pas de mouvement réel de l'âme, il y a un artifice ou un conflit sans issue. Un conflit sans issue s'ils sont égaux, ou une certaine solution qui sera fausse. Prenons lčexemple dčamour/devoir parce qu'il est le plus simple. Le devoir, et tout ce qui en est issu, devra se sublimer, c'est à dire s'élever à la catégorie de l'amour. Sinon, c'est quelque chose d'artificiel qui reste sans issue. Mais il existe d'autres dyades, par exemple łrationnel et expérimentalČ. Vous savez que le rationnel est supérieur à l'expérimental, cela, nous ne devons jamais l'oublier. Le rationnel devient efficace quand il accepte de s'humilier par l'expérience. Mais l'expérience devient efficace quand elle accepte de se rationaliser. Encore une fois, tout le problème réside dans le fait que ces deux sont inégaux et doivent établir un rapport exact entre eux. Mais tout cela relève du devenir. Et la véritable antinomie ne se limite pas au devenir, il en existe une autre. Par contre, si vous pensez que le rationnel entre en conflit avec l'expérimental, comme le prolétariat avec le capitalisme, comme l'être avec le non-être, la lutte des classes et la lutte des idées, vous n'arriverez jamais à rien.
Ce que n'a pas vu Karl Marx — pourtant, il en avait une intuition — c'est que si l'ouvrier combat le capitalisme, on n'arrive à rien. C'est seulement si le capital descend vers le bas... C'est ça qui est difficile. Pourquoi Marx a-t-il eu du succès ? Parce que c'est un intellectuel qui aimait les ouvriers. Il n'appartenait pas à cette classe. Qui a fait la révolution marxiste ? Des intellectuels, des gens qui n'étaient pas du tout des ouvriers. Et c'est uniquement pour cela que le marxisme est fort. Mais si les ouvriers avaient lancé le marxisme, on n'en aurait jamais plus reparlé. Telle est la loi. Parce que ces intellectuels, Marx et les autres, sont allés naïvement, intuitivement, agressivement, spontanément vers les pauvres, ce mouvement existe. Il ne sčagit pas dčune révolte. Toutes les révoltes, les réclamations d'ouvriers n'apportent rien. Mais il y a eu des êtres supérieurs qui se sont penchés. Voilà un des éléments très curieux.
Dans cette rencontre de deux opposés dans notre âme, dans notre pensée, dans la société, il y a toujours :
1. l'inégalité
2. mouvement du supérieur vers l'inférieur et de l'inférieur vers le supérieur.
Sans cela, il nčy a pas dčantinomie et les pensées sont vaines. S'il y a des réussites et que vous y regardiez attentivement, ce sera parce qu'existent ces éléments qui sont à l'image du Théanthropos ou de l'Incarnation. L'Incarnation, en effet, c'est le mécanisme même, le moteur même du progrès dans le vrai sens du mot. Voilà pourquoi on peut dire pour conclure, aujourd'hui, que le monde moderne, grâce aux différentes figures évoquées ici, approche, a l'intuition, a conscience que l'on doit vivre dans le rapprochement, la prise de contact de deux pôles au moins, deux pôles qui coexistent. Mais cette approche contemporaine tâtonne. Disons le un peu brutalement, il n'y a pas de vision claire et nette du mécanisme intérieur de la vraie dialectique pour arriver à l'antinomie. Parce que l'antinomie est le résultat d'une dialectique. J'insisterai la prochaine fois sur cette dialectique tout à fait chrétienne.
Cours n°6
9 février

Nous parlerons de Florensky, un des plus grands mathématiciens de ce siècle, qui s'occupait d'étymologie et dčune multitude de différents sujets. Il était prêtre et théologien. Il présenta sa dissertation de théologie, un peu dans le style décadent, non sous forme de travail universitaire mais comme douze lettres à un ami. Ce livre m'a fait grande impression, lorsque j'étais jeune, parce qu'il traitait de toutes questions et qu'on sentait qu'il possédait dans tous leurs aspects des sciences très différentes. Cet homme est mort dans un camp de concentration. Il vivait en Russie au moment de la révolution soviétique. Les soviets voulaient l'arrêter, mais comme c'était un très grand mathématicien et surtout un spécialiste des techniques, en l'électricité entre autres... Un très grand spécialiste était venu d'Europe occidentale en Russie, et on lui a dit : "Vous devriez voir Florensky." Il répondit : "Comment puis-je parler avec un prêtre de ces problèmes mathématiques ?" Et, quand il y est allé, il est resté des heures à parler avec lui.
Certains de ses ouvrages de mathématique, dont la théorie est extrêmement intéressante, portent sur les nombres imaginaires . Son oeuvre transforme complètement la conception cosmique, la courbe cosmique. Et, avec la théorie des nombres imaginaires, il analyse toute la Divine Comédie de Dante. Comme vous le savez, dans la Divine Comédie, Dante passe de l'Enfer au Purgatoire puis au Paradis, et il voit que ce qui est en haut est en bas, et que ce qui est en bas est en haut. Si vous prenez les nombres imaginaires, vous retrouvez le même problème ; à un moment donné, il y a renversement puis rupture de ligne, etc.
Cet homme était aussi un grand théologien. La Théologie formait, au fond, le centre de son intérêt et il a consacré, au commencement du XXe siècle, beaucoup de pages à l'antinomie. Voyez sa Colonne de Vérité et ses autres oeuvres. Je voudrais vous présenter quelques unes de ses définitions, souvent heureuses. A propos de la distinction entre psyché et pneuma (esprit), il dit une chose très juste qui m'a éclairé : dans le plan psychique, la raison et la foi sont en contradiction mais, dans l'esprit, les frontières de la foi et de la raison s'identifient. Voilà un critère pour différencier le psychisme et l'esprit. Un homme psychique peut croire et peut raisonner. Mais l'homme spirituel croit et raisonne, il croit et connait, la connaissance et la foi s'identifient. Déjà le mot contemplation est très caractéristique. On ne peut pas dire d'un contemplatif qu'il croit : un mystique ne croit pas, il voit, il expérimente, il connait. Un mystique connait et, pourtant, sa connaissance est en même temps une foi. Par contre, sur le plan psychique, je crois qu'il y a animosité entre la foi et la raison. (Chez moi, il n'y avait pas suffisamment de conflit entre la raison et la foi, parce que j'ai toujours axé ma pensée sur le plan spirituel.) Voilà pourquoi l'Evangile de Jean et, après lui, saint Irénée, parleront de foi et de connaissance. Je trouve cette distinction entre psychique et spirituel très heureuse. Car la foi psychique est une confiance de l'âme, elle est uniquement émotionnelle. Et la raison est uniquement raisonnante.
Je ferai une autre remarque sur les fausses antinomies, et cette remarque rejoint ce que j'ai dit à propos de Kant. Pour Kant, la raison ne peut rien résoudre, elle peut seulement connaître les phénomènes. Vous vous souvenez de l'antinomie proposée par Kant, sur le monde fini ou infini. Il disait que la raison ne peut résoudre la contradiction entre ces deux définitions du monde. Il nous propose alors d'abandonner le raisonnement et d'aller vers la phénoménologie. Florensky reprend presque la même idée que Kant et dit, ce qui est assez juste, que les normes-bases de la raison sont incompatibles entre elles. Combien ceci est vrai ! La raison peut être très logique. La raison est très puissante à partir d'une base, d'une idée a priori. Mais si l'on prend les normes-bases de notre raisonnement, la norme considérée (le point de départ) est toujours incompatible avec les autres normes-bases. En réalité, notre pensée la plus claire ne devient claire que parce que nous avons choisi une norme-base. Quand nous avons choisi a priori, presque avec foi, ce que nous pourrions appeler l'hypothèse ou le dogme, nous commençons à très bien penser. Cela s'enchaine et, ensuite, on construit. Cependant, si nous revenons, non plus au processus de notre pensée, mais aux normes-bases, nous voyons qu'elles sont contradictoires et incompatibles, comme le monde infini et le monde fini. Cette contradiction peut être surmontée si l'on accepte une autre poussée de notre vision, la poussée antinomique.
Les normes-bases sont éternelles. Ceci n'a rien d'original. Par exemple, liberté et déterminisme sont des normes-bases. On peut faire des compromis entre la liberté et le déterminisme, on est plus ou moins libre, plus ou moins déterminé. Mais si l'on prend vraiment le déterminisme comme norme-base, on n'a plus de place pour la liberté. Nous sommes coincés devant ces constatations. Ou, comme disait Florensky : "La multitude statique des conceptions et leur unité dynamique sont inconciliables entre elles". La "multitude statique des conceptions", le monde posé par des choses différentes, ou l'unité dynamique, voilà encore des normes-bases. Mais que ce soit dans la science ou dans notre réflexion, elles sont contradictoires. Il arrive que lčon vote pour l'un ou pour l'autre ; mais que l'on vote pour la multiplicité statique, le monde atomistique de Démocrite, ou pour l'unité dynamique d'un Aristote, peu importe, on est tout de même obligé de rectifier l'un par l'autre, mais d'une manière plus ou moins clandestine, plus ou moins subconsciente. On ne peut, en effet, pas tout expliquer par le dynamisme et l'on ne peut pas non plus tout expliquer par la multiplicité. Qu'est-ce que la multiplicité statique, atomique ou autre ? Cela ne tient pas debout.
On peut multiplier les normes-bases, elles sont contradictoires ou, comme on dit, inconciliables. Par contre, une des définitions de Florensky affirme que "la synthèse de la thèse et de l'antithèse est vécue comme un fait, comme une donnée d'expérience". Il y a là dedans une chose très juste, à savoir que la raison peut refuser l'antinomie mais l'expérience nous oblige à l'accepter. Et nous nous échappons de l'antinomie uniquement en supprimant ce qui s'oppose. Reprenons notre exemple : liberté et déterminisme, ou prédestination et libre arbitre. Que nous le voulions ou non, la liberté et le déterminisme existent tous les deux. Nous ne pouvons pas supprimer en nous la notion de liberté et nous ne pouvons pas supprimer non plus la notion de déterminisme. Leur antinomie, c'est la donnée de l'expérience. Comme le dit Florensky, nous vivons ce fait. Avec la réflexion, nous ne pouvons pas toujours le saisir. Alors on commence à hésiter, à choisir... Mais lčantinomie est une donnée de l'expérience.
On trouve chez Florensky un grand chapitre sur la déduction et l'intuition. Elles sont dans la même problèmatique que la liberté et le déterminisme, ou la raison et la foi. Nous les vivons comme un fait et une donnée d'expérience. Alors, nous revenons à la définition patristique : łSi vous voulez voir vraiment la réalité des choses, vous devez accepter l'antinomieČ ! Car si vous votez pour le déterminisme ou pour la liberté, vous n'avez pas, en face de vous, la connaissance de ce qui est. Vous avez un choix, une partie, mais vous n'avez pas la réalité. Et on peut se poser la question : pourquoi cette révolte contre l'évidence ? Pourquoi les gens ne veulent-ils pas accepter l'antinomie entre la liberté et le déterminisme ? Ou entre la raison et la foi. Pourquoi doit-on voter pour la foi ou pour la raison ? Pourquoi ai-je, toute ma vie, entendu des gens dire : "Je ne peux pas croire parce que je ne comprends pas" ? Ces gens raisonnent mal, toujours. Et plus ils sont inintelligents, plus ils opèrent avec leur raison. "Ma raison ne me permet pas d'accepter que Dieu soit bon si la guerre existe", etc. Ils ont toujours de ces arguments et, chaque fois, je m'étonne. J'entends souvent ceci : "Mon Père, moi je ne peux pas..." Ou bien : "J'ai abandonné tous les arguments, je crois." Et ce "je crois" est un élément sans forme, sans pensée, une confiance... Pourquoi cette incapacité de saisir ensemble liberté et déterminisme, foi et raison ? D'où vient cette difficulté dans l'être humain ? Pourquoi existe-t-il des époques rationnelles qui nient la foi, des périodes où les croyants illuminent un peu leur raison, et ainsi de suite ? D'où vient cette difficulté ?
Cette difficulté consiste tout dčabord en ce que nous ne voulons pas accepter la réalité. Il se passe une chose très curieuse. On veut expliquer avant de connaitre expérimentalement, avant de constater. Pourquoi la science fait elle des progrès ? Parce qu'elle a beaucoup constaté. même si lčhypothèse intuitive a aidé les savants. Le refus dčaccepter la réalité est, d'une certaine manière, une révolte de l'orgueil.
Quelqučun dit : łJe constate, devant moi, dans le monde et partout, lčexistence de la liberté et du déterminisme et je me dis : je ne comprends pas.Č Que signifie : "Je ne comprends pas" ? Tu le constates ! Lorsque tu vois un bon plat, tu ne cherches pas à l'expliquer, tu le manges. On veut comprendre. Qu'est-ce qu'on veut comprendre ? On veut expliquer une chose par une autre ? Prends la chose telle qu'elle est devant toi. C'est pourquoi j'insiste, et Nicolas Berdiaeff et tant d'autres philosophes ont insisté sur ce point. On doit aimer la connaissance et l'ignorance, ensemble, spontanément. Il est aussi admirable de connaitre que d'ignorer. Ne dites pas : "Je n'ai pas encore compris comment la liberté et le déterminisme peuvent co-exister", mais dites : "Ils sont là".
Peut-être y a-t-il ici, dans l'être humain — et c'est une forme du péché originel — la non-acceptation de se trouver en face de ce qu'il ne produit pas lui-même. Désir de possession. C'est très curieux. Pour ma part, je constate que les êtres humains ont une difficulté à accepter les choses telles qu'elles sont. Mais d'où vient cette difficulté ? La surestimation, peut-être, de la raison ou de mon sentiment. Surestimation de l'appareil que nous possédons, comme sčil était infaillible. Car, tout de même, celui qui n'accepte pas la liberté et le déterminisme comme une donnée de l'expérience, et qui veut choisir l'un ou l'autre... ou entre prédestination et libre arbitre, raison et foi... c'est quelqu'un qui présume que son jugement, son émotion intérieure, ses sentiments sont supérieurs à la réalité qui est, pourtant, plus grande que lui. Je ne me pose pas la question de savoir comment se réunissent liberté et déterminisme, foi et raison ; avant tout, ils sont là. Puis, ayant assimilé et saisi de l'intérieur, dans l'acceptation de cette antinomie, on peut chercher des rapports exacts entre la foi et la raison, entre la liberté et le déterminisme. Mais nous ne pouvons pas chercher de relations exactes si nous n'acceptons pas leur coexistence spontanée.
Unité dynamique et multitude statique, comme cercle ou structure. Je le constate, cette antinomie est là. Je l'accepte pleinement parce que c'est une donnée de l'expérience. Quand je dis expérience, elle nčest pas seulement expérience physique ou intellectuelle mais expérience, elle se donne à nous. Après cela, on peut travailler, voir comment la liberté et le déterminisme se rencontrent, comment la raison et la foi se rencontrent. Dans ce contexte, que devient le rationalisme ? Soumis à un très grand paradoxe. Ils ont la foi totale, aveugle, dans l'infaillibilité de la raison. Qu'est-ce que le fidéisme ? Une fausse croyance, sans raisonnement. C'est, encore une fois, une adhésion totale à ton sentiment qui devient infaillible. Dans tous ces cas, nous refusons la réalité qui est en dehors de nous. C'est pourquoi on peut dire que la chose objective, c'est la liberté et le déterminisme, c'est à dire une antinomie. Si l'on est habitué à cette pensée, on voit immédiatement la liaison étroite entre le dogme chrétien et les antinomies qui nous sont données spontanément. Si nous parlons de l'unité-trinité ou des deux natures en Christ, l'homme qui a accepté que la liberté et le déterminisme soient donnés, que nous sommes déterminés et libres, sans dire que, si nous ne sommes pas libres, il n'y a pas de morale, etc... Si nous acceptons qu'il y ait la déduction et l'intuition, si nous prenons ces choses là comme un fait, notre esprit s'ouvre immédiatement à toute la profondeur de l'enseignement chrétien. Par contre, si on est dans la crise du fidéisme, ou du rationalisme, ou du déterminisme, dans la crise de ce choix, de cette exclusivité, le christianisme ne peut même pas s'approcher ni être approché. Il devient absurde. Voilà pourquoi le même Florensky dit que les réalités chrétiennes sont aussi des données de l'expérience.
Il dira même autre chose : que la vérité ne peut être ni prouvée ni même démontrée, mais expérimentalement montrée. Quand je faisais un cours d'Introduction à la Théologie, je disais que le vrai dogme n'est pas une définition mais une description. C'est une définition-description et non une définition-explication.
Cours n°7
12 février
(notes dčétudiant)

Kant emploie le mot antinomie dans un sens cartésien, très différent de celui de la théologie. Il ne faut pas les confondre. Pour Kant, łon ne peut pas connaître la chose en soiČ ; il ramène tout à la phénoménologie, critique la raison pure. La connaissance vient de lčexpérience et du phénomène.
Méfions nous, de ce fait, de la morale actuelle, très tempêtueuse et tumultueuse. Kant oppose le monde infini au monde fini. Nous avons vu qučil sčagit dčune fausse antinomie, que le problème est mal posé. Mais il existe une autre fausse antinomie, qui influence encore la pensée contemporaine, bien qučon nčen parle pas beaucoup. Elle est apparue vers le Ve siècle, avec la querelle entre Augustin et Pélage, cčest lčopposition de la Grâce et des łméritesČ (lesquels impliquent le libre-arbitre). Lčhomme moderne ne pose plus explicitement le problème parce qučil est, en fait, pélagien. Il ne pense qučau libre-arbitre et plus du tout à la grâce.
Il sčagit dčune fausse antinomie, mais qui dure depuis quinze siècles : doctrine de la prédestination chez Calvin, déterminisme aveugle en sciences, marxisme qui se défend de tout hasard... En fait les deux termes ne se contredisent pas. La véritable antinomie se révèle dans la synergie des volontés humaine et divine.
Mais dans la réalité expérimentale, il existe une certaine complication, car la grâce agit au moment où on lčattend le moins et pas parce qučon en aurait réglé les conditions. La grâce est gratuite, non forcée. Et pourtant, elle nčagit jamais contre la liberté humaine. Mais si la grâce est gratuite, si on ne peut mériter le salut, pourquoi faire des efforts ? Cčest ainsi qučon pose dčordinaire la question. La vérité, cčest que la grâce nčest pas indifférente à notre effort car, par lui, nous nous rendons capables ou incapables de la supporter.
Prenons un exemple. Jčéprouve un sentiment pour X. Mais si X est fermé, mon sentiment ne porte pas. Il y faut une certaine disponibilité. Dans un autre ordre, celui de la pensée, Newton voit tomber la pomme et il écrit sa loi de la gravitation universelle. Avant lui, beaucoup dčhommes avaient vu tomber des pommes. Il a compris ce que cela signifiait parce que dčabord, des années durant, il a cultivé une ascèse de lčintelligence ; et de plus, ce jour là, il était disponible, réceptif dans la détente.
Ces exemples sont très significatifs. Il nčy a pas de contradiction entre la liberté de lčhomme et la gratuité de la grâce mais, au contraire, coopération. Les opposer conduit à une fausse antinomie. Et le mécanisme est le même partout, pour un homme de science, pour un artiste, pour un saint, il y a toujours rencontre dčun travail intense et dčune grande inspiration.
Une pensée nouvelle est toujours le fruit dčune synergie. Cčest là que réside la vraie antinomie. Le saint, le savant, lčartiste ne réussissent pas seulement parce qučils ont fait un travail intense. Lčantinomie réside dans la nécessité de deux volontés de nature différente. Ceci est vrai de lčintuition et du travail.
La pensée moderne recherche lčantithèse parce qučelle a peur que la thèse ne sčimpose. Elle préfère un Dieu intérieur à un Dieu extérieur, par crainte que łce ne soit pas moiČ, par crainte de la grâce. Ceci nous ramène à la dialectique, qui pense qučayant posé thèse et antithèse, mécaniquement la synthèse arrive ! Cette dialectique a du vrai, mais ce qui est faux, cčest le résultat attendu.
Prenons lčantinomie de Marie, Vierge et Mère, soit deux tensions, vers Dieu (Vierge) et vers le prochain (Mère).
Deux mille ans dčhistoire du christianisme ont donné une dialectique :
a. On voit dčabord une poussée extrême vers lčascèse, la virginité, presque inhumaine. Les hommes ivres de Dieu cultivent un état inexplicable. Pour Dieu, ils méprisent le monde et la chair.
b. Au moyen-âge et surtout à la Renaissance, la vie naturelle est conçue comme anti-surnaturelle. La nature est bonne, elle prend peu à peu la place de Dieu (en tant que personnalité, par réaction contre la première attitude). Maintenant, on valorise le confort, le bien-être. Il sčagit dčune atmosphère très opposée à la première.
Cčest une dialectique historique.
Nous pouvons en déceler une autre. Lčhomme antique a la crainte de Dieu et du cosmos. Arrive le Christ : il libère le cosmos et donne à lčhomme sa valeur et sa liberté.
La véritable antinomie est Dieu/homme, ascèse/vie normale. Mais historiquement, lčhumanité nčaccepte pas facilement la valeur de lčhomme en soi : les premiers martyrs meurent pour Dieu. Cčest le moyen-âge qui commence à donner sa valeur à lčhomme. Le XIVe siècle saisit lčantinomie Dieu/homme mais ce dernier en tant qučhomme souffrant. En exaltant lčhomme souffrant, on commence de le défendre en face de Dieu. Ce sont les racines de la révolution marxiste. Arrive la conscience de lčinjustice de lčhomme : le Christ souffrant devient lčhumanité souffrante ; puis le Christ disparaît et le prolétariat devient ivre de ses droits parce que le Verbe sčest fait chair. On est contre le tyran et on finit contre la tutelle divine.
Nous sommes en plein dans cette révolte. Il y a lutte parce que les religions antiques nčont pas donne valeur éternelle à lčhomme, ce quča fait le Christ. Mais en donnant valeur à lčhomme, les hommes commencent la lutte contre tout être qui leur serait supérieur. Comme si Dieu pouvait léser lčhomme ! (La religion peut fort bien le léser, mais pas le Christ). Cčest très curieux : on est contre Dieu parce que Dieu sčest incarné.
De là vient que le matérialisme est actuellement plus vital que le spiritualisme, parce qučil cherche ce qui nčest pas Dieu. Cčest une dialectique compréhensible, mais faible parce que lčhomme nčest pas complet sans Dieu et la lutte ne peut aboutir nulle part. Cčest la tragédie du marxisme et de toutes les dialectiques : il sčagit dčune lutte sans issue.
Cours n°8
24 février

Deux grandes antinomies sont au centre de la connaissance chrétienne. Il s'agit de la tri-unité divine et des deux natures dans la même personne du Christ. Toutes les autres viennent après, surtout celle du péché et de la vertu que nous examinerons ensuite, car il existe différentes catégotries d'antinomies. Quand nous chantons, à Noël, que le Christ nous a apporté la lumière de la connaissance ou de l'intelligence, nous visons ces deux antinomies qui éclairent, qui donnent la lumière pour la connaissance du monde. Vous avez déjà vu que l'Eglise pose avant tout l'antinomie trinitaire. Nous sommes baptisés au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, c'est là le commencement, la première antinomie, la tri-unité ; et la deuxième, ce sont les deux natures en Jésus Christ. Je dis première et deuxième, car elles sont analogues aux deux commandements de l'Ancien Testament : aime ton Dieu et aime ton prochain, premier et deuxième commandements. Car, si nous commençons par la deuxième, par lčantinomie dynamique de l'Incarnation, c'est à dire par les deux natures en Christ, dans la même personne, nous n'aurons jamais la vraie vision du monde. Nous aurons toujours une confusion avec le devenir et l'ontologie chrétienne sera estompée.
Ces deux antinomies doivent être classées, en posant au commencement l'antinomie trinitaire et en second lieu l'antinomie de l'Incarnation que l'on appelle aussi l'économie divine : économie, construction, évolution, progrès qui entre dans les temps relatifs de l'histoire du créé. L'expérience nous a montré que les chrétiens qui veulent seulement se baser sur la deuxième antinomie ne parviennent jamais à distinguer l'absolu, la vision idéale du monde, et restent dans cette perspective du devenir, sans voir clair, sans distinguer l'être et l'existence. Si nous avons le temps, nous examinerons ensuite le destin du monde, le mouvement du monde, à la lumière de ces deux antinomies essentielles ; mais, pour l'instant, il nous suffira de les approfondir.
Chaque dimanche on lit, dans tous les monastères, pendant les Primes ce qu'on appelle la foi catholique, le symbole de saint Athanase. Historiquement ce Credo n'est pas de saint Athanase. Il est fort probable que ce célèbre symbole appartienne à saint Césaire d'Arles. Mais je ne vais pas vous faire aujourd'hui l'histoire des documents chrétiens, c'est un autre sujet ; ce texte est passé dans la tradition sous le nom de saint Athanase. Il se compose en fait de deux symboles qui parlent, l'un de la Trinité et l'autre des deux natures en Christ. Je voudrais que vous les écoutiez et, en les prenant pour base, nous pénétrerons — je vais employer un mot impropre — le mécanisme intérieeur de l'économie trinitaire, puis l'antinomie de l'Incarnation. A la lumière de ces antinomies, nous tâcherons d'éclairer notre intelligence, de la purifier des défauts qui sont propres à l'homme déchu.

Symboles de saint Athanase
La foi catholique consiste à adorer un seul Dieu en trois personnes et trois personnes en un seul Dieu, sans confondre les personnes ni séparer la substance. Car, autre est la personne du Père, autre est celle du Fils, autre est celle du Saint Esprit, mais la divinité du Père et du Fils et du Saint Esprit est une, leur gloire égale, leur majesté co-éternelle. Tel est le Père, tel est le Fils, tel est le Saint Esprit. Le Père est incréé, le Fils est incréé, le Saint Esprit est incréé. Le Père est immense, le Fils est immense, le Saint Esprit est immense. Le Père est éternel, le Fils est éternel, le Saint Esprit est éternel. Et, néanmoins, ce ne sont pas trois éternels mais un seul Eternel ; comme aussi ce ne sont pas trois incréés et trois immenses mais un seul incréé et un seul immense. De même, le Père est tout puissant, le Fils est tout puissant, le Saint Esprit est tout puissant ; cependant ce ne sont pas trois tout puissants, mais un seul tout puissant. Ainsi, le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint Esprit est Dieu et, néanmoins, ce ne sont pas trois Dieux mais un seul Dieu. Ainsi, le Père est Seigneur, le Fils est Seigneur, le Saint Esprit est Seigneur et, néanmoins, ce ne sont pas trois Seigneurs mais un seul Seigneur. Car, comme la vérité chrétienne nous oblige à le reconnaître, on peut confesser que chacune des trois personnes est Dieu et Seigneur. Aussi, la religion catholique nous défend de dire trois dieux et trois seigneurs. Le Père n'a été ni fait, ni créé, ni engendré. Le Fils n'a été ni fait ni créé mais engendré du Père seul. Le Saint Esprit n'a été ni fait, ni créé, ni engendré mais il procède du Père seul. Il n'y a donc qu'un seul Père et non trois pères. Un Fils et non trois Fils. Un Esprit et non trois saints esprits. Et, dans cette Trinité, il n'y a ni plus ancien, ni moins ancien, ni plus grand, ni moins grand, mais les trois personnes sont co-éternelles et égales entre elles. De sorte qu'en tout, comme il a été dit, on doit adorer l'unité dans la trinité et la trinité dans l'unité. Quiconque donc veut être sauvé doit avoir ces sentiments et cette croyance de la Trinité.

Mais il est nécessaire pour le salut de l'homme qu'il ait encore une croyance exacte de l'Incarnation de Notre Seigneur Jésus Christ. Or la pureté de la foi consiste à croire et à confesser que Notre Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, est Dieu et homme. Il est Dieu, étant engendré de la substance du Père avant tous les temps, et il est homme, étant né dans le temps de la substance de sa mère. Dieu parfait et homme parfait, ayant une âme raisonnable et une chair humaine, et égal au Père selon la divinité, et moindre que le Père selon l'humanité. Et quoiqučil soit Dieu et homme, il n'est pas néanmoins deux personnes mais un seul Jésus Christ. Il est un, non que la divinité ait été changée en humanité, mais parce que Dieu a pris l'humanité et l'a unie à sa divinité. Un enfin non par confusion de natures mais par unité de personne. Car, comme l'âme raisonnable et la chair est un seul homme, de même Dieu et l'homme est un seul Jésus Christ qui a souffert la mort pour notre salut, est descendu en enfer et le troisième jour est ressuscité d'entre les morts, est monté aux cieux, est assis à la droite de Dieu le Père tout puissant, d'où il viendra juger les vivants et les morts, à l'avènement duquel tous les hommes ressusciteront avec leur corps et rendront compte de leurs actions.

Nous analyserons la deuxième antinomie, homme parfait, Dieu parfait, plus tard. Jetons maintenant un regard sur l'antinomie trinitaire. N'oublions jamais que, si Dieu nous a révélé la Trinité, Tri-unité comme disait saint Grégoire le Théologien, ce n'est pas du tout pour notre curiosité, ni pour que nous croyions respectueusement sans tirer de conséquences. Aucune vérité chrétienne nous ayant été révélée ne possède pas de sens pratique immédiat pour nous. Ce serait vraiment une absurdité de confesser une chose qui ne nous apporte rien, uniquement pour satisfaire notre curiosité. S'il nous est révélé quelque chose de Dieu innommable et insaisissable, c'est de manière certaine pour notre profit. Et ni le Christ ni l'Eglise n'auraient exigé le baptême au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, un seul nom des trois personnes, si cela n'avait pas une efficacité immédiate et n'amenait pas un changement total.
Qu'est-ce que le baptême ? Une nouvelle vie. Et dans cette nouvelle vie, une nouvelle connaissance, des sentiments nouveaux, une volonté nouvelle, c'est une race nouvelle qui est née des eaux. C'est une naissance nouvelle et, dans cette naissance nouvelle, tout doit être changé. Et comment est-ce que cela change ? Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit. Autrement dit, cela nous pénètre, nous engage, ce n'est pas une chose qui nous est donnée pour la connaître seulement en Dieu mais aussi, disons un mot impropre, pour qu'elle soit appliquée, vécue par nous. Là est l'essentiel et, peut-être, ici réside la faiblesse de beaucoup de fausses théologies chrétiennes. Beaucoup de chrétiens confessent des vérités révélées mais, dans leur comportement, dans leur vie, dans leurs pensées, ils n'ont rien à faire avec la pensée révélée. Ils confessent que c'est ainsi et, dès qu'on descend dans la vie pratique, la réalisation, ils agissent comme si les deux plans n'avaient pas de rapport.
Ceci est allé si loin que, par exemple, la morale n'a rien à faire avec les dogmes. La morale est pourtant un fruit pratique de la révélation divine. Pour cette raison, me semble-t-il, il existe une profonde crise dans le monde chrétien actuel : les grandes révélations qui nous sont données ne sont plus pratiques pour nous. Et, curieusement, on s'alimente avec des choses qui n'ont pas pour origine la révélation mais qui sont d'origine humaine. Pour quelqu'un qui prend la révélation au sérieux, il est certain qučelle nous est donnée pour transformer notre vision de l'Eglise, de notre vie et du monde.
Vous le savez, si Dieu est créateur de l'univers, il crée à son image ; et l'univers doit le refléter d'une manière ou d'une autre, de près ou de loin, mais ne peut être qu'en tant qu'il communie à l'être absolu. Mais si l'être absolu se révèle dans lčantinomie tri-unitaire, l'univers entier, aussi, est suspendu dans son être, dans son état idéal, dans la pensée divine, à la tri-unité.
Si nous prenons le symbole d'Athanase , il exprime d'une manière très nette, très efficace, très approfondie, très sonore, profonde et en même temps très claire, l'antinomie trinitaire. Pour nous approcher maintenant de cette antinomie, nous devons, avant tout, afin de mieux comprendre, faire abstraction de trois-un, de la tri-unité. Pourquoi cette abstraction provisoire ? Parce que contempler la Trinité ou la Triade est un autre problème. Avant de contempler la triade-un ou le tri-un, on doit poser l'antinomie. Saint Irénée la pose déjà quand il parle du prototype de l'homme, autrement dit de l'antinomie polymonique, c'est à dire łpluralité et unitéČ. Car il est certain que, pour prendre un exemple tout à fait concret, il y a l'unité totale qui est l'homme, et la pluralité des personnes, de tous les individus, de toutes les personnes humaines. Nous ne sommes pas trois personnes, nous sommes une multitude de personnes et une humanité. Alors, la tri-unité, sur le plan qui nous intéresse immédiatement, pose le problème que tout est basé sur la pluralité et l'unité, ou sur le polymonisme pour employer le terme grec. Cela nous introduit dans une pensée totalement différente de tout ce qu'on peut appeler hérésie ou partialité. Le chrétien est obligé de prendre en considération la valeur totale autant de l'unité que de la pluralité. Ainsi, sa vision est différente de toute autre, car il ne peut sacrifier le pluriel à l'un ni l'un au pluriel.
Ceci posé, nous verrons que le texte de saint Athanase apporte toutes précisions. Ce n'est pas une antinomie aveugle ou simpliste, car ce qui est un n'est pas pluriel et ce qui est pluriel, multiple, n'est pas un. On ne peut pas dire qu'il y ait trois Dieux et un Dieu. On dit qu'il y a un seul Dieu, mais le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint Esprit est Dieu. Ils sont distincts dans les personnes mais unis dans le sens, la nature et la gloire. Il en va de même si nous regardons le monde. Si l'on dit que un et pluriel sont de même catégorie, on fait une confusion. Tout est un, mais ce qui est un n'est pas pluriel et ce qui est pluriel n'est pas un. Mais pluriel et un sont de même valeur. Et l'on ne peut pas dire que l'un précède le pluriel ni que le pluriel précéde l'un. Si vous regardez la profondeur de l'être humain, vous verrez qu'il a toujours une nostalgie de l'unité totale et de la distinction totale, c'est à dire de la pluralité dans toute sa gamme. Nous aimons autant l'unité que la multitude de couleurs, la multitude de rapports, et la multitude a autant de valeur que l'unité.
De là vient que l'humanité — et Grégoire le Théologien l'a tellement bien dit — se partage entre des monistes ou monothéistes et des pluralistes ou polythéistes. Il dit : "Nous ne sommes ni monothéistes ni polythéistes, nous ne sommes ni monistes ni pluralistes, mais nous saisissons les deux ensemble dans leur valeur." Tous les monismes — il faut parler longuement de cela — appauvrissent le monde... Par exemple le monisme pour qui tout est matière, ou celui pour qui tout est esprit, tout est Dieu et le monde n'est que fiction... Il n'y a pas de Dieu, il n'y a que le monde. Tous ces monismes, toutes les tensions vers l'unique, monos, suppriment la richesse de la multitude. Sous une forme plus poussée, monos exclut même la liberté. Tous les pluralismes ou polythéismes donnent une vision d'une grande richesse. Jčai fait à cet égard une remarque qui peut vous aider. Il existe des religions tolèrantes et des tendances humaines, philosophiques, religieuses et autres, qui sont intolérantes. Où trouve-t-on la tolérance ? Chez les polythéistes, ceux qui voient le monde comme pluralité. Un polythéiste est tolérant, il accepte d'autres Dieux à côté de son Dieu, d'autres idées à côté de ses idées. Par contre, les monistes sont exclusifs et intolérants. Que ce soit le monisme d'Israel ou de l'Islam, ou bien le monisme athée et communiste. Intolérants parce que monistes. On trouve ces deux aspects dans l'histoire de l'humanité, et, si vous êtes uniquement moniste ou uniquement pluraliste, vous voyez bien que vous perdez lčautre valeur. C'est pourquoi la première antinomie pose comme base l'unité et la pluralité, ou ce que l'on appelle le polymonisme. C'est aussi, et jčen reviens encore aux paroles de saint Grégoire le Théologien, nous ne sommes ni monothéistes ni polythéistes, nous confessons la tri-unité. Telle est la première remarque qui vient à notre esprit.
Mais le polythéisme ou pluralisme en général, ou le monothéisme ou monisme en général, ne sont pas sur le même plan. Ce qui est un n'est pas pluriel et ce qui est pluriel n'est pas un. Et, en même temps, si ce qui est pluriel n'est pas un, si ce qui est un n'est pas pluriel, il n'y a pas de pluralité sans unité ni d'unité vraie sans pluralité. Si nous acceptons un monde uniquement pluriel, il devient inexistant. Cette analyse rejoint ce que dit le psalmiste : "Tu retires ton souffle et tout tombe en poussière". Mais, en même temps, si nous acceptons seulement l'unité, le monde va disparaître aussi, parce qu'il est pluriel dans son unité et un dans sa pluralité. Telles sont les premières remarques que nous pouvons déjà faire sur lčantinomie trinitaire appliquée à notre pensée et à notre monde.
Autrement dit, toute analyse sans vision de l'unité est fausse ; et de même est fausse toute contemplation de l'unité sans analyse ni distinction. Combien de fois, à notre époque, n'a-t-on pas crié que le monde est devenu trop analytique ? Les spécialistes ne se comprennent plus, chacun s'est mis dans son petit coin. Lors d'un congrès, à Nice, des spécialistes ont parlé de l'homme nouveau. On avait rassemblé des hommes au discours remarquable, un chimiste, un explorateur du cerveau, d'autres disciplines encore : si l'on n'était pas dans le bain de chaque spécialité, on ne pouvait pas comprendre. Il fallait deviner. Les gens ont perdu la capacité même de parler une langue compréhensible à tous, parce que chaque spécialité a son langage, ses mots ; ils raffinent et raffinent encore et que voyons-nous ? Il n'y a plus d'être humain mais une spécialité. Vous connaissez l'exemple classique du médecin qui vous opère magnifiquement de l'estomac et vous mourrez à cause d'une faiblesse du coeur : il était stomatologue, pas cardiologue ! Nous jetons un cri d'alarme aujourd'hui, contre l'analyse qui nous fait perdre l'unité ; nous voulons revenir à l'unité et, dans notre panique pour y parvenir, nous crions contre l'analyse. Mais la réponse est différente. On a développé l'analyse en perdant la vision de l'unité. La vérité est peut-être seulement de contempler la distinction, le discernement, l'analyse et tous les éléments de la pluralité, sans oublier l'unité.
D'où une première conclusion : toute fausse unité contient la confusion. La trinité pose trois personnes sans les confondre. Et toute fausse analyse contient le séparatisme et l'hérésie, c'est à dire que l'on découpe quelque chose sans tenir compte du reste. Vous voyez que la vraie pensée antinomique nous oblige à contempler spontanément l'unité et la distinction dans cette unité, le tout et chaque chose dans ce tout.
Toute fausse unité contient la confusion. Il est très grave de ne pas prendre cela en considération. On parle beaucoup de l'unité des églises. On parle aussi beaucoup de l'unité de l'humanité. On a parlé, il y a vingt ans, de la religion transcendante qui allait tout unir. Attention ! L'unité a de la valeur s'il n'y a pas de confusion, si toutes les choses plurielles prennent leur place exacte dans cette unité. C'est à dire que, dans l'unité, nous devons avoir une distinction claire et exacte, tout comme dans chaque analyse. On ne doit jamais oublier, dans une étude spécifique, qu'elle fait partie d'un tout et qu'elle est unie avec les autres plans.
J'ai ici un livre remarquable d'un ethnologue de Montpellier, Jean Servier, qui s'intitule L'homme et l'invisible . Cet ouvrage fait un grand procès contre la science et l'Europe occidentale moderne, et dit des choses très justes dans ce sens là : on a confondu la valeur et la civilisation de l'homme avec l'instrument. J'ai déjà soutenu cette idée pendant ma captivité. Quand on doit faire la courbe de l'évolution humaine, on commence par dire que le premier homme utilisait un silex et qu'aujourd'hui il possède une mitraillette. On voit les étapes avec l'invention de la roue, puis de la poudre, etc. On confond donc la valeur de la civilisation humaine avec l'instrument. A-t-il un réfrigérateur ? Allume-t-il le feu avec un bâton ? Servier critique cette méthode et dit que, si on regarde l'humanité dite barbare et primitive, elle ne l'est pas tant qu'on le croit parce qu'elle s'axe sur un autre aspect, qu'il appelle łl'invisibleČ, cčest à dire aussi sur Dieu. Et c'est vrai qu'on peut avoir une civilisation extérieure extrêmement rudimentaire, vivre dans la forêt avec trois ou quatre instruments des plus simples, un peu de feu, et développer une civilisation très profonde à partir de ce qui est le plus précieux dans l'être humain : la survie, l'esprit et la connaissance de Dieu. De ce point de vue, Servier et son livre sont excessivement intéressants ; il étudie les civilisations dites primitives et celles qui ne le sont pas, l'Europe qui prend un faux chemin actuellement en s'imaginant qu'elle est la civilisation parce qu'elle a développé, d'une manière très accentuée, toutes les valeurs de la matière, mais en oubliant complètement une chose essentielle : la mort. Dans notre culture, il n'y a pas de place pour la mort et il n'y a pas non plus de place pour la vie et le contact avec le monde invisible ou le monde céleste, spirituel.
Je cite cet ouvrage très intéressant en ce sens qučil est en même temps très partiel, parce qu'il en met trop sur le dos de l'Europe. Jean Servier a vu un aspect de la faute de l'Europe actuelle qui, en développant un aspect du cosmos, łtout ce qui est matièreČ, par exemple la chimie, a oublié l'unité de l'univers qui n'est pas seulement matière mais esprit, et Dieu. Et là, nous commettons une faute en introduisant et la fausse unité de la matière et une fausse pluralité parce que nous rejetons les autres aspects du monde. L'Europe se sépare ainsi de la tradition universelle de l'humanité. Ainsi, toute fausse unité contient la confusion, et la passion de l'unité sans y associer la distinction est fausse. Et toute fausse analyse contient le séparatisme ou la séparation.
Telles sont les premières remarques que nous pouvons poser. Mais allons plus loin. Un autre point ressort de la Confession de saint Athanase, la distinction que ce dogme opère entre le Père, le Fils et le Saint Esprit. Elle est totale et, pourtant, elle ne supprime pas l'unité de ce qu'elle distingue. Et tout en se distinguant en ce qui les distingue, et tout en étant un en ce qui est un, les trois personnes sont égales. Vous avez remarqué que leur gloire est égale dans leur manifestation. Autrement dit, quand nous parlons d'analyse ou de distinction dans l'antinomie trinitaire, nous parlons de la distinction proposée par lčanalyse, mais nous ne la comprenons pas comme inégalité. Pour voir l'ontologie, cette remarque est tout à fait indispensable. L'inégalité n'est pas la vraie distinction. L'inégalité prévoit que tel être est plus ou moins grand, plus ou moins fort, ou plus ou moins parfait. Là où s'applique le "plus ou moins", il n'y a pas de vraie distinction mais une certaine unité intérieure des deux choses que l'on distingue, car ce qui est "plus ou moins" contient les mêmes éléments.
Mais, en même temps, cette égalité n'a rien à voir avec l'égalitarisme. Par exemple, ce chandelier est totalement égal à cet autre chandelier, ou ces deux verres sont égaux. Ou bien encore les hommes sont égaux quant à leur droit de vote en république, et tous les hommes sont égaux devant la mort. Cette égalité de distinction est autre quand nous envisageons le Père, le Fils et le Saint Esprit. Ils ne sont pas égaux dans ce sens là. La meilleure façon de définir cette égalité dans la distinction en langage moderne est de dire que la distinction des choses donne à chacune sa valeur, différente de l'autre, sans que l'une ou l'autre soit inférieure ou supérieure. Dans une conférence sur le travail, la prière et le repos que j'ai donnée à Zürich et qui a été publiée dans les Cahiers Saint Irénée, j'ai dit : "La vraie communauté chrétienne doit contenir le manuel et l'intellectuel. Une paroisse d'intellectuels ou une paroisse d'ouvriers est un non-sens, c'est anti-chrétien." J'ai ajouté que le prédicateur qui parle du haut de sa chaire et le menuisier ou le sculpteur qui ont fabriqué cette chaire sont distincts dans la paroisse par leur fonction, mais qu'ils sont égaux. Cette égalité de valeur, entre celui qui a construit la chaire et celui qui y prêche, ne signifie pas que le menuisier doive prêcher et ne signifie pas non plus que le prédicateur doive se mettre à la menuiserie. Mais cela signifie, dans la contemplation de l'antinomie trinitaire, que celui qui bâtit la chaire est égal, dans sa gloire, au prédicateur. Voilà pourquoi lčégalité dans l'antinomie trinitaire porte tout à fait un autre caractère et nous oblige, nous chrétiens, quand nous contemplons le monde idéal, à distinguer les choses mais à ne pas les hiérarchiser. Le problème hiérarchique viendra dans l'antinomie de l'économie. Nous y arriverons ensuite. Mais avant de concevoir la hiérarchie, nous devons concevoir le monde idéal vers lequel nous tendons de tout notre être. Nous continuerons dans le prochain cours par l'inégalité et, ayant analysé cette antinomie, nous l'appliquerons et verrons comment elle éclaire d'une lumière tout à fait nouvelle la nature, la morale, la société et notre vie intérieure.
Cours n°9
5 mars
(notes dčétudiant)

Athanase, dans son Symbole, exprime deux confessions :
- la Trinité : première antinomie ou antinomie de lčEtre, ontologique.
- les deux natures en Christ : deuxième antinomie, celle du Devenir.
Il existe une différence entre les deux. Dans la première, il y a égalité de ce qui diffère (un et multiple) ; dans la seconde, il y a inégalité de ce qui se distingue (Dieu/homme).
On les rencontre partout dans le monde. Par exemple, lčhomme est un mais esprit, âme et corps. Dans le devenir, cette triade est inégale, le corps est inférieur à lčâme, elle-même inférieure à lčesprit ; mais ontologiquement, elle est égale, le corps a la même valeur que lčâme et que lčesprit.
Lčégalité prônée par la révolution française nčest pas vraie : elle crée de nouvelles classes sociales hiérarchisées. Dans le monde bourgeois du XIXe siècle, du point de vue de lčesprit trinitaire, le pauvre est égal au riche ; mais du point de vue du devenir, ce nčest pas le cas ! Donc, il sčagit, (1) de donner au pauvre une valeur aussi grande qučau riche, à lčintellectuel une valeur aussi grande qučau déshérité ; mais, (2) on constate lčinégalité du riche et du pauvre, de lčintellectuel et de lčinculte. Et la dialectique voudrait que le riche devienne pauvre pour que le pauvre devienne riche. Ce qui est faux dans cette vision des choses cčest, en (1), de considérer ces états comme fixes, ontologiques, et en (2), que le pauvre déclare la guerre au riche. Il faut que le riche se dépouille pour dynamiser librement.
Du point de vue ontologique, il ne sčagit pas de distinguer en trouvant lčégalité des valeurs, mais de chercher dčabord les distinctions et de poser ensuite que ce que lčon distingue a la même valeur. Du point de vue dynamique, lčinférieur monte si le supérieur descend. Le contraire nčest pas possible et ne mène qučà une lutte sans issue. on le voit par des exemples historiques. Les intellectuels se penchent sur la misère du peuple, et cela fait le succès du marxisme, tandis que la révolte de Spartacus nča aucun résultat. Lčinférieur ne peut monter si le supérieur ne descend pas. Attention ! Il faut envisager dčabord lčontologie, cčest à dire lčégalité, et ensuite seumlement le devenir, lčinégalité.
Alors, comment envisager lčinégalité entre Dieu et la créature, lčincréé et le créé ? Dans la deuxième antinomie, tout ceci est compréhensible, alors que cela ne lčest pas dans la première. Il faut admettre qučil y a même valeur entre le Créateur et la créature en ce sens que Dieu est supérieur à tout, mais le Christ sčémerveille de la créature. Car devenir Dieu est égal à être Dieu. Lčégalité réside dans la possibilité : Dieu sčémerveille de la créature qui se déifie. Car dans la pensée divine préexistait tout : Dieu traite sa créature dans lčinégalité et elle chemine vers lčégalité. La créature ne sera jamais Dieu mais sera égale à Dieu car déifiée.
Sinon, cčest un Dieu monstre, qui fait sa créature inférieure à lui. Et pourtant nous ne sommes pas Dieu. Il a créé un inférieur qui peut devenir son égal. Dieu nous donne le plus difficile : il nous fait confiance, il meurt sur la croix ; mais dans la réalisation, il y a inégalité. concrètement, cela signifie que, en ce qui concerne la vocation de lčhomme, nous devons voir plus grand que nous ne voyons dčhabitude ; et en ce qui concerne notre état, nous devons voir moins grand.
Cours n°10
12 mars

L'égalité dans la vision ontologique ou trinitaire et l'inégalité dans le devenir, mais qui va vers l'égalité. Et il ne s'agit pas d'une égalité abstraite, mais de l'égalité de distinction de chaque être. J'ajouterai que l'égalité abstraite n'est pas réelle. Il n'y a pas deux allumettes mais une allumette et une autre allumette, et non deux allumettes égales. Même si l'on fabrique absolument et scientifiquement la même chose, l'une sera l'une et l'autre, l'autre. L'égalité est absurde aussi parce que, à supposer que deux objets soient tout à fait égaux, ce qui n'existe pas, ils ne seront pas dans le même lieu, ni dans le même temps. Je parle des objets matériels. L'unique égalité qui existe dans le sens abstrait n'est pas celle que nous avons abordée dans le dernier cours ; elle implique, pour que deux soient un, qu'ils soient identiques. Or, si que j'ai deux bâtons, l'un sera plus court, l'autre plus long et, d'autre part, ils ne se situent pas dans le même espace. Prenons aussi deux jumeaux, l'un sera l'aîné, l'autre le cadet. Pour être tout à fait égaux, ils doivent se confondre. Quand nous parlons de cette égalité ou de cette tendance à égaliser, il s'agit toujours d'une abstraction. Mais quand nous parlons de l'égalité dans la Trinité, il sčagit detout autre chose : égalité de valeur, égalité de gloire, égalité dans un autre sens que l'abstraction.
Je crois vous avoir dit que tous les mouvements tendent vers l'égalité. Qu'est-ce qu'un mouvement, qu'est-ce que l'énergie plutôt, physique ou autre ? L'énergie, c'est toujours l'inégalité qui cherche l'égalité. Prenons une locomotive. Quel en est le principe ? Une différence de température. On réchauffe l'intérieur et, comme il fait plus froid à l'extérieur, ceci permet le mouvement. Le point chaud cherche à devenir comme l'extérieur. Et quand ils sont égalisés, le mécanisme s'arrête, ce qui est un défaut de la machine. Lčinégalité tâche de s'égaliser. Il en va de même en électricité. Dans une centrale hydraulique, on place une turbine entre deux niveaux d'eau. Ces deux niveaux engendrent l'inégalité. L'un est en haut, l'autre en bas, et l'eau qui est en haut tâche de se retrouver au niveau de celle qui est en bas. L'une monte, l'autre descend, etc. par désir d'égalité. Mais ce désir d'égalité est mécanique. Je dis toujours que la plus grande turbine, la plus grande source d'énergie est le Christ, parce que son aspect divin est tellement haut et son aspect de serviteur tellement bas (son humilité), qučune telle différence de niveau produit une énergie énorme, tellement énorme que, s'il n'y avait pas un tuyau pour la canaliser, la virginité-maternité de la Vierge, il se produirait un cataclysme pire que Fréjus et que toute autre catastrophe de cet ordre. Il ne suffit pas d'avoir l'inégalité, encore faut-il construire une machine assez complexe pour que l'eau d'en haut n'emporte pas tout et fasse travailler les roues. Sinon, ce sera Fréjus et la catastrophe. Voici pourquoi Dieu ne pouvait apparaître dans la plénitude de sa nature. Il faut un certain tampon entre Dieu et l'homme pour que la puissance de la divinité n'écrase pas le niveau inférieur qui est l'homme. Ceci permet de comprendre le fondement des dogmes, tels que la virginité-maternité de la Vierge et la forme d'esclave que prend Dieu. La virginité-maternité de la Vierge est un barrage et, à travers ce barrage, passe l'eau qui donne l'énergie. Cela, c'est une remarque pour le passé. Abandonnons maintenant l'antinomie inégale du devenir.
Il existe un autre principe pour lčautre antinomie : ce qui est un n'est pas seulement ce qui est commun. L'un n'est pas multiple, mais l'un est un. (Passage très altéré à l'enregistrement). Admettons que nous soyons un parce que nous sommes tous des humains, et multiples par le sexe, l'âge, etc. Il n'y a aucune antinomie là dedans. L'antinomie exige la coexistence spontanée de deux opposés. Si l'on dit que 1 est 3, c'est une antinomie. Mais si l'on dit qu'on est un dans un aspect du réel et multiple dans les autres, y a-t-il antinomie ? Je suis un mais j'ai plusieurs membres : il n'y a pas d'antinomie, n'est-ce pas ? Nous sommes la création, mais cette création renferme une multitude de formes : l'homme, les bêtes, les plantes ; il n'y a là aucune antinomie. Quand nous disons que Dieu est un dans son essence mais triple dans ses personnes, nous ne disons pas du tout qu'Il est un comme la création est une — une où lčon distingue plantes, bêtes, minéraux et hommes, cčest à dire un tout contenant des parties — non : nous disons qu'il y a un seul Dieu et que le Christ est Dieu, l'Esprit est Dieu, le Père est Dieu. Ils ne sont pas seulement participants à la divinité. Ils n'ont pas la divinité en commun, mais chacun est Dieu pleinement. Il n'y a pas trois Dieux mais un seul Dieu. On doit bien prendre cela en considération. Chacun est pleinement Dieu, ils ne sont pas seulement participants à la divinité, mais ils possèdent quelque chose en commun et chacun pleinement : la divinité. Ils sont un seul Dieu mais en trois personnes et chaque personne est Dieu. Le principe de l'antinomie nous montre que l'antinomie ne se résume pas à "1 est 3" dans l'abstraction, mais qu'elle est multiple dans se particularités, dans ce qui la distingue ; elle est un, mais en même temps chaque particularité possède pleinement ce qui est un. Voilà la nature de cette antinomie.
Il est extrêmement important et urgent de connaître ce principe. Examinons le dans le problème humain ou social, sachant qučil est appliquable dans tous les domaines. Quand nous contemplons, par exemple, l'humanité, il existe une certaine vision qui l'unifie. Pourtant, et c'est saint Irénée qui parle, l'humanité est composée par une multitude d'individus ou de personnes. Toutes ces personnes sont différentes, mais chacune dčentre elles, chaque être, n'est pas seulement une partie de l'humanité : il lčest en totalité. L'antinomie consiste en ce que chacun de nous est homme et, en même temps, nous sommes un des hommes. Pourquoi cette antinomie est-elle si importante ? Parce qu'on peut considérer — et ce serait une grande faute — chaque être humain comme une simple partie de l'humanité, comme le font toutes les doctrines politiques, et ne s'intéresser qu'à l'humanité. La même faute apparaît si l'on pense lčindividu comme une simple partie de la communauté ; ce qui est très caractéristique, par exemple, de la vision communiste, collectiviste. Elle se montre très platonicienne dans ce sens là — presque la République de Platon, mais du côté matérialiste, alors que Platon est spiritualiste, idéaliste.
Il mčest arrivé une expérience que je n'ai pas comprise parce que je venais de l'occident. J'arrive dans le camp soviétique avec, au départ, mes affaires, matelas, sac, provisions. Or un prêtre qui vient dans ce camp łdémocratiqueČ, c'est un vrai prêtre, un prêtre ouvrier, prolétarien, qui travaille lui-même et n'a pas besoin d'aide, il ne va mépriser personne et ne fera pas porter ses bagages par un simple soldat. Eh bien, j'ai traversé les fils barbelés et le chef du camp m'a dit : "Non, ce n'est pas à vous de porter les bagages. Je vous donne deux ordonnances." Et pourtant il était tellement communiste qu'il considérait Staline comme un libéral qui avait pourri la Russie par son libéralisme. Cet homme charmant était très doux — voilà encore un autre paradoxe de l'humanité — il était d'une douceur exquise et il aurait pu anéantir des millions d'hommes pour son idéal ! La bonté ne se manifeste pas toujours par la douceur des actions parce qučau nom d'un idéal on peut écraser l'homme tout en aimant l'humanité. Mais il aimait plus l'humanité que l'homme, me semble-t-il. Il a insisté pour que j'aie deux ordonnances qui lavaient mon plancher et faisaient mon lit. Je n'avais pas le droit de faire mon lit. Je lui ai dit : "Mais où est la démocratie ?" Il m'a expliqué : "Vous avez fait des études, vous êtes venu comme prêtre par ce que c'était nécéssaire pour les autres. Pendant que vous faites votre lit, vous ne pouvez ni prêcher, ni penser. On a dépensé de l'argent pour vos études. Vous devez prêcher, célébrer la messe, c'est votre métier ; mais si vous travaillez physiquement, vous ne faites pas votre métier, ce qui est impensable."
Par contre, le soldat qui était avec moi n'avait pas étudié, il n'était pas prêtre : c'était à lui de nettoyer le plancher. Dans ce système, si vous êtes nuisible, certainement on vous liquidera. Mais si vous êtes utile, on vous donnera de l'avancement rapidement parce que vous travaillez pour la collectivité. Et voilà un principe très curieux : le réel, pour eux, c'est l'humanité, la collectivité. Chaque personne est une partie coopérante de la collectivité. Mais elle n'a pas de valeur en soi. Vous pouvez avoir un régime extrêmement large, en Russie soviétique, telle est une des caractéristiques du collectivisme, et en même temps vous pouvez être liquidé très facilement. J'ai vécu un autre exemple dans ce même camp : un garçon est venu me voir, il était baptisé, il voulait se confesser. Et, tout à coup, il a eu peur de se confesser. Pourquoi ? Parce que, disait-il, "mon Père, vous me mépriserez si je vous dis mon péché". Quel était ce péché ? Il n'avait pas dénoncé le père de sa fiancée comme contre-révolutionnaire parce qu'il aimait sa fiancée. Il disait : "Je suis un salaud, je devais le dénoncer, mais j'ai pris mon amour pour ma fiancée comme une valeur supérieure à l'intérêt de la communauté." J'ai été obligé de passer deux heures à lui expliquer qu'il y a une valeur personnelle de l'homme.
Ces deux exemples montrent que l'on peut voir l'humanité, le tout, et considérer l'être humain, tout en le respectant beaucoup (en Russie, il existe un grand respect), comme participant à ce tout. Si l'on parle valeur, les communistes ont raison de retrouver le sens de la collectivité. En occident, avec l'individualisme, nous perdons ce sens. Mais l'antinomie consiste en ce que la valeur de l'homme n'est pas inférieure à celle de la collectivité. Autrement dit, chaque être humain est l'homme, et a la même valeur que la totalité de lčhumanité. D'où une autre anecdote opposée à ce que je viens de vous raconter : l'histoire du possédé que le Christ a guéri. Le Christ voulait souligner lčanti-collectivisme pour montrer, comme dans d'autres paraboles, la valeur de l'humanité comme une personne. Dans ce miracle, en effet, il y a un possédé qui vit en dehors du village. Il est guéri. C'était un être inutile pour la collectivité, mais il est guéri quand même et, de plus, d'une manière très désagréable car les démons qui le possédaient demandent d'entrer dans le troupeau de porcs ; et ces porcs se précipitent dans l'abîme en détruisant toute l'économie du village. Le Christ sacrifie le bien-être de ce village pour sauver un individu qui pouvait aussi bien mourir ou rester en dehors. Il met sur la balance un seul être et la collectivité. Il ne met pas cet être au dessus de la collectivité mais au dessus de l'économie de cette collectivité. Si vous approfondissez l'évangile, vous verrez que la collectivité y gagne spirituellement tout en perdant la richesse de ses cochons, qu'elle ne pouvait dčailleurs pas manger mais seulement vendre aux païens. C'est à la fois une histoire juive, une histoire diabolique et l'humour céleste. Nous sommes en plein mystère biblique. Au fond, ce village ne devait pas posséder de cochons, qučil vendait tout de même très cher ! Je ne veux pas poursuivre dans ce contexte qui nous entraînerait trop loin, mais retenons que le Christ montre, tout à coup, la valeur absolue de la personne, antinomiquement avec la collectivité.
Pourquoi ce propos est-il urgent ? Parce que, tout d'abord, si nous n'acceptons pas cette antinomie réelle entre, d'une part, l'homme et la valeur absolue de chaque être pleinement homme et, d'autre part, le fait que lčhomme pleinement homme est en même temps une partie de la collectivité, nous ne trouverons jamais l'attitude vraie vis à vis de notre prochain, de nous mêmes, pas plus dans l'action sociale que dans n'importe quel autre domaine. Nous serons toujours dans un certain déséquilibre inquiétant. De ce fait, notre pensée doit agir dans le devenir pour parvenir à saisir les deux points de vue. Dans notre cheminement, inévitablement, nous donnerons un peu plus dčimportance à la collectivité, ou un peu plus à la valeur personnelle. Dans notre vie personnelle aussi, dans le devenir, nous sommes toujours dialectiques, nous ne pouvons pas saisir la vision trinitaire, mais nous ne devons pas l'oublier. Comme je vous le disais à propos des riches et des pauvres, dans leur déséquilibre nous devons immédiatement voir le monde idéal.
Dans le cas de l'homme, la valeur de l'homme est absolue parce qu'il est homme. De même que le Fils est Dieu, que le Père est Dieu, que le Saint Esprit est Dieu, chacun de vous est l'homme, l'homme pleinement. En même temps, il n'est pas seulement l'homme en plénitude, mais ce qui est pleinement homme projette une valeur absolue, une valeur pour tous. D'où cette mystérieuse loi qui veut que si on touche à un homme, tous soient touchés. Il y a l'unité de l'Homme, mais, en même temps, les mêmes hommes sont les membres irremplaçables de la collectivité, que ce soit par leurs crimes ou par leurs talents, par tout ce qu'ils apportent ; et ils se situent les uns par rapport aux autres. Ici, nous voyons où est le péché de l'individualisme. C'est le polythéisme typique. Dans l'individualisme, on pense : "Moi, j'ai des droits, moi, je suis quelque chose". Non, tu es homme et, en tant qu'homme, tu es universel. Mais en tant que personne, tu es en rapport avec les autres personnes. L'homme se définit en tant que personne par ses rapports avec d'autres personnes. Vous connaissez le proverbe : "Dis moi qui es ton ami, je te dirai qui tu es." La personne se définit par le rapport avec la personne, par le rapport avec Dieu, par le rapport au monde. Qu'est-ce que l'individualisme au XIXe siècle ? Du polythéisme. En transposant, il revient à dire que le Fils est Dieu, que le Père est Dieu, que le Saint Esprit est Dieu, mais qučils ne sont pas un. En effet, l'humanité du XIXe siècle n'est pas une humanité une. C'est un genre, non de pantheos, mais de pananthropos où, comme partout où il y a beaucoup de divinités, on trouve un certain rapport, mais qui s'accompagne de la perte de conscience de l'unité de l'humanité.
La même chose se produit, mes amis, entre l'humanité et le peuple. Vous avez remarqué cette terrible confusion ? Soit on est chauvin, nationaliste, la France est belle et les autres ne valent rien ; soit on se retrouve avec une littérature comme nous en avons vu ces derniers temps dans la presse chrétienne, très nuisible, qui dénonce l'amour de la patrie comme une sorte de paganisme, au nom de l'humanité. Mais attention ! Il y a l'humanité, il y a la personnalité de chaque peuple. Un peuple ne se définit pas du tout par soi-même mais par rapport aux autres. La vraie vision du monde, disons politique, nous amène à distinguer les peuples mais leur caractère se définit par rapport aux autres peuples, dans l'idéal et dans le positif, et chaque peuple est quand même l'humanité.
Ni individualisme, ni collectivisme : dans cette unité-multiplicité, nous distinguons ce qui est multiple et se définit par rapport aux autres ; et lčunité, qui nčest pas seulement ce qui appartient à tous. Chacun de nous possède ce qui est un, chaque ordre humain est homme. Cčest pourquoi Jean Chrysostome pouvait énoncer ce paradoxe : le Christ est venu sauver lčHomme, cčest à dire lčhumanité entière, lčhomme total (le fils prodigue, cčest lčHomme, la brebis perdue, cčest lčhumanité, le pan-anthropos, cčest pourquoi nous pouvons dire que nous avons péché par Adam et que nous sommes ressuscités en Christ), mais sčil y nčavait eu qučun seul homme à sauver, en tant qučindividu, Il se serait tout de même incarné. Certes, dans la vie, nous balançons entre les deux extrêmes, mais nous devons garder cette vision comme un idéal.
Nous avons abordé une notion essentielle : ce qui distingue, ce sont les rapports entre les éléments que lčon distingue. La distinction apparaît quand nous mettons en rapport les uns avec les autres. Nous entrons dans un domaine où lčon ne peut rien définir en soi, mais uniquement par les rapports. Le matérialisme moniste, qui ne veut voir que la matière, perd pied pour la définir, parce que la matière ne peut se définir que par rapport à lčesprit, et réciproquement. Lčerreur suivante, très actuelle, cčest le naturalisme. On parle de la nature ou du monde, mais la nature, la création ne peuvent se définir que par rapport à Dieu. Nous nous définissons uniquement par rapport aux autres êtres. Si vous êtes moniste, si vous nčacceptez pas de rapports avec un autre, vous tombez inévitablement dans ce qučon appelle lčhérésie, et vous êtes absolument aveuglé.
Il existe un exemple classique, celui de la pensée abstraite, métaphysique, et de la pensée expérimentale. Auguste Comte dira que seule est valide la science expérimentale, et que lčidée abstraite nčest qučune superstructure ; un autre défendra la métaphysique et dénigrera lčexpérience. Mais vous remarquerez que lčexpérience et la métaphysique sont toujours mal définies. On ne peut les définir correctement que lčune par rapport à lčautre ; en soi, elles sont indéfinissables. Car ce qui se distingue, ce qui est spécifique, parce que ce nčest pas personnel, se définit comme une réalité en soi par rapport à une autre chose qui lui est distincte. Nous entrons ici dans une toute autre conception du monde. La pensée antinomique ne se définit pas, ne peut se subordonner à un principe. Plotin voulait voir lčun. Thomas dčAquin a basé toute sa philosophie sur la parole de Dieu : łJe suis Celui qui est.Č Il en conclut que lčêtre est lčabsolu dont tout découle. En prenant un principe de base, on confesse qučil nčy a qučun seul Dieu, le Père, et le Fils et lčEsprit lui sont obligatoirement subordonnés. Aucune pensée ne sera exacte si elle se base sur un principe unique.
La première pensée de la connaissance du monde consiste à percer du regard les rapports dans lčun de ce qui nčest pas un. Il faut saisir lčunité, mais non comme cause supérieure. Il sčagit de saisir, dans cette unité, les rapports exacts entre ce qui nčest pas authentique. Dans la vie trinitaire, on regarde la distinction, mais pas lčinégalité ; dans le devenir, les rapports comportent une inégalité certaine pour parvenir à cette égalité initiale. Toutes les confusions, les ténèbres, viennent de rapports posés de manière inexacte. En ce cas, ou nous sommes dans la confusion, nous mélangeons les plans, ou nous tombons dans lčidée séparatiste, comme le monisme matérialiste ou spiritualiste, où lčon oublie lčun des termes. La confusion a le privilège de pouvoir garder le Tout ; le séparatisme, lčhérésie, peut être assez pur à lčintérieur, connaître un certain succès, mais il perd la vision de la totalité du monde et des réalités.
Prenons un exemple, en ce qui concerne lčexactitude des rapports. Combien y a-t-il de discussions sur lčhomme ? Lčhomme est un, nous savons que nous sommes une unité. Nous possédons une unité qui nčest ni spatiale, ni corporelle ; la matière change en nous, le bébé devient vieillard ; les sentiments changent en nous, lčathée se convertit, lčhomme heureux devient malheureux, etc. Nous savons que nous sommes cet homme soumis à tous les changements physiques et psychologiques. Un homme composé par lčâme, lčesprit et le corps. Comment peut-on, en soi, définir lčâme, lčesprit et le corps ? Dans lčidéal, ils ont tous la même valeur ; dans le monde transfiguré, le corps a la même valeur que lčesprit. Actuellement, ce nčest pas le cas, lčesprit est supérieur au corps. Mais lčessentiel, cčest le juste rapport entre âme, esprit et corps. Dčoù viennent les problèmes moraux, sexuels, ascétiques ? Toujours de ce que lčon nča pas trouvé le rapport exact entre ces composants de lčhomme, soit que lčon donne trop au corps, ou trop à lčâme, ou même trop à lčesprit. Cčest pourquoi saint Jean Cassien disait que, si lčon voulait arriver à un état spirituel, on devait diminuer lčâme psychique et le corps. Cčest normal, vous diminuez les désirs du corps, la nourriture, etc, parce que le corps envahit lčêtre humain. Lčâme aussi est tellement forte qučelle ne laisse pas de place à notre esprit. Mais si vous faites ceci dans un rapport inexact, ou vous mourrez, parce que le corps ne pourra pas le supporter, ou vous serez déséquilibrés parce que vous ne pourrez pas le supporter. Aussi Jean Cassien et tous les Pères de lčEglise insistent-ils : dans lčascèse, on doit avoir lčesprit de discrétion, cčest à dire trouver le rapport exact. Ce qui est bon pour un individu sčavère mauvais pour un autre, parce que chacun doit trouver le rapport exact entre sa vie spirituelle, psychique et corporelle. Voyez lčexemple de Théophane le Reclus, au XIXe siècle. Tout à coup, il a senti que, dans son état de reclus, son âme sčétait affaiblie. Il vivait trop en esprit et péchait contre lčunité de lčhomme total. Cčétait dans les années 1870, il écrivait beaucoup à ses enfants spirituels et il leur a demandé de lui envoyer un violon et un appareil photographique, parce qučil avait senti sčétablir des rapports inexacts entre son esprit et son âme, lčâme était trop diminuée. Cčest pourquoi le Christ restera toujours un modèle absolu pour nous, parce que rien, dans son humanité, nčest déséquilibré. Tous les rapports sont exacts entre lčâme, le corps et lčesprit. Si vous lisez les Evangiles de ce point de vue, on peut dire que cčest lčunique figure vraiment saine, chez qui existe vraiment lčunité dans la trinité, lčunité dans les rapports exacts. Il pleure Jérusalem, lui qui est Dieu, parce qučelle sera détruite ; il pleure Lazare et pourtant il le ressuscite. Sčil nčavait pas pleuré Lazare, cela aurait montré que son âme ne vibrait plus et qučil ne vivait que dans lčesprit et le divin. Il se repose sans être malade. On parle beaucoup aujourdčhui de la détente nécessaire à lčéquilibre de lčhomme. Regardez comme idéal la personne du Christ, son comportement, cčest une perfection que nous pouvons étudier, et nous risquons dčavoir quelques surprises, parce qučil y a beaucoup de points auxquels on nča réfléchi. En lui est effective la réalisation de cette vision trinitaire, âme, esprit et corps, dans le sens des rapports vrais et aussi des vrais progrès, puisque son corps devient glorieux après la résurrection. Et, ensuite, il y a tout ce problème de la montée du Christ au ciel et de la descente du Saint Esprit. Mais limitons nous à ce thème essentiel de la recherche des rapports exacts entre ce qui se distingue. Elle ne sera salutaire que si nous avons reconnu dčabord la valeur de chaque chose en soi.
Cours n°11
19 mars

A la suite de quelques questions, nous allons revenir sur le problème de lčantinomie trinitaire. Dans la divine Trinité, certains noms évoquent un rapport. Le Fils renvoie au Père, le Père renvoie au Fils. Mais quand nous parlons du Saint Esprit, nous ne saisissons pas en quoi consiste sa personnalité, cčest pourquoi on lčappelle Inommable. Esprit : Dieu est Esprit, et pas seulement le Saint Esprit. Saint : Dieu est Saint. łSaint, Saint, SaintČ : lčacclamation angélique ne sčadresse pas au seul Saint Esprit. Nous voyons qučil y a un élément de rapport, mais il est certain que le type ne se définit pas seulement par le rapport. Cependant, sans mettre en rapport une chose avec une autre, une personne avec une autre, on ne peut arriver à voir vraiment ce qui se distingue.
Si nous prenons des exemples dans le monde, nous trouverons plusieurs catégories de ce qui est multiple et de ce qui se distingue dans lčunité. Par exemple, il existe des sortes de personnalités collectives. Lčhumanité est une mais les peuples se distinguent. Il y aurait aussi une distinction par groupes. Un peintre nčest pas un administrateur, lequel nčest pas un prêtre, et ce dernier nčest pas un prophète. Prêtrise, prophétisme, ce sont des dons différents, des vocations différentes, des ministères différents qui se distinguent dans lčunité. On peut aller plus loin et, progressivement, nous arrivons à cette distinction absolue qui consiste en la personne de chaque homme. Ce qui est personnel en Pierre sera quelque chose qučil ne partage pas avec les autres. Pierre ne se distingue pas comme homme. Il se distingue comme homme en face des bêtes, des plantes, des anges, comme mâle en face de la femme, homme mûr en face de lčenfant ; mais tout ceci, il le partage, parce qučil y a de nombreux hommes, de nombreuses femmes, etc. Nous pouvons le cerner au travers de combinaisons de qualités. Qučest-ce que Pierre ? Mettons qučil mesure 2 m, qučil soit graphologue, beau, intelligent, qučil ait eu 12 ans en 1964 , etc. Si nous réunissons tous ces éléments, cela fait déjà un individu, mais ce ne sera pas la personne. Ce ne sont pas ces qualités qui le distinguent de tous. On arrive donc à distinguer la personne en ce qučil ne partage pas du tout avec les autres, cčest à dire quelque chose dčunique. Mais en dehors de cette chose unique qui distingue totalement, qui est notre personne, il existe autre chose dčunique : la situation. Dans la Bible, par exemple, on parle du Jour du Seigneur . Le Jour du Seigneur, cčest une situation telle qučelle ne se répète pas, qučelle est unique. Entre cet unique et lčunité totale de lčhumanité ou de la création, il existe des intermédiaires qui se distinguent collectivement. Mais ils sont distincts, ils sont, en ce sens, des personnels. Ils ne se partagent pas. Prenons un exemple simple, celui des peuples. Le peuple russe se distingue du peuple français ou du peuple chinois, tout en étant inclus dans lčunité de lčhumanité. Comment peut-on définir, dans cette collectivité, exactement, ce qui les distingue et ce qui ne les distingue pas ? Comment avoir une opinion exacte sur un peuple ? Dès que vous commencez à décrire un peuple en soi, par exemple łle peuple français a lčesprit cartésien, nous sommes des latins, nous sommes logiquesČ, łnous nčaimons pas les brouillards françaisČ ou łla sentimentalité des russesČ, et ainsi de suite, vous nčêtes pas dans la réalité totale. Un Russe nous dira : łNotre âme slave, nous aimons tout qui est russe.Č Un Espagnol va me raconter ce que cčest que lčEspagnol. La définition exacte de la place des peuples commence lorsqučon les met à côté des autres peuples, sans les juger comme bons ou mauvais, mais quand on les pose dans leur égalité, dans le sens de leur valeur ; mais on distingue dans ces peuples leurs qualités et leurs défauts, leur caractère, en les mettant en rapport avec les autres.
Prenons encore un exemple. Au XIXe siècle, et cela dure encore, lčEglise chrétienne étant très portée vers cette idée, on a voulu voir uniquement lčhumanité, les valeurs humaines internationales dépassant les nations. Après quoi, vous avez des groupes qui se veulent très patriotiques, les Bretons regardent avec mépris les Français, et considèrent que tout ce qui est breton est bien et que tout ce qui est français ne vaut rien. Le peuple breton se définit artificiellement en lui-même. Il dit aimer les rites, en particulier ceux qui entourent les défunts. Mais il ignore que les mêmes rites se retrouvent en Indochine et en Ukraine. Alors, ne nommons pas bretons des rites qučil partage avec dčautres peuples ! Pour définir un peuple, il ne suffit pas de bien le regarder en soi, mais il est nécessaire aussi de le comparer avec ce qui a la même valeur, peuple avec peuple. Cčest très curieux de voir à quel point nous nčavons pas une pensée antinomique et chrétienne. On veut faire plus humain que lčhumain, mais il se distingue ! Oui, il y a des amours partout, le théâtre chinois de la même époque rapelle quelquefois Corneille ou Racine, il existe des éléments propres à toute lčhumanité, de tous les temps. On doit le prendre en considération et dégager ce qui fait lčunité de lčhumanité. Mais il y a des différences. Et cčest très caractéristique de voir les opinions qučont les étrangers quand ils arrivent dans un pays. Ne parlons pas de lčItalie que lčon admire parce qučon doit lčadmirer, parce que dès lčenfance on a appris que la Renaissance, la peinture, le soleil de lčItalie sont des merveilles officielles. Mais qučon se rende en Amérique et lčon jugera lčAmérique à la manière française. Cčest absolument absurde. On ne peut même pas apprécier lčAmérique en soi. On est emballé par lčesprit dčinitiative qui nčexiste pas ici, etc.
Cčest dans le rapport entre des choses de même plan et de même catégorie, dans le rapport et dans la définition de chaque chose mais en rapport avec les autres. Et la difficulté commence quand vous comparez deux choses : lčallemand et le français, le croyant et lčincrédule, peu importe. Quand on compare deux éléments, on se trompe. On envisage un jugement artificiel de mise en opposition. Il faut qučun troisième entre en jeu pour nous obliger à voir les rapports plus exactement. Le Métropolite Antoine prenait lčexemple de lčEglise et de lčEtat : on est toujours dans une fausse note parce qučon nčintroduit pas le troisième élément qui est la société pensante. Restons dans lčexemple des peuples qui est le plus simple, prenons Français et Allemands. Comment faire cette distinction dans lčunité ? et encore, en général, on oublie lčunité, on oppose sans avoir la conscience de lčunité. Elle existe pourtant selon divers points de vue : parce que nous sommes des peuples européens ; que nous partageons la culture chrétienne ; il y aurait même une unité raciale, le germanisme est aussi fort en France qučen Allemagne ; enfin nous appartenons à la même humanité. Il nčy a pas unité linguistique, mais unité de religions, unité historique avec le Moyen Age, etc. Il y a quantité de choses qui nous unissent, qui forment un bloc. Dans cette unité, nous commençons à distinguer. Du point de vue de la langue, on dira que les uns sont rapides et les autres lourds. Le romantique pensera que lčAllemagne est profonde et le Français superficiel. La dualité est toujours dangereuse dans cette comparaison. Dès qučarrive le troisième élément, nous arrivons à voir exactement ce qui distingue dans lčunité. Dans lčexemple du Métropolite Antoine, si lčon compare lčEglise et lčEtat, en général arrive une fausse note parce qučon prend de lčEglise ce qui est le plus proche de lčEtat. Cčest très difficile de comparer lčEglise, qui croit à la résurrection du Christ et à la déification du monde, avec lčEtat. On les met en rapport et lčEglise perd ses caractéristiques. Mais si on introduit lčEglise ou une religion, lčEtat et lčidéologie de la société, immédiatement nous sommes obligés dčaffiner notre esprit de telle manière que nous ne pouvons pas nous contenter de ces approximations inexactes qui arrivent lorsque lčon compare deux à deux. Prendre un Français, un Allemand et, mettons, un Anglais, un Italien et un Russe, voilà un travail qui nous oblige à voir, dans lčunité des peuples chrétiens de lčEurope, des distinctions beaucoup plus nettes. Car nous remarquerons que ce que nous mettions comme particularité sur le dos de lčAllemand, il le partage avec le Russe. Et ce que le Russe va voir des Allemands, ils le partagent avec les Français. Les véritables distinctions ne seront pas les caractéristiques appauvrissantes, mais celles du génie propre à chaque peuple. Le processus consiste à saisir à la fois ce qui est unique et ce qui relève de lčunité de plusieurs, au moins de trois. Mais ce nčest pas une pensée facile.
La pensée humaine nčest pas spontanément antinomique, elle veut ou lčunité, ou la distinction, lčanalyse ou la synthèse. Le danger de notre pensée réside là, et cčest pourquoi Dieu a dit à Adam et Eve : łNe te presse pas de manger de lčarbre de la connaissance du bien et du malČ, cčest à dire le dualisme, parce qučil savait que, dès que lčhomme commence à manger de lčarbre de la connaissance du bien et du mal, il tombe dans une pensée qui ne sera pas ontologique et vitale. Tant que nous mettons deux éléments en présence, inévitablement, nous commençons à poser des jugements, opposer le bon et le mauvais, et même si nous nous en tenons à de simples comparaisons, nous nčaurons jamais la pénétration réelle de chacun de ceux que nous distinguons. Nous avons une faiblesse de la pensée trinitaire. Un exemple : la Bible parle de trois distinctions, prophètes, rois et prêtres. LčAntiquité parle de trois classes : classe manuelle, classe de lčépée et de justice, classe de la prêtrise et de lčinitiation. Prenons la pensée biblique. Comment notre pensée rationnelle commence-t-elle à opérer ? Elle prendra les prophètes comme des inspirés, avec quelque chose de spontané, alors qučau contraire les prêtres sont ceux qui assurent la continuité, par lčhérédité ou la succession apostolique ; ils nous donnent la stabilité, par contre les prophètes , cčest un mouvement instable. Qučarrive-t-il ? On établit des comparaisons et, ensuite, on parlera des rois, mais on ne saura pas où les caser. Parce que la royauté possède une certaine stabilité. Et tout à coup, on sčaperçoit que lčon a donné les caractéristiques de la royauté à la prêtrise et lčon commence à comparer rois et prêtres. On voit que la prêtrise est une chose sacrale qui apporte la bénédiction divine et sanctifie le monde ; les rois, par contre, se chargent de lčorganisation. On voit très bien la distinction, mais on ne sait plus où placer les prophètes. Dans notre mentalité, il nous est difficile de penser trinitairement. Nous pensons par paires. Cčest toute la lutte orthodoxe contre le filioque qui a introduit des paires dans la Trinité. Mais la pensée trinitaire est multiple et telle qučelle seule peut nous donner la conscience de la réalité ontologique, où il y a un et multiple. Sinons, nous ne sommes pas dans la vraie multiplicité, nous restons dans la fausse dualité.
Regardez la tradition de la pensée humaine depuis de longs siècles, cčest cela le péché originel, et qui dure autant que la pensée dualiste ontologique. Tant qučon croit qučon peut définir le monde, pas son mouvement ni son évolution, mais la réalité du monde ou de lčhomme par la pensée dualiste, on est dans le péché originel : on a perdu lčunité et on voit la distinction duelle, qui obsède. Et toutes les traditions, pour nous, resteront toujours les traditions issues du péché originel. Dans la Kabbale, vous trouverez la dualité ; dans le gnosticisme aussi ; dans de nombreuses traditions spiritualistes, on oppose une chose à une autre sans les saisir trinitairement. Dans toutes ces doctrines, mâle et femelle, jour et nuit sčopposent, non comme devenir mais comme une chose en soi, comme lčéquilibre du monde. Cčest pourquoi aussi lčétoile juive, sans le nom de Iaveh, relève aussi du péché originel. Il y a la dualité de deux triangle, lčun qui monte vers le ciel, lčautre qui descend vers le bas ; mais la véritable étoile de David, le sceau de Salomon, nčest pas duelle mais trinitaire car le nom de Iaveh est inscrit au milieu.
En ce sens, quand nous voulons distinguer dans lčunité, nous pouvons définir ce qui se distingue en mettant en rapport non deux mais au moins trois éléments. Einstein disait que la plus grande difficulté de la science actuelle, cčest lčexistence, la plupart du temps, de deux tendances. Et lčon ne résout jamais la problématique entre deux tendances si lčon nča pas introduit un troisième élément. Théorie, pratique et expérience. Connaissance expérimentale, connaissance intellectuelle ou rationnelle. Tant qučon se borne aux deux, on ne résout pas la question, on doit introduire le troisième élément et, alors, on peut véritablement faire la distinction dans lčunité. Tant que nous restons dans la dualité, un certain déséquilibre perdure, nécessaire pour lčévolution, mais qui nčest pas une contemplation de lčontos, de ce qui est.
Prenons un autre exemple, dans lčanthropologie humaine, celui de lčâme, de lčesprit et du corps. Vous remarquerez que le problème est sans issue si nous envisageons la dualité âme/corps. On est toujours dans la lutte et la confusion parce que lčon confond souvent ce qui est corporel avec lčâme, avec un corps plus subtil. La sensibilité relève pour les uns de lčâme, pour les autres du corps subtil. Quelquefois, on confond lčâme avec le corps, ou lčesprit avec lčâme et lčon ne sait pas les définir exactement. Cčest en posant les rapports exacts, avec un effort, entre ces trois éléments que nous nous introduisons dans la vraie définition des choses.
Prenons un autre exemple : spiritualisme et matérialisme, cette lutte sans issue à travers les siècles. Est-ce la matière qui est réelle et lčesprit une simple superstructure ? Est-ce lčesprit, et la matière un simple sous-produit ? Esprit et matière, matière et esprit, on discute, on discute... Mais il faut penser ensemble Dieu, esprit et matière, car on a confondu lčesprit avec Dieu. Tous les idéalistes allemands ont fait cette erreur. Dans ce grand schéma du monde, la pensée commence à se clarifier quand on distingue Dieu, esprit et matière. Ensuite, à lčintérieur, vous distinguerez esprit, âme et matière. Mais déjà, posons le monde angélique, le monde physique et Dieu. Que manque-t-il à notre époque ? Nous sommes en plein monisme matérialiste. Si nous étudions la matière, nous considérons lčatome, en oubliant qučil existe un ange de lčatome et Dieu qui a créé lčatome, que cet atome a une image de Dieu, mue par un ange.
Encore un autre exemple. Un évêque a dit à un prêtre que lčhomme est par excellence lčhomme économique. On sčoccupe beaucoup de choses économiques actuellement. On oublie que lčhomme nčest pas seulement un être économique, mais qučil est aussi psycho-spirituel et qučil y a le problème de Dieu. A dčautres époques, Dieu sera si fortement senti qučon oubliera la distinction de la création. Il existe des formes de panthéisme, de déisme, où le monde disparaît. Vous souvenez-vous de cette grande lutte contre Apollinaire ? Apollinaire, un homme très doué, ami dčAthanase, défendait lčincarnation du Verbe, mais il confondait la divinité avec lčesprit. Ou plutôt, il disait que la divinité du Christ avait pris la place de lčesprit. Les Pères se sont attaqués à lui en rappelant que le Christ, en tant qučhomme, était aussi esprit, âme et matière. Sinon, comme disait Grégoire le Théologien : łTon homme nčest que bête et Dieu, mais pas homme et Dieu, puisqučil nča pas dčesprit.Č Cette distinction est indispensable. Dès que nous plaçons dans notre vision Dieu, esprit, et matière, nous entrons dans le vrai contexte, dans une vision trinitaire. Nous pouvons le faire dans la vision de lčunité car, si Dieu est transcendant, il y a la base unique, et, en ce sens, nous pouvons alors voir la distinction exacte. Sinon, nous allons nager toujours dans la dualité ou, pire encore, être monistes, ce qui supprime la distinction dans lčunité. Le monisme, certes, peut être analytique à lčintérieur des choses. Mais un matérialiste ou un spiritualiste est moniste parce qučil ne reconnaît que lčesprit ou que la matière, en déniant toute valeur aux autres réalités. Cčest pourquoi lčon peut dire, grosso modo, que cčest seulement dans les rapports de plusieurs éléments, au moins trois, que lčon trouve la note exacte.
Cette règle vaut non seulement pour la vision du monde, mais aussi pour la connaissance de nous-mêmes. Souvent, les gens parlent de leur pensée, de leur idée, de leur don. Mais ma pensée nčest pas ma pensée, cčest celle de lčhumanité. Un génie lui-même est une résultante, un porte-parole de toute une époque, le produit non seulement de ses parents mais de toute une civilisation. La pensée de Bergson nčest pas que la pensée de Bergson. Bergson est personnel dans ce qui le distingue dčautres témoignages contemporains. Nos qualités ne sont pas notre propriété.
La difficulté du communisme consiste en ce que nous avons initialement beaucoup de choses en commun. Nous sommes communistes par essence et, ensuite, nous distinguons dans ce communisme. Quand jčexprime mes pensées, ce ne sont pas les miennes. Il y a dans ma manière de parler, dans mon enseignement, quelque chose de personnel qučon ne retrouvera jamais chez quelqučun dčautre. Mais attention, distinguons ! Ces pensées viennent de lčhéritage de lčEglise orthodoxe, ou de points de vue que je partage, sinon avec toute lčhumanité, du moins avec un certain nombre dčautres personnes. Quand on veut à tout prix paraître original, en général, on tombe dans le lieu commun. Voyez comme les jeunes, ou les łblousons noirsČ se ressemblent, et chacun dčeux se veut łpas comme les autresČ. Après quoi, ils deviennent indiscernables. On a inventé lčoriginalité des poèmes, et maintenant on les produit en série. Mais si nous reconnaissons que nous avons quantité de points communs dans lčunité, alors, dans ce commun, nous trouverons une distinction. On ne peut distinguer que lorsqučon a trouvé tout ce qui est en commun et, dans ce commun, ce qui nous distingue des autres.
Nous parlons de lčunité dans la distinction et de la distinction dans lčunité. De ce point de vue ontologique, toutes les dialectiques de type hegelien ou marxiste tombent, car il sčagit de dyades qui veulent créer le troisième terme, la synthèse. Mais la réalité nčest pas diadique, elle est triadique, elle est multiple. La dyade ne créera jamais de synthèse. Thèse et antithèse nčont jamais engendré de synthèse. Jean Wall, dans son Pluralisme philosophique, dit à juste titre que la pensée des philosophes français est toujours très pénétrante, mais ne possède pas cette puissance agressive quča la pensée des autres peuples, elle nčose pas le mouvement, elle reste au plan de la remarque. Elle est trop fine, trop délicate. Pourtant, dans la réflexion actuelle, Gabriel Marcel et dčautres ont bien senti que le duel a une valeur tant qučexiste une tension, mais plus aucune dans la synthèse. Par une opposition duelle, on nčobtient pas une connaissance du monde tel qučil est.
Mais quand jčaffirme qučil est nécessaire de poser trois éléments au moins pour une comparaison, pour obtenir la connaissance ontologique des choses en soi, dans leur unité-distinction, jčomets une autre étape, celle du devenir. Dans le devenir, par contre, il ya toujours dualité, et cčest un certain déséquilibre des deux composantes qui donne le mouvement du monde. Ce nčest pas un choix, cčest une coexistence. Comme, dans la Trinité, il y a trois personnes et une seule nature, comme, dans le Christ, il y a deux natures et une seule personne, ce qui est un ontologiquement est deux dans le devenir. Et ce qui est multiple ontologiquement est un dans le devenir. Si lčon veut garder dans le devenir, dans le développement, unitaire ce qui doit être multiple, et multiple ce qui doit être un, on sčégare. Cčest toute lčerreur de la pensée hégelienne.
Cours n°12
26 mars

Revenons au Symbole dit de saint Athanase, qui expose lčantinomie trinitaire et celle des deux natures en Christ. Vous connaissez le texte :
La pureté de la foi consiste à croire et à confesser que le Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, est Dieu et homme. Il est Dieu étant engendré de la substance du Père avant tous les temps ; il est homme, étant né dans le temps, de la substance de sa mère. Dieu parfait, homme parfait, ayant une âme raisonnable et une chair humaine, égal au Père selon la divinité et moindre que le Père selon lčhumanité.
On trouve déjà, dans ce passage, une quantité de précisions sur cette antinomie des deux natures, Dieu et homme dans la même personne du Christ. Comme nous lčavons vu, cčest lčantinomie du devenir, car la divinité et lčhumanité ne sont pas égales. Plus la distance entre les deux pôles est grande — dans ce cas, Dieu et homme, il sčagit de la plus grande possible — plus la coexistence des deux opposés est puissante. Souvenez vous de lčexemple des deux niveaux dčeau, ou de température. Cčest ce qui fait lčintérêt de cette antinomie en Christ, qučil est si difficile à lčhumanité dčaccepter... Dès les débuts du christianisme, la première tendance fut de voir surtout Dieu et de nier lčhumanité du Christ. Cette tendance, nommée docétisme, qui prétendait que le Christ homme nčétait qučapparence, illusion, était normale car lčhomme tendu vers Dieu, vers le monde religieux et mystique, inévitablement affaiblit la valeur ou lčintérêt de ce qui nčest pas Dieu, de la créature. Comme, de plus, parfois, psychologiquement et moralement, la qualité dčhomme fait entrave à son union avec Dieu, alors tout le monde créé devient illusoire, secondaire, sans valeur. Voilà pourquoi, dans ce texte, on insiste : Dieu parfait, homme parfait. Malgré lčinégalité des natures, on répète deux fois le mot parfait, cčest à dire łauthentique en lui-mêmeČ.
Il en va ainsi dans toute la pensée antinomique chrétienne sčil y a deux valeurs inégales, pas seulement dans un sens aussi absolu que le Christ Dieu et homme. Prenons lčexemple de LčEglise et de lčEtat. LčEglise qui a le pouvoir de lier et de délier, qui prépare la déification du monde, et lčEtat qui a une mission plus limitée, celle dčassurer lčordre, une certaine réorganisation indispensable de la société : vous voyez la grande différence entre les deux. Quelle serait une fausse antinomie posée entre eux ? Prendre lčEglise parfaite et ne pas chercher pas un Etat parfait en soi. Ce nčest pas parce que lčEtat est moindre qučil doit être inférieur à lčEglise et envisagé avec négligence, ce que font toutes les tendances qui veulent soit absorber lčEtat dans lčEglise, caractéristique de toutes les fausses théocraties, soit mettre lčEtat au seul service de lčEglise, sans lui reconnaître sa valeur. Ici, il nous faut souligner que le Christ nča pas pris lčhumanité comme un simple instrument de salut, il est devenu homme parce qučil aimait lčhomme et lui donnait toute sa valeur. De même, la pensée chrétienne, lorsqučelle envisage lčEglise et lčEtat, doit considérer lčEtat, et tous les problèmes qui lui sont liés, dans leur perfection, chercher la perfection de lčEtat et, aussi, la perfection de lčEglise. Leurs relations seront inégales, mais exactement comme dans le Christ, où rien de lčhumanité nčest méprisé par lui. Il donne toute sa valeur à sa propre humanité comme il donne toute sa valeur et sa puissance à sa divinité.
Il en va de même dans la conception chrétienne du devenir des hommes. Vous devez considérer deux choses : votre vocation divine et chrétienne, à la perfection spirituelle, visant la vie éternelle, lčunion avec Dieu ; et, ensuite, une chose bien moindre qui est, mettons, votre métier, votre situation sociale, votre place dans le monde, votre état de père ou mère de famille. Devant lčappel à la déification, ces réalités sont bien moindres. Elles peuvent même être méprisées : łJe fais mon métier comme je ferais nčimporte quoi, juste pour gagner mon beafsteak.Č Non ! Dans la conception dynamique chrétienne, on doit aimer aussi son métier, même sčil consiste à réparer des chaussures, car il a sa valeur. Voilà ce que signifie lčincarnation du Christ : il a donné valeur spirituelle à des choses moindres, passagères, relatives. Il est né pré-éternellement du Père et aussi dans le temps, de la Vierge. Les choses temporelles ont leur valeur en soi. Il faut le souligner car on trouve ici deux déviations très nettes : ou le mépris des valeurs temporelles au nom de lčéternel, ou donner une valeur éternelle à la valeur temporelle, cčest à dire donner lčaspect divin, absolu, à ce qui ne lčest pas. Une troisième erreur serait leur séparation, car le destin signifié par le dogme de lčincarnation du Christ, cčest Dieu incarné. Cčest tout le propos du concile de Chalcédoine.
Si nous prenons ce problème dans un contexte historique, nous voyons que lčhumanité chancelle toujours entre différents extrêmes. Les premiers chrétiens voyaient surtout Dieu en Christ et étaient choqués de son humanité. Pour la pensée philosophique grecque, Dieu incarné est une idée intenable, parce que Dieu dépasse tout et, par conséquent, ne peut ni sčincarner ni surtout mourir sur la croix. Cette diminution de la divinité, cette mort sur la croix était, pour beaucoup, insupportable. Mais il y a eu dčautres tendances qui voulaient diminuer ou affaiblir la divinité du Christ, ne voir en lui que lčhomme et lui donner la valeur dčhomme. Cčest toute la démarche du christianisme arien, mais aussi celle notre époque. Lčhomme actuel, je parle des masses, voit surtout un homme, un homme parfait, mais reste aveugle à la divinité du Christ. Et même, il va accentuer les valeurs humaines. De nos jours, on ne parle plus de Dieu mais de lčhumanité chrétienne, de lčhumanisme sous différentes formes. Lčhistoire de lčhumanité balance entre ces deux tendances, et il nčy a pas de saisie antinomique spontanée des deux. Cyrille dčAlexandrie cite le crachat du Christ qučil a mêlé à de la terre et mis sur les yeux de lčaveugle-né, et commente en disant que ce mélange était certainement une matière, mais aussi divin, puisque la source de guérison, cčétait le divin. Notez que, dans lčabsence de capacité de saisir spontanément les deux, il y a séparatisme entre le divin et lčhumain, isolement par excellence. Ce qui est tout à fait exceptionnel et formidable dans le dogme de lčincarnation du Christ, cčest que, tout en étant cent pour cent Dieu, il est aussi cent pour cent homme. Telle est la tâche immense et unique.
Mais pourquoi parler dčune antinomie dynamique de devenir ? Si vous acceptez de donner la valeur absolue à Dieu et que vous ne donniez pas à la création et à lčhomme sa valeur absolue et en soi, qučarrive-t-il à lčhumanité ? Admettons que lčon donne la valeur absolue à Dieu et que lčon diminue, que lčon méprise la valeur de la création et de lčhomme, il ne reste plus qučà abandonner la création, abandonner lčoeuvre de Dieu, abandonner les valeurs humaines et revenir à cette thèse antique : nous sommes sortis de Dieu, nous allons vers Dieu, il nčexiste aucun progrès parce que, au fond, nous allons à la source. Si, par contre, nous nčacceptons que les valeurs humaines et diminuons au maximum les valeurs divines, si nous ne voyons que lčhumanité ou même la création — ce que lčon fait à notre époque —, aucun progrès ne peut non plus se révéler, puisque nous sommes la création. Pour progresser, on doit progresser avec quelque chose qui nous soit supérieur. Cčest une des absurdités de lčévolutionnisme humaniste actuel : lčhomme peut créer des machines admirables, traverser les espaces, mais sčil nčy a rien qui, au dessus, transcende totalement lčêtre humain, le progrès est arrêté, parce que nous sommes déjà hommes. On ne devient pas surhomme sčil nčy a pas quelque chose qui soit déjà surhumain. On ne devient pas quelque chose au delà de ce que nous sommes sčil nčy a rien au dessus de nous. Et plus notre Dieu, ou ce qui est au dessus de lčhomme, est grand et sublime, plus le progrès et le devenir de lčhomme seront grands et sublimes. Quel est le plus grand progressiste du monde ? Celui qui veut conquérir la Lune ou celui qui vise la déification du monde, lčunion avec Dieu ? Certainement, celui qui vise la déification, la transfiguration du monde, la suppression de la mort a un horizon beaucoup plus vaste que celui qui cherche à conquérir la Lune. La conquête spatiale est très intéressante, mais elle ne constitue pas un progrès en soi, cčest une manifestation, un témoignage des dons que lčhomme possède, de lčintelligence, de la persévérance. Cčest une manifestation des qualités humaines, mais ce nčest pas un progrès de lčhomme, il sčagit dčun progrès de la technique. Voilà pourquoi, dans cette antinomie en quoi consiste notre vision chrétienne, nous saisissons chaque chose, jugeons le devenir et agissons dans le devenir de lčhomme, nous progressons en posant dčabord la vision divine absolue et, ensuite, la vision concrète.
Car il nčy a pas seulement le problème théanthropique, cčest à dire Dieu-homme, en soi, comme lčont cru quelques penseurs russes. Le Christ est devenu homme dans le cadre concret de lčHistoire. Ce nčest pas un mythe, ce nčest pas une abstraction. Lčhomme Jésus était un être concret, inscrit dans le temps, sous Auguste, en Palestine, dans un cadre géographique et temporel avec une date précise, au milieu de lčHistoire. Ceci fait que notre pensée contemple toujours les choses parfaites puis, ensuite, prend les choses concrètes, réelles, qui sont devant nous. Souvent, on sčest posé le problème du jugement à porter dans tel ou tel cas. On pose la question de la famille chrétienne, de la limitation des naissances, des pratiques sexuelles, ce sont des sujets à la mode. Ou les problèmes sociaux. Pour bien les résoudre, nous devons contempler la famille parfaite, idéale, qui est entre Dieu et la création, dans ses prototypes. Après quoi, nous ne pouvons pas rester à mi-chemin, mi-homme, mi-Dieu, comme dans lčAntiquité, comme ces êtres mythiques mi-bête, mi-homme ou ces héros mélanges dčhumanité et de divinité. Après, il faut entrer dans le concret précis et actualisé. Car le Verbe pré-éternel sčest actualisé dans un cadre concret. Cčest pourquoi Jean va insister : nous lčavons touché. Jean commence son Evangile : Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu et le Verbe était auprès de Dieu... Cette contemplation directe, dépassant toutes les philosophies pour contempler la Trinité et la vie intime de Dieu sans aucun intermédiaire... En même temps le Verbe fut chair, et il dit dans son Epître : nous lčavons touché, palpé. Alors, quand on pose une question quelconque, on doit toujours contempler les prototypes, pousser jusqučà lčextrême dans le plan divin, dans la pensée divine, autant qučon le peut, aussi haut que Jean lča poussé : Au commencement était le Verbe... Ayant contemplé cet archétype, ne pas chercher le compromis, entrer immédiatement dans le concret. A Bethléem... Cčest à dire dans ce fait concret, dans ces conditions concrètes nommées, datées, qui possèdent tous les éléments indispensables à une chose concrète que lčon peut toucher, expérimenter. Et quand nous touchons cette concrétude, cčest essentiel, nous devons pas faire de roman ni de mythe : la chose concrète doit être envisagée dans sa réalité et son authenticité. Pas de mots mensongers, cčest à dire dčappréciations qui ne soient pas exactes, en nommant une chose par un mot qui semble plus élégant, ou qui camoufle, ou qui rende plus tragique. On doit donner à cette concrétisation sa réalité et sa valeur.
Par exemple, nous avons la vision dčune famille prototype, puis de la famille réelle. Ici, tout le romantisme, toutes les tricheries sont mauvais. Mais aussi, nous devons ne pas mépriser... łQue voulez-vous, sur la Terre, nous ne pouvons rien faire...Č Non ! Tu es ici dans une chose qui a sa valeur en soi. Parce que le Christ a donné sa valeur en soi, sa valeur devant la pensée divine, à la naissance, au lieu où il est né, à la crèche... Et si nous adorons Dieu, nous nčoublions pas que, dans Son incarnation, il y a le moindre détail que lčEvangile aurait pu nous donner.
Mais cette vision de lčhumanité, cette vision de ce niveau concret, limité, temporel, nčest pas la même vision que la vision divine, car elle nčest jamais simple. Il sčagit toujours dčune complexité. Le Christ est devenu homme, mais le destin de cet homme est complexe. Prenez le crucifix. Maintenant, on nčaime plus mettre des crucifix dans les chambres, en France, on préfère dčautres images, ou des versets bibliques. En dehors du fait que beaucoup de gens le critiquent et disent que le crucifix ne suffit pas, qučil faut montrer la résurrection... Mais passons, gardons cet exemple. Qučest-ce qui manque au crucifix pour être concret ? Même sčil est très réaliste ? Vous voyez, je mčévade complètement de la conception typiquement orthodoxe du faux réalisme, qui veut qučon doive montrer le Christ glorieux, ce qui est vrai, mais je prends le concret, le Vendredi Saint. Qučest-ce qui manque dans lčimage de ce crucifix suspendu dans les chambres, en ivoire avec un Christ en argent ? Il manque la concrétisation, on ne le touche pas. Qučest-ce qučon ne touche pas ? Il nča pas seulement été crucifié. Je ne parle pas de sa divinité, ni de sa victoire sur la mort, en enfer, ni de sa résurrection. Mais il a été trahi par Pierre, un soldat lui a percé le côté, dčautres ont joué ses vêtements aux dés, la mère était restée, Jean est resté, les autres apôtres sont partis, cčétait en Palestine... cčest à dire tout un groupe dčêtres qui sont là. Quand nous concrétisons dans cette dialectique, ici, la contemplation de ce prototype qui devient de plus en plus dépouillé, de plus en plus insaisissable, moins il y a de mots, mieux ça vaut. Et si nous pouvons même dépasser la vision du prototype, sans paroles, dans le silence, cčest encore plus parfait. Nous arrivons au dépouillement. Ici, prendre un élément serait une faute, car la chose concrète est toujours complexe, collective. Elle a sa géographie, ses personnes, et ses personnes sont différentes... Quelqučun me raconte sa vie. Y a-t-il une vie dčhomme sans le contexte des rencontres ? Sans son habitation ? Sa famille ? Ses relations avec tel ou tel être humain ? Quand quelqučun vient se confesser, ou bien se confesse à Dieu, il dit : łjčai péché.Č Mais le péché aussi est concret. Avec qui ? Comment ? Ce nčest pas par curiosité, je nčen ai pas le temps. Mais vous-mêmes, vous devez prendre en considération toutes ces choses concrètes. Car, dans le concret, il nčy a pas un péché qui soit conforme à un autre. Il nčy a pas deux allumettes de la même longueur, à la même place. Et le concret, justement, cčest une description concrète des choses. Voilà pourquoi le crucifix isolé de ce contexte historique est une demi-abstraction, car il nčest ni divin, ni humain. Cčest un symbole. Alors mettez une croix, ou un Christ symbolique, mais pas un Christ réaliste. Vous voulez exprimer qučil était seul ? Il était abandonné par les apôtres, mais pas par Marie et Jean. On triche, du point de vue humain.
Nous venons de parler du contexte humain. Mais dans le contexte scientifique, il nčexiste pas dčobjet isolé. Dans la concrétisation, dans le temporel, vous ne pouvez avoir lčunité. Vous avez un certain groupement dčéléments. Quand on fait de lčabstraction, cčest de lčabstraction fausse. Je reviens à ce crucifix qučon pendait sur tous les murs. Qučest-ce qui arrive dans la psychologie humaine qui précède la connaissance ? Isolé, il devient Dieu, il devient un absolu, il devient dčun autre plan, il devient obsessionnel, il devient là, uniquement. Mais seul Dieu peut être obsessionnel, parce que Dieu peut prendre tous les noms divins ; un acte du Christ ne le peut pas, pas même la crucifixion. Cčest un événement central, mais ce nčest pas le seul événement. Dans lčHistoire, cčest une étape de notre salut. Dans notre vie, le Vendredi Saint personnel est une étape de notre existence. Et dans le contexte géographique, spatial, il nčest pas seul, parce qučil ya toutes les raisons, les fidélités, tout ce qui se passe autour de lui, lčheure de la journée, etc. Quand on isole quelque chose, on lui donne une valeur autre. Le Verbe est simple, mais le Verbe fait homme nčest pas simple. Lčhumanité du Verbe et sa perfection omettent le péché mais ne suppriment pas cette complexité qui consiste en ce que, plus nous sommes dans le temps, plus nous sommes à bas niveau, plus nous devons être réels et aimer sa valeur. Ce nčest pas pour mépriser que lčon regarde le concret, mais pour lui donner sa valeur, dčoù cette attention énorme pour les moindres détails de la vie quotidienne, dans la véritable attitude chrétienne. Cela peut prendre des formes bizarres, parfois rituelles.
Il y a des caricatures. Si quelqučun nča pas chanté le Graduel comme il est écrit sur la partition, le monde sčécroule et on devient méchant avec son voisin. Ou, pour une fausse note, on se bat dans le choeur (pas lčangélique, lčecclésial). Ou bien nous verrons des susceptibilités sur le plan moral. Mais cčest parce que les choses ont une valeur en soi. Certes, cette valeur du concret nčest réelle que si lčon contemple aussi les choses célestes. Un ritualiste nčest pas mauvais parce qučil est ritualiste, mais parce qučil ne contemple pas, en même temps, le prototype céleste qui donne le dynamisme. Quand vous saisissez spontanément le prototype céleste, vous scrutez et vous saisissez lčélément concret et limité, et quand vous mettez en contact ces deux choses tellement transcendantes, tellement non adéquates lčune à lčautre, si vous les affaiblissez en disant : łQue voulez-vous, je suis homme, je ne peux pas suivre le prototypeČ, vous êtes à demi mort. łJe contemple le prototype, mais je ne peux rien faire, vanité des vanités, le monde passe, notre vie est trop courte, que voulez-vous...Č Que vous méprisiez lčun ou lčautre, que vous restiez seulement dans la contemplation ou dans le concret, tout cela diminue. La tension de ces deux visions vous oblige, pas imaginativement mais réellement, à élever le concret vers le sublime et à descendre le sublime vers le concret. Telle est la pensée qui fait que, quand on lča prise en considération, on est dans un perpétuel devenir.
Un professeur russe, Kartachoff, disait une chose très simple : ce qui est formidable, dans le christianisme, ce ne sont pas seulement les saints — il y a eu beaucoup de mauvais chrétiens —, mais lčidéal du christianisme est infiniment grand et presque irréalisable sur la terre. Et cet idéal oblige à aller de lčavant. Mais le tragique de notre époque, cčest que lčidéal chrétien diminue, cčest une des décadences du christianisme moderne. Ce ne sont pas les moeurs qui sont dangereuses, mais le fait qučon ne projette plus ce grand idéal. On veut plus ou moins être frères, plus ou moins être bons, tout ce qui est facile. Lorsque jčétais enfant, jčai entendu un prêtre dire, dans un sermon très simple : łle Christ voulait que vous donniez votre vie à votre prochain, que vous aimiez vos ennemis, mais comme nous ne pouvons pas le faire, aimons au moins nos parents et nos proches ; comme nous ne pouvons pas aimer, soyons au moins gentils...Č Il a tant parlé qučà la fin, on se demandait pourquoi le Christ était venu. Nous avons quelque chose à faire sur terre. Mais si on nous le présente comme łsoyez plus ou moins aimable avec votre voisin et nčélevez pas la voixČ, nous nčavons plus la possibilité dčavancer.
Lčexemple de lčEglise et de lčEtat a plus de conséquences que lčon ne pense et nous commettons plus souvent des fautes que nous ne le pensons. Cette antinomie, cette saisie simultanée dčun monde idéal, divin, et du monde concret qui se trouve en nous, sčoppose à toutes les formes de compromis. Rien nčest plus nuisible qučun compromis. Actuellement, dans de nombreux domaine, la pensée scientifique est en contradiction avec la Bible. Pour nous, chrétiens, la Bible est certainement supérieure à toutes les recherches scientifiques. Cčest vrai aussi que, selon Philarète de , nous ignorons tout autant la Bible que lčhomme de science ignore la nature. Alors, il est difficile de comparer deux ignorances ! Tout le XIXe siècle sčest évertué à combiner un certain compromis, où lčon tâchait de rapprocher un peu la Bible de la science et la science de ce qučavait annoncé la Bible. Voilà un processus absolument faux. Antinomiquement, nous devons approfondir la Bible jusqučau bout, sans tenir compte de la science, parce que nous sommes théologiens, nous pensons en Dieu, sans chercher les arguments dans lčhumanité. Quand on contemple la divinité du Christ, on nča pas besoin de penser à son humanité. Il faut donc pousser lčapprofondissement de la Bible, en soi, et, ensuite, approfondir la science en soi. Et cčest seulement lorsque cette tension est forte, quand lčêtre humain est dans une seule conscience, quand le Christ tient les deux, que lčon peut arriver, spontanément, à la coexistence des deux natures, deux connaissances et deux formes. Non pas à une łcoexistence pacifiqueČ dos à dos, mais à une prise de conscience. Il arrive que le divin — dans ce cas, la Bible — commence à déifier la nature humaine, comme ce crachat du Christ qui était aussi divin. Cčest la Bible qui va éclairer et transformer votre conscience. Mais elle ne peut lčéclairer que si vous avez poussé la connaissance de la Bible à lčextrême, en tant que parole divine, et, dčun autre côté, cultivé la science comme valeur en soi.
Ceci nčétait qučune entrée en matière. Nous scruterons des textes indispensables pour voir clairement cette antinomie du devenir. Elle ne donne pas la connaissance du monde de Dieu, mais elle nous en donne la réalisation. Cčest une pierre sur laquelle on peut construire.
Cours n°13
8 avril
(notes dčétudiant)

Lčhomme łde gaucheČ biblique est pragmatique ; lčhomme łde gaucheČ ecclésial est plutôt sentimental. On pense que, si lčon construit le monde nouveau, cela mènera vers le Christ. Mais ce nčest pas sûr ! Ce qučil faut, cčest collaborer à la construction du monde, parce qučon est chrétien ; mais lčapostolat relève dčun autre domaine.
Dans lčEglise romaine, les deux types dčhommes, łde droiteČ ou łde gaucheČ, sont actuellement opposés à la hiérarchie. Auparavant, lčAction Française a été condamnée seule ; et de même les prêtres ouvriers. Maintenant, les deux à la fois sont contre Rome, ce qui révèle une crise très forte et très profonde.
Le problème est celui des rapports de lčEglise et du monde, et cčest une question très cruciale. Pour se rapprocher du monde, les fidèles ont commencé de penser dčune manière qui nčest pas ecclésiale.
La véritable antinomie, essentielle, se traduit par un double mouvement, celui qui concentre au centre intérieur et celui qui se propage vers lčextérieur. Dans lčEglise, lčEsprit Saint intériorise, afin que lčhomme ne soit pas dispersé, et le Christ, lčEvangile, donne, sort. Un déséquilibre entre ces deux mouvements arrête tout.
Lčunité ne peut se faire sans cultiver la multitude des formes. Lčennemi de lčunité, cčest lčuniformité.
Cours n°14
7 mai

Nous avons vu lčantinomie trinitaire, avec le Symbole dit de saint Athanase, puis celle des deux natures en Christ, antinomie que lčon peut appeler łde lčEconomieČ, ou dynamique, des dualités inégales qui mettent en marche le monde. La troisième antinomie qui sčimpose est également duelle, du moins selon les apparences, cčest celle de la maternité/virginité de la Vierge.
Je commencerai par un exemple personnel tout à fait concret. Jčai été malade pendant la guerre. Je nčétais pas blessé au combat mais, en faisant des travaux inutiles, pour la victoire de la France, une épine noire mčest rentrée dans le doigt qui sčest infecté. On mča emmené à lčhôpital parce que cela pouvait être dangereux. Par la grâce de Dieu, le médecin qui, je ne sais pourquoi, nčavait pas dčinstruments, a tripoté dans ma plaie pour arracher cette épine avec une épingle à nourrice plus ou moins courbée et plus ou moins désinfectée à lčalcool. A ce moment, je lui ai dit : łJe dois aimer mes ennemis, mais jčai lčimpression que je vous déteste !Č Je suis resté dix jours dans cet hôpital. Il y avait là de braves soldats. Un homme très simple mča dit : łJe ne comprends pas cette virginité-maternité de la Vierge, enfin, elle est femme...Č Vous devinez ce qučil pouvait en tirer. Ou elle est vierge, ou elle est mère... Je ne veux pas répéter ses paroles. Jčai réagi : łSalaud !Č Ce fut mon premier mot pour lčintroduire dans lčantinomie.
— Comment, tu ne comprends pas...
Tous les malades étaient là pour écouter.
— Tu as eu des maitresses, tu as couru des filles ?
— Oui.
— Tu as aimé, dans ta vie ?
— Oui.
— Tu as vraiment aimé quelqučun ?
— Oui, jčai aimé.
— Et quand tu as aimé cette jeune fille ou cette femme, peu importe, nčy avait-il pas un petit changement entre ta fiancée et ta maitresse ?
— Oui.
— Admettons que quelqučun ait touché ta fiancée, ou ait dit qučelle nčétait pas pure et qučelle courait avec un autre. Tu lui aurais cassé la gueule. Qučest-ce que tu cherchais dans ta fiancée quand tu étais amoureux ? Deux choses. Jouir avec elle, dčaccord, mais aussi la pureté.
Et, pendant une heure, jčai montré à ces soldats que dans chaque être humain, il y a deux instincts, deux tendances : chercher la pureté dans nčimporte quel domaine et, en même temps, la maternité, ou lčépanouissement de lčêtre humain. Alors, je lui ai dit :
— Ne dis pas, salaud, que tu ne comprends pas la virginité-maternité, parce que, dans ton petit ventre, tu peux quand même comprendre ça. Si toi, tu exigeais de ta fiancée la pureté et que tes sentiments avec elle étaient bien différents... Tu as été amoureux ? Oui. Et quand tu étais amoureux, tu allais la violer ? Non. Tu étais timide et tu ne pouvais pas la toucher. Puisque tu as vécu dans ce sentiment, tu as un certain instinct de recherche de pureté, de chasteté. Même tes paroles se sont changées.
Et ainsi de suite.
Cette antinomie, virginité-maternité, est innée dans le monde entier. Pourquoi, actuellement, fausse-t-on le terrain dans les discours sur la sexualité ? Parce que, si lčon nčexalte pas la virginité, la chasteté, on ne peut pas non plus parler de lčéquilibre ou de la profondeur sexuelle, car ces deux choses sont complémentaires. Et cčest tout aussi faux de faire le moraliste du XVIIIe ou du XIXe siècle, hypocrite et imposé, qui a créé les complexes, que de parler de libérer tous les complexes si lčon nčévoque pas la grandeur de la virginité-chasteté comme une catégorie aussi indispensable pour lčhumanité, comme un épanouissement des sentiments et des sensations, même les plus naturels et les plus charnels. Cette antinomie maternité-virginité, qui est soudée dans la personne de Marie, la Vierge, est beaucoup plus vaste et large dans le monde entier.
Le grand philosophe orthodoxe du XIXe siècle, Nicolas Féodoroff, a appliqué cette antinomie dans une grande réunion consacrée aux problèmes économiques. Il a développé cette idée très juste et profonde : la productivité, qui est épanouissement, engendrement, déséquilibrera le monde économique sčil nčexiste pas, en même temps, une recherche aussi forte de luxe et de qualité. On doit produire des pièces uniques, et du luxe, autant que des frigidaires et des objets en matière plastique. Un autre philosophe orthodoxe disait qučil existe, dans lčhumanité, une sorte dčesprit qui corrige les choses inventées, théoriquement, par lčhomme. Actuellement, tout le monde est poussé par lčéconomie de production ; plus vous produisez, plus vous êtes à la page ; on ne parle que de la productivité de lčhomme, que ce soit en Amérique ou dans la Russie soviétique, nčimporte où, à cause des réclames que vous voyez du matin au soir dans les cinémas, dans les rues... Quand vous arrivez dans une ville, vous ne voyez pas affiché : łDieu est avec nousČ, vous ne voyez pas dčenseigne lumineuse : łVous êtes les bienvenusČ, sauf dans les petits villages pour attirer les touristes, mais vous voyez que telle essence est bonne, ou telle pommade pour les cheveux ... Produire, vendre, produire, produire, produire... Mais, en même temps, il se fait dans lčhumanité une réaction vers lčartisanat ou le luxe. On commence à tisser main des chasubles que lčon vend fort cher. On fait des objets inutiles. On désire une oeuvre unique et luxueuse. Or qučest-ce que cette recherche de lčoeuvre unique et luxueuse ? Cčest la recherche dčune chose unique, virginale. Cčest la virginité. Par contre, la productivité, sur le plan économique, cčest la maternité, la puissance dčengendrer. Les deux sont très fortes et, si elles ne coexistent pas, il sčinstaure un déséquilibre. Mais, comme le disait à juste titre Féodoroff, et cčest très intéressant de le noter à notre époque, le luxe, qui est toujours virginal, doit être au service de Dieu. Si le luxe disparaît du service de Dieu, ou de ce qui représente Dieu — un roi peut être lčimage de Dieu — il se met au service de la prostitution. Car, en réalité, à qui achète-t-on les objets de luxe ? Ce nčest pas à sa femme, on lui achète un frigidaire... cčest à sa maitresse. Il a analysé le commerce du monde, et il disait que, si vous supprimez le vice, vous nčobtiendrez pas lčéquilibre du point de vue économique et commercial. Ou alors, il vous faudra revenir à une autre vision, la vision antique où le plus grand luxe est consacré à Dieu. Ou les églises pleines dčor, ou les prostituées. A prendre ou à laisser. Lčinstinct de lčhomme a besoin dčune chose unique, luxueuse, inutile, choisie, et, ensuite, de productivité, etc. Mais où se place votre tendance vers cet unique virginal ? Dans le péché ou en face de Dieu. Et il est très intéressant de voir que toute tendance à dépouiller les églises des richesses crée inévitablement la productivité économique, ou, alors, le luxe devient inutile... Je ne parle pas du luxe artistique comme la peinture, parce que cčest un autre trafic dčargent sur le dos de peintres qui ont crevé de faim. Mais un peintre qui fait un tableau, qui crée un chef dčoeuvre, est dans la ligne de la virginité, cčest à dire la recherche de la chose unique.
Lčexemple dčun village de Grèce, mča frappé. Il y avait un garçon de 15 ans dans un village où lčon nčavait jamais mangé de pain parce qučils nčavaient pas dčargent pour en acheter. Ils ne mangeaient que le maïs qučils cultivaient, et ils obtenaient avec difficulté le pain pour lčEucharistie. Cčétait un village complètement perdu, à 20 km de la première route. Quelqučun qui est allé en Grèce sait que même les routes sont très mauvaises, mais quand vous les quittez, vous devez aller à pied car les autos ne peuvent pas rouler. Dans ce village perdu, il y avait un gosse de 15 ans qui, avant la guerre de 14, a décidé de devenir riche. Mais comment, dans ce village ? Il fallait partir et, pour partir, il avait besoin dčun peu dčargent et personne nčen avait. Voilà qučil vole toute la caisse de lčéglise, qui contenait 5 drachmes, ce nčétait pas beaucoup. Mais avec ces 5 drachmes, il pouvait tout de même, en arrivant dans la première ville, acheter du pain, prendre un train. En volant cet argent à lčéglise, il a dit : łQuand je serai devenu riche, je le rendrai.Č Honnêteté charmante. Il était tellement pauvre... Avec ou sans les 5 drachmes, ils nčavaient rien perdu, et lui a entrepris ce voyage, il est allé en Yougoslavie, je ne sais pourquoi, et il est devenu très riche, infiniment riche, comme les Grecs peuvent le devenir. Une trentaine dčannées se passent. Il avait accumulé une grande richesse et se dit : łMaintenant, il est temps de rendre lčargent à mon village. Mais cčest absurde, moi, un homme si riche, de rendre les 5 drachmes que jčai prises il y a trente ans. Je vais faire autre chose.Č Et il a trouvé une solution. Il a fait fabriquer un autel couvert de feuilles dčor, sculpté, avec quelques pierres précieuses, et lča envoyé par camion spécial dans son village. Quand cet autel dčun prix inestimable est arrivé, avec une confession de son vol, les paysans lčont reçu et ils ont pardonné. Les témoins de ce vol étaient morts et toute la Grèce a été émue, le roi, les synodes, les intellectuels, les autres riches surtout. Ils ont décrété que cčétait complétement absurde de laisser cet autel en or dans un petit village qui nčavait même pas de pain. Mieux valait faire la quête pour le leur racheter. On a ramassé de lčargent, bien plus qučil ne coûtait, et décidé de le transférer à Athènes, pour le mettre dans la Métropole. Ce qui semblait beaucoup plus normal. Avec cette énorme somme dčargent, on allait faire des routes, donner du grain pour semer du blé, restaurer lčéglise. On a prononcé les mots de łsolidaritéČ, łamourČ, łcharitéČ et cette décision, ainsi que les chèques, ont été transmis à ce village. Le maire a réuni tous les habitants et leur a demandé ce qučils voulaient, garder lčautel ou bénéficier de lčargent pour faire des routes, des canalisations, de lčélectricité ? Le village a voté. A 89% : nous gardons lčautel, et zut pour lčargent ! Et lčautel est là, personne ne le voit, ils mangent du maïs, ils nčont pas de pain, ils sont heureux. Voilà cette histoire très simple. Ils sont heureux parce que cet autel est à Dieu, mais à eux aussi. Ils sont riches de cette offrande. Il existe une déviation dans lčhumanité qui pense que lčon peut cultiver la productivité et le confort sans cet élément tout à fait spécifique, le luxe.
Le même problème que pour la virginité-maternité se pose dans cette antinomie. Quand nous approchons de lčart, ou de notre existence, deux tendances très fortes sčexpriment dans lčêtre humain. Dčun côté, les hommes veulent avoir des impressions, une richesse intellectuelle, lire beaucoup de livres, connaître une certaine richesse de formes et de couleurs, des sons, un épanouissement, un bouquet où il y aurait beaucoup de fleurs... Il existe une tendance à sčenrichir, non seulement sur le plan matériell, mais psychiquement, intellectuellement, esthétiquement. Mais il existe une autre tendance, celle de pauvreté, de simplicité : rien qučun livre, rien qučune pensée, rien qučune tâche, une tonalité, un son, le meilleur, le plus choisi, lčunique. Car la virginité, cčest ce qui est intact, intègre, unique, non multiple. Qučest-ce qučun art ? Dans lčart, on trouve toujours cette lutte. Prenez la peinture, la poésie. Dčune part, on cherche dans lčart la richesse des couleurs, des formes, les mots plus riches, les images frappantes... Après quoi, quand on a enrichi tout cela, on prend les ciseaux, on barre, on efface, on cherche moins, moins, moins... Qučest-ce qučun chef dčoeuvre ? Une chose qui est riche et pauvre, simple et en même temps épanouie. Dans lčart, on recherche une ligne... Non, plus simple, plus simple... Mais la simplicité seule, sans richesse, ne donne rien. Et la richesse sans simplicité ne donne rien non plus. Voilà cette antinomie profondément innée dans lčêtre humain. Quand elle disparaît... Le rococo fatigue, même quand on lčaime beaucoup, parce qučil est trop riche. Mais devant une chose trop dépouillée, vous serez aussi anéanti. Le chef dčoeuvre nčest ni simple ni riche mais tous les deux ensemble. Voilà pourquoi tout notre génie cherche.
Il existe une toute petite couleur, simple, ordinaire, bon marché, qui est notre terre : lčocre. Qučest-ce que lčocre ? Aucun peintre ne le sait. Cčest lčor. Il est riche et il est pauvre. Il y a des couleurs qui ne sont que riches, dčautres qui ne sont que pauvres. Mais lčocre, si on sait lčemployer, quelle richesse et quelle pauvreté ! Et on le ramasse à foison, il est partout sur la terre.
Prenons maintenant notre psychisme. Lčêtre humain a besoin de sčépanouir. Sčil nčest pas épanoui, sčil est contacté, limité, il développe des complexes. Mais sčil sčépanouit sans ascèse, sans restriction, sans limitation, sans une certaine gêne intérieure, il se disperse au lieu de sčépanouir. Aucune profondeur, aucun contenu... Epanouissement sans restriction, ascèse sans épanouissement, voilà deux maux qui poursuivent lčhumanité. Actuellement, on porte plutôt lčattention sur les contrariétés, on cherche à débusquer les complexes, mais on oublie que ce nčest pas le seul problème. Demain, si vous êtes seulement décomplexés ou détendus, vous serez perdus aussi. Parce que vous devez avoir de la retenue, la recherche de quelque chose dčintact. Il y a des portes ouvertes et des portes fermées. Un homme complètement fermé, cčest catastrophique. A Pâques, en Suisse, on casse les oeufs, le plus dur a gagné ; cčest un jeu magnifique, tous les jeux dčenfants sont des symboles. Il faudrait aussi casser les coquilles de certains hommes. On veut les embrasser et on a lčimpression dčavoir devant soi quelqučun qui prend des notes sur votre affaire. Mais celui qui est ouvert à tous les vents, cčest impossible. Il y a un problème de chambre intime. Dans les appartements actuels, souvent, quelque chose manque. On a une chambre. On peut y recevoir ou ne pas y recevoir. Mais sčil nčexiste qučune grande salle, un hall où lčon reçoit, sans une chambre où les invités nčentrent pas, quelque chose manque. Il faut une chambre intime comme une salle de réception. Quand il nčy a que cette dernière, cela entraîne un déséquilibre. Certes, on peut mettre les invités à la porte et rester seul. Mais dans tous les symbolismes, on rencontre cette chambre intime. Nous retrouvons la même antinomie. Recevoir et refuser. Nous sommes en face du monde, nous devons recevoir, lčair, la beauté, ce qui est autour de nous. Mais refuser permet de sauvegarder quelque chose dčintact, dčintègre.
Prenons lčétat actif et lčétat contemplatif. Lčétat contemplatif, cčest lčétat virginal, où lčon écarte tout lčinutile et lčon garde un seul Unique dans le silence, ou lčamour, ou la pensée, ou même la tension. Parce que même si les visions sont très riches, elles ne sont plus virginales. La vraie contemplation, cčest de se débarrasser de tout ce qui est multiple. La multiplicité, cčest lčépanouissement de la création. Berdiaeff a posé cette question, création et intériorisation, et il nča pas compris. Il nčavait pas une pensée antinomique. Il pensait par antinomies en ce sens qučil polémiquait toujours contre quelque chose, et devenait ainsi très utile pour souligner le point de vue opposé. Mais ce nčétait pas la saisie de deux termes opposés. berdiaeff voulait à tout prix sčopposer à lčascèse, aux contemplations. Il disait que lčhomme est créé pour la création et que le christianisme nča pas assez souligné son aspect créateur, dčhomme créateur à lčimage de Dieu. Il sčest beaucoup plus attaché, selon lui, à lčaspect mystique de lčhomme qui tend vers Dieu, fidèle dans la prière et lčascèse vers Dieu. Là où il avait raison, cčest dans sa critique dčune image de lčEglise uniquement contemplative, monastique, virginale, sans lčimage de la création qui est une source tout à fait paradoxale et admirable dans lčêtre humain. Pourquoi lčhomme écrit-il des livres, pourquoi fait-il des machines ? Parce qučil porte en lui la nécessité de création. Et le créateur ne sčintéresse même pas aux raisons qui le poussent à créer, il sčépanouit, il sčexprime, il crée.
Ces deux éléments sont aussi indispensables lčun que lčautre pour lčhumanité. Toujours, à travers les siècles, lčhumanité a été tendue entre maternité et virginité et, insinctivement, intérieurement, elle tombe dčun côté ou de lčautre, elle nie lčun ou lčautre. Si lčon ne regarde pas un individu, une époque, un siècle ou une tendance, si lčon regarde le destin de lčhumanité, un cri monte toujours pour que les deux coexistent. Cette troisième antinomie a un caractère très curieux. Elle est duelle, et caractérise la création, lčhomme, la nature. Mais elle nčest pas duelle comme les deux natures du Christ où la nature divine est très supérieure et transcende la nature humaine, où le mouvement du supérieur et de lčinférieur, du transcendant et de lčimmanent fait que tout bouge : le haut descend vers le bas pour que le bas remonte vers le haut. On ne peut en dire autant ni de la virginité, ni de la maternité, ni de lčépanouissement de lčêtre humain, ni de sa recherche de pureté, ni de la simplicité, ni de la richesse ; on ne peut donner ni à lčune ni à lčautre une valeur plus grande. Et lčhumanité et le monde, cčest ici lčunique motif de cette antinomie, ne sont jamais satisfaits. Ils vivent dans cette réaction qui a pu faire penser à un Hegel qučil existait une dialectique, thèse et antithèse, mais on ne trouve jamais la synthèse, parce que cette antinomie qui semble duelle, en réalité ne lčest pas. Cčest là son caractère unique.
Elle nčest pas duelle, car la nécessité de virginité-maternité, de richesse-simplicité, de productivité-luxe, dčépanouissement-ascèse, de réjouissance-abstinence, de recevoir-refuser, de création-intériorisation de lčêtre humain, dčaction-contemplation, de multiplication-recherche de lčunité, qui pousse à prendre la vie totalement et à rechercher quelque chose dčunique, tout cela nous est indispensable ; et, dans toute lčhistoire de lčhumanité, on voit que nous nčarrivons pas à les saisir ensemble. Marie lča réalisé, mais parce qučil y avait un troisième élément : la Grâce. Si Dieu ne sčen mêle pas, sčIl ne donne pas la Grâce, ces deux pôles ne pourront jamais tenir ensemble. Il y aura toujours une animosité, une préférence, même si la nécessité intérieure des deux est maintenue. Voilà pourquoi on la nomme łPleine de GrâceČ. Et si vous scrutez plus attentivement la maternité-virginité de Marie, vous verrez qučelle se réalise parce que entre en jeu quelque chose de surnaturel. Cette antinomie existe dans lčhumanité, dans le monde, pour qučils réclament lčaction de Dieu. Lčunivers contient cette double exigence, maternité-virginité, mais si lčincarnation et les deux natures du Christ font progresser le monde, ce nčest pas le cas de cette nouvelle antinomie. Mais si on en prend conscience, apparaît lčexigence de lčEpiclèse : łViens, agis en nous !Č Et sans cette troisième force de lčEsprit de Dieu qui agit en nous comme Grâce, nous serons toujours ballotés entre ces deux nécessités, et, le plus souvent, dans lčà-peu-près.
Cčest le cas dans lčhistoire que jčai racontée pour introduire ce cours. Il existe un élément de pureté dans le grand amour dčun être pour un autre, un élément, mais qui nčest pas suffisamment pur, et nous ne serons pas satisfaits, comme notre jouissance ne sera pas satisfaite. Ou nous balancerons de lčun vers lčautre. Mais quand on a pris conscience que cette antinomie est une exigence des deux à la fois et lčincapacité de réaliser leur totale coexistence, la fusion sans confusion, à ce moment naît lčEpiclèse, lčappel de la Grâce et de la force divine. Cette antinomie est dans le monde et la lutte ira jusqučau bout, tant que lčunivers, lčhomme, lčhumanité ne fera pas appel à lčEpiclèse, à lčintervention divine.
Car lčantinomie de lčincarnation peut avoir beaucoup de reflets dans lčhomme. Dieu est devenu homme pour que lčhomme devienne Dieu. Notre intelligence devient la nature en lčanalysant, en lčétudiant pour que la nature devienne intelligente. La deuxième antinomie, nous la trouverons partout et elle est réalisable, elle a donné des résultats certes mineurs, mais elle est là. Comme lčEsprit condescend vers notre matière pour que notre matière devienne spirituelle, cela peut se réaliser dans des plans différents. La troisième antinomie reste comme un appel. Celui qui ne sait pas que lčon doit appeler la Grâce porte une certaine nostalgie et une blessure, rattaché dans le monde. Voilà pourquoi, quand on se penche sur lčhistoire de lčhumanité, on est si découragé. Depuis combien de temps connait-on lčHistoire ? 5000 ans, 6000 ans... On a lutté pour la liberté, pour tomber ensuite dans le totalitarisme, puis on lutte encore pour lčordre, pour réclamer la liberté. On supprime les tyrans et les générations futures appellent les tyrans. Alors, pourquoi les avoir supprimés ? Et ainsi de suite, dans tous les domaines. On lutte contre le romantisme, pour la simplicité dans lčart, et quand on arrive au dépouillement, on va enrichir. De nos jours, on lutte pour défendre une certaine liberté sexuelle, on doit sčépanouir. Ensuite, on sera tellement fatigués qučon mettra de lčordre, on voudra aller vers un monde ascétique. Lčinquiétude reste et quelque chose apparait dans lčhistoire de lčhumanité comme un ratage, mais cčest un ratage profond, parce que cčest une nostalgie de la prière, un témoignage de la nécessité de lčintervention divine mais avec notre appel, pour résoudre cette antinomie. Nous ne pouvons la résoudre par nos propres moyens. Voilà pourquoi lčhistoire du monde, dite ratée, est déjà une sorte de prière.
Cours n° 15
21 mai

Répétons le, le terme antinomie apparaît dans la philosophie moderne avec Kant. Il lčemploie dans on sens qučon peut qualifier de négatif. Kant nous intéresse parce qučil a introduit ce mot dans la philosophie, mais il lča fait pour mettre en doute notre intelligence. Il dit que, puisque notre pensée abstraite, ou pure, est antinomique, elle est fausse. Pour nous, si elle est antinomique, elle est vraie, vraie à condition qučelle établisse le rapport exact, car on peut prendre deux propositions opposées dans des rapports faux, et ce sera une antinomie sans issue. Kant a pris quatre antinomies, mais ses exemples sont faux. Nous les avons déjà analysés. En ce qui concerne le monde fini et infini, il sčagit dčun autre problème, il nča pas introduit tous les éléments nécessaires. Souvent, on se trouve en face de fausses antinomies parce qučon nča pas introduit les éléments indispensables, on nča pas vu chaque opposé dans son contenu réel. Il existe quantité de fausses antinomies. On en trouve une, par exemple, dans lčhistoire des religions, la lutte entre Paul, charismatique, et les autres apôtres, plus traditionalistes. On la retrouvera dans beaucoup de domaines.
Hegel introduit la dialectique. Pourquoi nous intéresse-t-elle ? La dialectique nčest pas lčantinomie, il sčagit dčune toute autre pensée, mais elle possède un élément antinomique parce qučelle pose tout comme thèse et antithèse, cčest à dire qučelle pose des opposés, non dans leur saisie spontanée, dans leur co-pénétration, mais dans leur lutte. Il y a place pour la dialectique dans la destinée du monde. On peut même dire que Hegel est chrétien : Dieu devient homme (thèse), lčhomme devient Dieu (antithèse). Descente, montée. Le défaut dčHegel, cčest qučil croit à la synthèse. Il croit que deux opposés peuvent engendrer le troisième terme. En fait, la réalité nčest pas le troisième terme mais le rapport exact entre deux opposés spontanément saisis. Cčest pourquoi la synthèse nčarrivera jamais. Cela, cčest la catastrophe du marxisme. Capitalisme-prolétariat, religion-athéisme... Il pense qučil existe un troisième terme, il nčy en a pas. Dčoù viendrait-il ? Il a repris la thèse-antithèse hégelienne, la lutte entre lčesprit et la matière. Mais cčest un tout autre processus, où la matière se spiritualise et lčesprit se concrétise. Il nčy a pas de synthèse. Il existe autre chose, bien différent, qui nčest pas un fruit de cette lutte. Mais des moments dčaccentuation de lčun ou lčautre des opposés se produisent. Jčai déjà dit que si cette accentuation nčest pas spontanée et consciente, elle engendre une autre opposition, puis une autre encore, et ainsi de suite. En général, dans cette lutte de la thèse et de lčantithèse, arrive le troisième larron, et on oublie le combat. Cčest ce qui se passera dans lčhumanité. Prenons la lutte entre le socialisme intégral, ou communisme, et le capitalisme. De nos jours, on sčest axé sur le monde économique et social. Il viendra un moment où lčhumanité se révoltera et nčira pas du tout vers la synthèse du communisme et du capitalisme, mais vers le spiritualisme, ou peut-être le démonisme, mais en tout cas dans une toute autre direction. Parce que, tout à coup, elle sentira que ni le capitalisme ni le communisme nčont de valeur, et elle ne voudra plus de cette problématique. Elle se tournera vers une autre direction, un spiritualisme quelconque . Jčignore lequel. Je parle ici des instincts de lčhumanité, non de la providence divine.
De ce point de vue, Hegel est nettement filioquiste. Le filioquisme, au fond, consiste à penser que le Père est thèse, le Fils antithèse et lčEsprit, la synthèse. Lčunion des deux. Cette union des deux, au lieu de distinguer dans la Trinité unité de nature et triplicité des personnes, est une dyade dont le troisième terme serait un mélange. Cette forme a beaucoup pénétré dans lčesprit, et pas seulement dans le christianisme. Hegel était protestant, mais il sčoccupait beaucoup de Kabbale, laquelle a subi, au moyen âge, une très grande influence dčune forme de platonisme très complexe. Il a donc pris des éléments dčune certaine philosophie kabbalistique juive, dont ses thèse, antithèse, synthèse.
Kant emploie le terme antinomie, mais dans un sens totalement différent du nôtre. Hegel introduit la méthode dialectique qui est fructueuse sur un plan limité, et nous prépare quand même à une certaine vision antinomique. Dans la philosophie moderne, basée sur Hegel, on cherche une certaine antinomie. Il fallait le rappeler pour que ce soit bien clair.
Ce résumé achevé, revenons à nos vertus et à nos vices, nos demi-vertus et nos demi-vices. Jčen ai déjà cité plusieurs exemples, comme la honte. Passons maintenant à dčautres vertus que foi, espérance et charité, et regardons les attentivement. Nous avons deux vertus, profondément évangéliques, scripturaires, qui sont la vigilance et lčobéissance. La vigilance nčest pas une attitude activiste. Si vous prenez lčimage du pasteur qui veille sur son troupeau, il est assis près du feu, les brebis sont là pendant la nuit, ce nčest pas un homme dčaction. Il a plutôt tous les éléments de la passivité : il écoute, il regarde. Mais, en même temps, il est éveillé, son oeil doit regarder avec vigilance ce qui se passe. Si nous entrons dans lčanalyse de la vigilance, il nčest ni passif, ni actif, mais les deux en même temps. Dans la vigilance, on ne se précipite pas pour agir, on ne sčextériorise pas, mais cčest une présence perpétuelle dčéveil. Nous sommes introduits ici dans un monde où toute lčattitude intérieure de lčêtre humain doit être passive-active, mais spontanément. On ne peut pas dormir puis regarder, mais on doit regarder et ensuite rester assis. Lčimage de la vigilance, cčest quelqučun qui ne bouge pas, qui ne court pas, qui reste assis, tranquille, presque statique, et en même temps éveillé. Le Christ insiste sur la vigilance.
Quant à lčobéissance, cčest une vertu profondément volontaire car, pour obéir, la volonté doit être très éveillée, permanente sur nos propres relâchements, et, en même temps, obéir, cčest écouter et faire la volonté dčun autre. Ce renoncement à la volonté sčaccompagne dčune volonté tendue à lčextrême. Un obéissant doit guetter la volonté de lčautre et, pour ce faire, il doit avoir une très grande volonté de tension et de réalisation. Si nous nčanalysons pas, si nous ne voyons pas ce caractère antinomique de lčobéissance, nous aurons un type dčhommes non pas obéissant mais résigné et passif. Lčobéissant est quelqučun qui est là volontairement, librement, et qui veut accomplir la volonté de lčautre. Cela passe à travers tous les Evangiles. Le Christ sčest fait obéissant jusqučà la mort : sa volonté était la plus grande que le monde ait connue, du point de vue de sa tension et de sa force. Accomplir la volonté dčautrui nča rien de passif, bien au contraire, il y faut une permanence de sa propre volonté.
Faire sa propre volonté est beaucoup plus simple, parce qučon est soutenu par ses instincts, ses désirs et tous les autres éléments qui nous réchauffent et nous poussent. Mais faire la volonté dčun autre, cela, cčest de lčobéissance. Obéir signifie écouter, mais écouter attentivement, parce qučil ne suffit pas dčécouter, il faut ensuite réaliser. Il faut donc écouter et enregistrer. Ici, nous trouvons encore une fois, très fortement accentués, deux opposés. Pour écouter, tu dois tčanéantir, tu ne dois pas penser par toi-même, tu ne dois pas monologuer. Un homme qui sčoccupe de lui même, un égocentrique ou un narcissique, qui se plaint ou sčadmire, ne peut pas écouter les autres. Un homme qui écoute doit devenir presque comme une feuille blanche sur laquelle lčautre inscrit, ou uniquement une oreille par où les paroles des autres passent. Vous me direz que cčest un état passif. Pas du tout. Parce que lčobéissance qui écoute, cčest toujours une volonté, une attention dčêtre présent, ce nčest pas une feuille blanche passive, cčest une feuille blanche qui travaille toujours sur elle-même pour que lčautre puisse lui parler et pour sčidentifier. Attention à ne pas supprimer ce caractère antinomique de lčobéissance et de la vigilance, ou même de la garde des pensées ou de lčapatheia.
Apatheia ! Voilà un mot qui a fait beaucoup de ravages, parce qučil est grec et tout ce qui est grec et patristique plaît aux oreilles des amateurs dčorthodoxie. Or on le confond, dčune manière ou dčune autre, avec lčindifférence apathique, cčest à dire ne pas ressentir ce qui se passe au dehors. En fait, ce terme vient des stoïciens, et, dans le stoïcisme, on cultive une certaine coupure avec le sentiment, ne rien sentir fortement, être absent, seulement observateur, ne pas avoir dčexagérations. La véritable apatheia patristique consiste pour une part à nčêtre pas récipient des passions, de lčimagination, de tout ce qui change, à rester en dehors des éléments passionnels. Il y a ici un élément de coupure, un état dčabstraction du monde, dčanti-spontanéité. Mais, en même temps, cčest un travail permanent de sentiment. La véritable apatheia accentue, par exemple, lčamour, la beauté du monde ; elle accentue lčamour du prochain. En renonçant dčun côté à des passions passagères, cčest un réchauffement intérieur, par la prière, dčune passion unique pour Dieu et dčune vision intérieure. Dans son caractère patristique, lčapatheia est lčaugmentation dčun vrai sentiment, justement par ce caractère de renoncement et dčacquisition dčun sentiment plus profond et plus grand. Il est inévitable — et, ici, la dialectique hégelienne rentre en jeu — que, dans le passage dčun homme passionnel, qui dit nčimporte quoi, sent, aime, déteste, désire, etc, à lčapatheia, il y ait un mouvement dans sa démarche intérieure qui lui fait perdre ce qučil avait. Il perd le brio de ses sentiments, de ce qui paraissait en lui si dynamique ; mais cette perte nčest que provisoire, signe dčun certain renoncement à la passionalité. Après quoi reviennent de nouvelles passions, de nouveaux sentiments beaucoup plus profonds. Dans le devenir de lčhomme, il y a, certes, le passage. Mais voyez à quel point les saints qui sont arrivés à la véritable apatheia rayonnent dčun sentiment très grand, y compris lčadmiration devant la beauté, et pas seulement lčamour du prochain et de Dieu, ni le sentiment du péché.
Jčai prononcé le mot péché. Pourquoi est-ce tellement difficile ? Lčhomme qui regarde le péché sans apatheia, mais passionnellement, peut être écrasé par lui ; il devient presque complexé du péché, si jčose dire, il ne peut plus le supporter, il fait une fausse pénitence. Lčapatheia nčest pas indifférence au péché, mais cčest un état où nous sommes conscients, nous supprimons lčélément passionnel, après quoi surgit un sentiment plus aigu du péché, mais exact. Dans lčapatheia, on trouve toujours ce double aspect : une certaine indifférence, une coupure avec tout ce qui est instinctif et, en même temps, le renforcement de lčintérêt et la présence dčun sentiment plus profond.
Certaines vertus sont assez complexes. Prenons la justice. Un homme juste. Pourquoi est-ce difficile ? Ce ne lčest pas dans le sens biblique, ni dans le sens évangélique. Mais cčest un mot qui a été employé de manières très différentes et si lčon dit łcčest un homme juste, intègreČ, on voit un homme non-antinomique, cčest à dire un homme qučon ne peut pas acheter, qui paraît honnête avec la loi, avec sa conscience. On lčemploie uniquement dans ce sens là. Je ne dis pas que ce soit exactement le sens biblique ! Mais voilà pourquoi le juste et la justice en général donnent lčimpression de réclamer lčéquilibre, lčéquité, lčoeil pour lčoeil : łIl mča fait du mal, je veux que le mal lui arrive parce que cčest juste.Č, łLes méchants Allemands ont fait cela, nous voulons qučils soient punis.Č La première attitude dčun homme qui réclame la justice, ou qui cherche la justice, sera du genre : łCe nčest pas juste, lui a beaucoup dčargent, jčen ai peu.Č On veut avoir lčéquilibre des fortunes. Voyez lčallégorie de la Justice, avec ses balances ! Si lčon prend la justice dans ce contexte, il est certain qučelle ne parait pas antinomique, elle serait nomique et non antinomoique, elle nča pas dčopposé en elle-même. Je ne parle pas de la justice biblique, mais de la justice telle que lčhomme la conçoit. Voilà pourquoi, inévitablement, il existe des vertus difficiles à comprendre.
Qučest-ce qui manque à cette conception de la justice ? łJe veux avoir autant dčargent que lčautre, que chacun ait le même prix.Č łCe nčest pas juste, jčai travaillé huit heures et lčautre deux heures, et nous touchons le même salaire !Č Vous reconnaissez la parabole. Poursuite de la justice ou indignation devant lčinjustice... Qučest-ce qui manque à cette vertu, ainsi comprise ? Dans lčEvangile, le travailleur de la première heure et celui de la onzième ne sont pas récompensés selon la justice. Le premier proteste et le Christ sčoppose à cette forme de justice. Qučest-ce qui lui manque ? La gratuité, la miséricorde, le don. La justice supprime tout acte qui nčest pas justifié. Cčest pourquoi nous disons łjuste et miséricordieuxČ, pour que nous ne prenions pas une vertu pour lčappauvrir en la cristallisant, dans notre mentalité, sous forme dčéquité. Lčéquité ne suffit pas. Pour que la justice soit juste, pour que le juge soit aussi un juste, il doit être aussi un homme de miséricorde, dčactes gratuits, par bonté. On pardonne sans cause, sans motif, on condescend, on fait un geste non motivé. De là vient lčexistence, dans toutes les religions, dčun élément excessivement curieux : lčoffrande, le cadeau. On fait un cadeau au diable pour qučil ne fasse pas de bêtise, mais à Dieu, on offre un cadeau gratuit. La gratuité, le geste gratuit, est tout à fait indispensable.
Quand Lebrun était Président de la République, malgré ses moustaches et son incapacité à diriger le pays, il avait un trait de caractère très pénible : cčest le seul président qui nčait jamais grâcié personne. Il allait tous les matins à la messe. On a demandé la grâce de plusieurs personnes, dont un fou meurtrier, il nča jamais grâcié quiconque, au nom de la justice. Il nčétait pas capable de faire un geste gratuit alors qučil avait tous les droits de le faire. Cela donnait un sentiment très désagréable. Vous voyez que cette vertu immense qučest la justice est presque toujours comprise limitativement et en appelle une autre. Il faudrait examiner de plus près le terme hébreu qui signifie juste ; il veut dire aussi, je crois, richesse. Il existe une antinomie dans ce mot, dont nous reparlerons. Mais, en tout cas, les justes de lčAncien Testament nčétaient pas du tout des justes dans le sens de lčéquilibre, les actes gratuits étaient très forts chez eux.
Il existe toute une catégorie de vertus qui, en soi, si on les prend dans le sens évangélique, sont antinomiques ; mais si on les prend dans le sens où les emploient la majorité des hommes, nčétant pas antinomiques, on ne peut pas les appeler vertus en soi, mais demi-vertus ou vertus incomplètes. Cčest le cas de la justice. Il y a dčautres antinomies qui sont des vertus-puissances. Par exemple, parmi les dons du Saint Esprit, la joie, qui est opposée à la mélancolie, à la tristesse ; ou la paix. Lčantinomie de cette catégorie de vertus est très curieuse. Vous savez qučil nčy a pas de joie sans une certaine participation à la souffrance. Il nčy a pas de tristesse sans un certain refus de la souffrance, parce que toutes les tristesses, toutes les mélancolies, sont un refus de quelque chose qui nous est du. Prenons la joie, la jouissance physique. Vous me direz qučelle ne contient pas de souffrance. Mais dans la joie, le coeur pleure presque, dčune souffrance qui nčest pas tragique. Il bat dčune certaine manière comme sčil était inquiet. Il y a, dans la vraie joie débordante, le bonheur (cčest pourquoi, dans le bonheur, on pleure), une souffrance — je ne trouve pas dčautre mot — dont tout notre être est saisi. Trouvez moi un autre mot que souffrance. Il nčy en a pas.
Cours n° 16
22 mai

Nous avions commencé à parler de la joie, et cčest extrêmement difficile dčexprimer que, dans la joie, il y a un certain débordement mais qučen même temps, dans la vraie joie comme dans la jouissance, il existe un élément de souffrance. Dans la grande joie, le coeur se crispe, on trouve une analogie avec ce que nous ressentons lorsque nous souffrons. Dans la jouissance aussi. Dans la béatitude, et cčest excessivement mystérieux, dans lčétat paradisiaque qui est lčétat de béatitude, dčinnocence, il existe une contrainte : łNe mange pas de lčarbre !Č Sčil nčy avait pas cette contrainte, cet interdit de manger de lčarbre de la connaissance du bien et du mal, il nčy aurait pas de joie paradisiaque. On trouve cette antinomie entre lčarbre de vie et celui de la connaissance du bien et du mal, entre ce que lčon peut faire et ne pas faire. Mais sur cette contrainte, cet élément de sacrifice dans lčamour, on doit dire autre chose : toutes nos souffrances humaines, morales, psychiques, physiques, sont le reflet sombre dčune catégorie de choses pour laquelle nous nčavons aucun mot. En Dieu, il nčy a pas de souffrance, il nčy a pas de manque. Et pourtant, on ne peut pas imaginer un amour du Père vers le Fils sans ce quelque chose, cette privation pour un autre. Quand le Christ dit : łNon ma volonté, mais celle du PèreČ, il nčy a pas de proclamation totale de lčunicité de sa personne. La joie, la paix, sans être des sentiments égoïstes, sčadressent à nous-mêmes ; cčest nous qui vivons la joie, cčest notre être qui sčépanouit. Mais sčil nčy a pas une limitation par une autre personne ou par quelque chose, ce nčest plus la joie. En Dieu, il nčexiste pas de souffrance mais il y a quelque chose que la souffrance porte dans un miroir déformé, une proto-image : łJe ne fais rien de moi, mais la volonté de mon PèreČ ; łJe suis dans le Père, le Père est en moi.Č Il y a négation de soi. Regardez la paix, lčamour, ces grands fruits, la béatitude, cčest vivre quelque chose pleinement, vivre pour soi, cette joie saisit notre être. Et ce łpour soiČ que nous vivons pleinement se réunit inévitablement, par son caractère, avec le łnon, pas moi, un autreČ. Cčest un élément de résignation, de renaissance à un autre.
Prenons un exemple très trivial. Vous aimez quelqučun. Sa présence vous donne une grande joie. Mais sčil nčy a pas quelque chose comme la résignation dans votre propre sentiment très fort vis à vis dčun autre, si vous nčharmonisez pas — il faut diminuer parfois son sentiment, si vous aimez trop fort et que lčautre nčaime pas —, vous nčobtenez pas la joie, lčépanouissement. Dans la joie, lčamour et la paix, un autre est nécessaire. Cela se passe avec les autres. Mais avec contient toujours lčunité : se limiter, se dépouiller, sčoublier pour un autre. Vous penserez que la vraie joie, cčest vivre la joie dčun autre. Non, cela ne suffit pas. Dans la vraie joie, vous êtes dans la joie, mais vous offrez quelque chose de vous-même à un autre. Cčest pourquoi on ne trouve pas le mot exact. Il y a dans cette chose là, de manière très mystérieuse, une certaine souffrance. Dans la jouissance, si vous jouissez très fortement du contact avec la nature, avec un grand vent, il y a un élément de crispation du coeur. Et sur le plan spirituel, quand vous ressentez une immense joie en Dieu, un immense amour pour Dieu, vous confondant avec Lui, vous avez en même temps le coeur contrit et humilié. Cčest une joie et un élément dčindignité, de désir de se faire pardonner. Ils sont coexistants, antinomiques par nature. Et sčils nčexistent pas, ce nčest pas la vraie joie.
Il y a aussi dčautres formes de joie pure, de paix pure ou dčamour pur, essentiel et spirituel. Mais il existe des formes de joie qui sont antinomiques dčun point de vue tout à fait différent. On trouve une forme de joie qui nčest qučun masque qui couvre une profonde douleur. Cčest tout le problème du clown qui vous fait rire, cčest un être triste. Lčhumour, très souvent, ou même une soirée joyeuse, sont une sorte de couverture, dčexpression exacte dčune profonde douleur ou mélancolie. Il nčy a rien de plus triste que Charlot, et nous rions. Mais sčil nčétait pas triste, il nčaurait pas ce genre dčhumour. Cčest comme la paix... Je connais des êtres bouillonnants intérieurement et qui, par auto-défense, se forment une coquille de paix. Il sčagit dčune catégorie analogue à la honte, qui nčest ni une vertu, ni un péché. Il nous faut aborder le rôle équivoque du rire. Je ris beaucoup. Le Christ ne riait jamais, il souriait. Pourquoi ? Parce que le rire couvre ou une certaine amertume, ou une compensation. Au lieu de haïr, on rit. Cčest une sorte de contre-action. Et cette contre-action découvre une autre antinomie disharmonieuse, mais qui donne la force. Lčhomme du grand humour, du rire... Il y a tant de gens qui vous entraînent dans une joyeuse randonnée, et ce sont des êtres qui dépassent la mélancolie.
Il y a dans cette antinomie un élément très intéressant à noter. Les Pères de LčEglise, sachant que tout ce qui est antinomique peut être vital, combattaient un sentiment par son opposé. Si vous vous levez łdu pied gaucheČ, si vous ressentez de la mélancolie ou de la lassitude, un sentiment triste, à ce moment, vous pouvez le combattre consciemment par son contraire, en disant : łJe suis joyeux !Č, comme par une forme dčauto-suggestion. Ce nčest pas tout à fait de lčauto-suggestion. Vous vous efforcez dčopposer un sentiment à un autre. Dans ce combat, en installant lčopposé de ce que vous ressentez, vous ne trouverez pas la joie, mais vous amoindrirez le négatif ; et cette coexistence dčune mélancolie, qui reste encore en vous, avec une bonne humeur voulue forme en votre âme la possibilité de sčouvrir au vrai sentiment. Vous avez alors gagné cette bataille et supprimé le fait dčêtre prisonnier dčun sentiment unilatéral : vous êtes libéré. Si vous nčavez aucune envie de prier, dites : łJčai envie de prier.Č Ces processus sont très caractéristiques lorsqučon connait le mécanisme antinomique de ces sentiments. Mais aussi, lorsque vous êtes dans un état de joie inconnue, attention ! car toutes les joies qui sont psychiques et non antinomiques dans leur bien-être engendrent, par la suite, une chute. Vous devez opposer à cette joie, à cet état dčexaltation, des éléments qui vous tranquillisent, de façon à retrouver encore une fois, dans votre âme, lčétat antinomique et sortir victorieux, non de cette épreuve, mais de cet état instable.
Nous trouvons une antinomie analogue dans la vraie et la fausse extase. Saint Irénée parlait dans ses oeuvres de lčextase vraie. Dans celle-ci, qui est charisme, inspiration, nous sommes en même temps passifs et actifs. On est possédé, on doit se laisser posséder par lčEsprit Saint, par lčinspiration, par un sentiment. Nous nous laissons posséder, porter par quelque chose qui dépasse toute intelligence, garde nos coeurs et nos pensées, quelque chose qui dépasse nos capacités, notre intelligence, nos désirs, et nous sommes pris... Mais dans lčextase vraie, cette possession, cette inspiration, nčest pas seule et le critère de vérité, cčest toujours aussi que nous possédons. Cčest à dire que nous restons conscients. Par contre, une possession qui nčest pas antinomique, où nous ne sommes que des instruments, où nous perdons tout contrôle, cette extase nčest pas la vraie, et nous sommes des possédés dans un sens négatif. Elisabeth rencontrant la Vierge, dans lčEvangile de Luc, sčécriait dčune voix forte, et certainement, tout ce qučelle disait dépassait son entendement. Elle était dans un état second. Une femme qui en rencontre une autre et crie dčune voix forte : nous voyons lčétat dčextase. De tels cas sont très souvent décrits dans lčEcriture Sainte. Lčextase vraie nčest pas telle que lčon perde sa propre conscience. On peut perdre des capcités, on prononce des mots que lčon nča jamais prononcés, on prend un ton inhabituel. On trouve cela même dans lčextase de Paul, quand il a vu le Christ et que le Christ lui a dit, dans la lumière : łPaul, pourquoi me persécutes-tu ?Č, on voit qučil était dans un état spécial, il est tombé, il a perdu la vue pour un temps... On peut être abruti, sans mouvement. Saint Séraphin de Sarov, quand il a vu pour la première fois le Christ et la Vierge, ne pouvait plus continuer à dire la messe, parce qučil avait perdu la parole. Mais, pour revenir à lčexemple de Paul, il demande : łQue dois-je faire ?Č Curieusement, dans lčextase vraie, notre conscience, notre présence deviennentencore plus aiguës qučen temps normal. Dčordinaire, notre conscience et notre présence sont extrêmement affaiblies par la fatigue, les soucis, les habitudes, par la non-présence.
Ici, nous sommes encore une fois dans le discernement des esprits. On emploie toujours comme méthode, pour discerner la fausse extase de la vraie, la vérification de son caractère antinomique. Dans la fausse extase, il y a aussi antinomie, mais tout à fait différente. Il y a antinomie car la fausse extase est un mélange dčinspiration dčen haut et dčinspiration du subconscient ou des plans inférieurs. A notre époque, quand se manifeste lčenthousiasme pour une łidoleČ, chanteur ou je ne sais qui, on est dans cet état où on perd un peu conscience. Dans la nécessité de lčhomme de sortir au delà du rationnel, tout le subconscient joue un rôle. Ce sont des cas dčantinomie par mélange. Comme dans le péché, parasitaires. Voilà ce qučon doit toujours prendre en considération.
Nous parlions des formes de sentiment opposées à la joie, comme la tristesse, la mélancolie, lčangoisse, le dégoût de la vie, le sentiment de vide dans lčâme, dčinutilité, allant vers la névrose et vers les cas pathologiques. Nous avons tous de ces moments dans notre vie, plus ou moins longs et qui ne vont pas toujours vers la neurasthénie totale. Si nous les analysons — cčest sur quoi se base toute la vraie thérapie —, nous verrons que tous ces sentiments sont aussi antinomiques mais parasitaires. Une tristesse, une mélancolie, vient de deux sources. Tout dčabord, du manque de quelque chose. Le cas le plus typique est celui de lčhomme mélancolique parce qučil lui manque lčamour, parce qučil est seul. Mais, en même temps, ce nčest pas le manque seul qui fait la tristesse, il y faut aussi le désir. Il nous manque quelque chose, mais nous désirons lčavoir. Pourquoi un homme dit il que sa vie est ratée ? Parce que, dčune part, il nča pas fait ce qučil veut et, dčautre part, il désire intensément être autre que ce qučil est réellement, actuellement. Et ces deux éléments sont passifs — parce que sčil nčétait pas ce qučil est, et sčil avait commencé de changer sa vie... mais il ne change pas sa vie, il reste dans son état. Il désire être autre qučil nčest, dčoù cette immense mélancolie, ce mélange de désir et de manquement à son idéal. Tout le système de Bouddha était basé sur cela. Il disait : supprimez le désir et vous supprimerez la souffrance. En réalité, il nčenvisageait qučune partie des choses. Il est vrai que, dans la thérapeutique de toute mélancolie, on doit dépister non ce que vous ressentez mais ce que vous désirez. Prenons un malade attristé de sa maladie ; il désire la santé. Sa mélancolie ne vient pas de sa souffrance, parce qučon peut souffrir et être gai. La mélancolie est un élément psychologique qui sčajoute à la souffrance. Mais, étant malade, on ne peut faire telle ou telle chose, et alors naît le désir. La thérapie commence toujours par la nécessité de haïr le désir, par habituer les mélancoliques à supprimer le désir. On prend conscience de ce que lčon est et, tout à coup, la bouteille à moitié vide devient une bouteille à moitié pleine. Tant que vous résistez au désir, vous êtes dans cette antinomie en cerle vicieux, vous ne pouvez pas en sortir. Cčest pourquoi il est difficile de guérir tous les cas de neurasthénie. Mais dès que le désir est tué, dès que vous avez justifié lčétat de choses, łcčest comme ça, eh bien, cčest comme ça !Č, on commence à dépister, dans ce qui vous paraît si sombre, ce que vous nčaimez pas en vous, dans votre vie, les qualités. Dans ces qualités positives, on voit une autre antinomie de type négatif mais, dans le réel, ce positif augmentant, vous sortez de lčimpasse. Toutes ces formes de sentiment négatif sont de fausses antinomies, des antinomies vicieuses, parce que nous désirons toujours ce qui nčest pas pour nous. Cčest tout le problème du canon dont parle lčapôtre Paul dans lčEpître aux Corinthiens. Pourquoi ce désir nčest-il pas actif dans la mélancolie ou la neurasthénie ? Parce que nous désirons ce qui nčest pas conforme à notre vocation. Si nous sommes peintres, nous voulons être musiciens. Ou tu voudrais être moine, et tu es marié. Je dis cela dčune manière un peu simpliste. Il ne sčagit pas de résignation, mais nous devons accepter avant tout lčétat des choses telles qučelles sont. Alors, en y plongeant le regard, nous y trouvons une nouvelle antinomie où se mélangent aussi le bien et le mal, lčélément parasitaire, etc., et lčon construit.
Mais si lčon ne détruit pas le désir, vous me direz qučon peut en sortir dčune autre manière, en tuant le manque. Admettons que vous nčayez pas dčargent, on vous en donne. Oui, mais cčest une thérapie fragile. Quelqučun de très seul fait une crise de mélancolie parce que personne ne lčaime, il désire lčamour des autres : on peut lčentourer, et il sent moins sa solitude. Mais comme il nča pas tué le désir à ce moment là, un autre désir va naître. Il va désirer la solitude dans la société ; dans la solitude, il désirera la société. Le désir en soi nčest pas mauvais tant que cčest un désir positif. Le désir peut être un très grand mécanisme pour pousser en avant, mais il peut sčavérer un élément mortel pour nous, à partir du moment où il se mélange avec la conscience de manque ; il engendre la mélancolie, lčarrêt et la neurasthénie sous toutes ses formes. Il est curieux de voir comme le désir est antinomique, lui aussi. Saint Jean Climaque disait que, plus que du désir, on doit avoir de lčambition parce que cčest un dynamisme. Lčhomme qui nčambitionne rien ne bouge pas. Mais lčambition est très ambiguë parce qučelle peut tuer notre âme. Nous devons donc avoir des éléments dčambition, comme du sel et du poivre dans la soupe, mais pas trop. Lčambition, au commencement du chemin spirituel, est tout à fait indispensable car sans elle vous ne bougerez pas. Mais, en même temps, lčambition peut tuer parce qučelle donne un coup de désir et elle ne nourrit plus, elle entraîne à lčopposé de ce que nous voulons. Alors entrent en jeu lčabsence de désir, lčacceptation, lčhumilité et tous les autres éléments qui doivent contrebalancer lčambition.
Seconde année
cours n°1
(notes dčétudiant)

Rappelons la définition de lčantinomie : le saisissement spontané de deux opposés dans leurs rapports exacts ; par exemple collectivité/individu, liberté/ordre-unité, vérité/unité. Chrétiennement, on ne peut sacrifier lčun à lčautre. Les rapports exacts ne sont jamais un mélange ni lčécrasement de lčun par lčautre.
Berdiaeff montre que lorsqučon objective la conscience (Rome, le marxisme...), la conscience personnelle est anéantie. Historiquement, on observe la domination de lčun sur lčautre. Mais le christianisme ne peut être balancé ainsi. Il exige la coexistence des deux. Ce qui est original.
Tous les dogmes chrétiens sont antinomiques :
- Trinité : un et multiple.
- Incarnation : Homme et Dieu, deux natures. Le Christ nčest ni divin, ni humain, mais les deux. Donc, on ne peut admettre ni religion sans lčhomme, ni homme sans religion.
- Virginité/Maternité.
Péchés et vertus paraissent ne pas être antinomiques. Pourtant, ils le sont. Tous, comme chacun en particulier. Prenons lčexemple de la foi. Elle est à la fois lucide et spontanée, ni aveugle, ni sceptique. Le rapport entre lucide et spontané est antinomique. Il en va de même du péché, de tous les vices. Par exemple lčincrédulité, le scepticisme, demande une confiance aveugle en son propre scepticisme, en son bon jugement. La haine comporte à la fois un élément chaud, vital, positif et un élément destructeur, négatif. En luttant contre elle, on ne doit pas tuer lčélément vital.
Abordons maintenant un exemple moderne. Lčhomme se lance à la conquête de lčespace mais délaisse en même temps la conquête du monde intérieur. Or les deux sont nécessaires.
On peut aussi remarquer lčantinomie du haut et du bas chez lčhomme. Lčhomme a quelque chose de lčange et quelque chose de lčanimal. Saint Irénée dit qučil est placé entre ces deux pôles, à la fois immensément grand et immensément petit, mais en lui se trouve la synthèse de ces deux extrêmes, à la différence des anges, des bêtes ou des plantes.
Il existe des différences entre les antinomies. Dans lčantinomie trinitaire, ontologique, il faut poser lčégalité de ce qui est différent. Mais il y a des antinomies inégales. Dans lčIncarnation, les deux sont inégaux, homme et Dieu sont inégaux. Ces antinomies sont dynamiques, comme des machines à vapeur ; il faut que le supérieur descende pour que lčinférieur monte. Par exemple, lčhomme se penche vers la matière et la matière monte. Le riche se penche vers le pauvre et le pauvre sčélève. Mais si le pauvre tente de monter dčabord pour amorcer la dynamique, il nčy a aucun résultat. Ces antinomies comportent un ordre.
Remarquons que certaines attitudes ne sont pas antinomiques mais équivoques. La honte, par exemple, nčest ni un péché ni une vertu. Elle retient vers la pureté et dévoile lčimpureté. La pudicité, elle, pose lčantinomie du pur et de lčimpur.
Court extrait inclassable

Je voudrais rappeler en quelques mots ce que jčai dit sur lčantinomie de la conquête de lčespace et de la vie intérieure. Vous avez vu que le monde est déséquilibré parce qučil est davantage tendu vers la conquête de lčespace, ce qui est juste et légitime, parce que Dieu a dit : łAllez, et remplissez la terre...Č, et le Christ : łAllez, enseignez toutes les nations.Č Il existe une expansion de lčhumanité tout à fait légitime. Lčextériorisation entre dans la mission de lčhomme, mais elle est faussée si elle nčest pas complétée par un mouvement dčintériorisation de lčêtre humain. A notre époque cette intériorisation aussi est recherchée, peut-être par une minorité et non par la majorité des hommes, mais une nostalgie de cette entrée en soi, en quelque sorte anti-spatiale, est très forte. Nous devons reconnaître, puisque nous sommes ici des chrétiens catholiques orthodoxes, que le culte de lčespace est le fait des athées comme celui des chrétiens ; et que le mouvement dčintériorisation dépasse aussi le plan chrétien, qučil est aussi bien le fait de la philosophie hindoue ou chinoise, et dčautres encore. Lčorient a énormément apporté dans le contrebalancement de la recherche de lčespace et de sa conquête. Il est faux de vouloir styliser les positions et de dire que la religion chrétienne a apporté lčextériorisation de lčhomme et développé son goût du łsocialČ, tandis que dčautres religions non-chrétiennes, orientales, nous apportent la présence du divin dans lčhomme et le dépassement du temps et de lčespace.
Cours n° 2
(notes dčétudiant)

Beaucoup de mouvements actuels se disent antidogmatiques. Mais cčest faux, ils sont tous dogmatiques. Raison, évolution, expérience, etc., sont des dogmes. Lčattitude équivoque est celle de qui croit à dix miracles par jour ! Mais les athées, les vrais, ont le dogme de tuer Dieu. Le marxisme a ses dogmes. Chaque être a ses dogmes.
Dčoù vient, dans notre monde, cette lutte contre les dogmes ? on en trouve la racine au moyen-âge. La redécouverte dčAristote amène une foi aveugle dans la raison humaine. Alors les gens pieux disent : łIl y a les dogmes que je ne comprends pas, mais je crois parce que lčEglise le dit ; pour le reste, ma raison suffit.Č On construit ainsi des maisons à deux étages, et les dogmes perdent leur force.
On développe une confiance totale dans les lois naturelles, considérées comme immuables. Un conflit sčétablit, par exemple, entre le dogme dčune Vierge qui enfante, et le constat que, naturellement, les vierges nčengendrent pas.
Les dogmes deviennent des choses respectables auxquelles on croit. Mais ceci nčapporte rien ni à lčintelligence ni à lčexpérience. Il reste lčémotion religieuse, mais les dogmes perdent leur valeur et deviennent inutiles. Ils ne sont plus applicables pragmatiquement à la vie.
Au XXe siècle, lčattitude change. On retrouve le sens de lčEglise, mais en posant la Vie comme supérieure aux dogmes.
Dčun point de vue philologique, dogme, dogma en grec, vient du verbe dokeô, penser, décider, définir. Platon lčemploie quand il parle de la décision de réunion au Souverain Bien. Dogma signifie aussi décret, loi administrative. On le trouve dans la Septante en Daniel 6, 8 (łque soit publié un édit royalČ) et Macchabées 18, 8 (référence impossible !). Dans le Nouveau Testament, Luc lčemploie en 2, 1, pour lčEdit de César. Dans les Actes, lors du conflit entre les Ephésiens et les Colossiens, le Christ réunit les deux peuples en détruisant le dogma de Satan (lčanimosité). Le terme signifie alors acte, contrat. Plutarque et Aristote lčemploient dans le sens dčopinion, ferme ou même moins ferme.
Sur la même racine, est construit le mot doxa, la gloire. Ortho-doxe signifie łqui glorifie de manière droiteČ. La gloire est palpable. Le mot orthodoxe transpose des façons dčêtre hébraïques. En hébreu, rendre grâce signifie une longue prière. Il vient de la préface : łCela est juste et digne...Č. En Actes 15, 22, le verbe dokéô est traduit par łil a plu au Saint Esprit et à nous...Č, il est alors employé dans un sens très doux.
Cours n°3

Ce sont les questions pratiques qui nous aident à pénétrer dans la pensée antinomique chrétienne. Car toute pensée vraie peut être simple, mais jamais simpliste, et elle exige des nuances dčexactitude. Nous allons partir du cas dčun homme qui sčest fait lčapôtre du retour à la terre et sčoppose non seulement à tous les produits chimiques qui nous empoisonnent, mais aussi à toute industrialisation de lčêtre humain, à tout détachement du sol. Cčest un problème moderne très aigu. Hier, je parlais avec quelqučun du mariage et nous disions que les premières paroles de lčhomme étaient égoïstes : łCčest la chair de ma chair et les os de mes os.Č. Mais ensuite, Adam dit que lčhomme quitte son père et sa mère pour sčattacher à sa femme et qučils seront une seule chair. Lčhomme, dès qučil a commencé à réfléchir, légiférer, moraliser, philosopher, entame la séparation dčavec les parents et, avec la séparation, on peut aller vers lčunité. Il existe un très grand danger dans le mouvement oecuménique : si lčon va vers lčunion des Eglises à lčaveuglette, on se retrouvera complètement séparés des trois confessions du passé. Le romanisme ne sera plus romain, lčorthodoxie ne sera plus orthodoxe, et le protestantisme ne sera plus protestant. On va créer une nouvelle religion ou psychologie oecuméniste et, au lieu de réunir les trois confessions réelles, avec leurs racines, on va en créer une quatrième : cette union sera gagnée par une séparation. Il existe une profonde loi de séparation en vue de lčunion. A notre époque, et je reviens à mon exemple, il existe un très grand danger, celui dčune certaine unification, dčun certain nivellement, lié à lčindustrialisation, aux grandes villes, à la perte du contact immédiat et direct avec la nature, avec la terre. Notre homme se voue à cet apostolat anti-industriel et de rude besogne, rude parce que revenir à la terre, ce nčest pas gai, mais quand on refuse cette industrialisation anonyme, cela devient encore plus difficile. De plus, ceux qui sont dans cette opposition sont minoritaires et cette minorité se trouve en conflit avec le progrès qučon nčarrête pas (comme le dit France-Soir, pour citer les écritures !). Cčest une de ces positions, dans lčhumanité, où un homme, un groupe ou une certaine catégorie de gens sčoppose à ce que la majorité pense inévitable. Ils sont en conflit avec cette majorité et, pour exister et défendre leur thèse, leur idéal, ils se trouvent en lutte sčils ont un tempérament agressif, car sčils vont vers un compromis, ils compromettent leur propre vocation et cela ne leur apporte rien. Si on prêche lčantinomie, cčest une position sectaire, même au nom de la vérité. Si on est dans lčharmonie entre le concept industriel et le concept anti-industriel, si on cherche un certain rapport exact et si lčon saisit antinomiquement le monde, inévitablement on perd le courage de lutter pour le retour à la terre. On sera plutôt objectif, regardant le problème du dehors et sans chercher un rapport exact entre les deux opposés. Tel se présente le problème.
Ici, nous entrons dans un élément différent de la dialectique marxiste, qui confond une attitude avec une loi ; nous entrons dans ce paradoxe qui veut que, dans lčhistoire de lčhumanité, il faut être sectaire pour que lčantinomie existe. Cčest à dire que lčon doit se sacrifier dčune certaine manière, en exagérant une direction, pour qučil y ait un contrebalancement dans une autre tendance. Car, en réalité, sčil nčy avait pas de militants du retour à la terre, nous serions dans le monisme de lčinévitable industrialisation du monde. Le même problème se pose avec les régimes alimentaires naturels ou chimiques. Il est certain que la cause que défend notre homme parait presque romantique, idéaliste, irréelle car, au fond, cčest vrai qučon nčarrête pas le progrès, qučil faut vivre et avancer avec notre époque. Mais, dčautre part, cette folie, car cčen est une, cette folie de contrebalancer le courant de la majorité, cčest lčunique salut dans la vision progressiste du monde. Alors, quelle attitude prendre ? On doit avoir de la considération pour ces êtres, ces apôtres qui sont, dčune certaine manière, sacrifiés puisqučils ne marchent pas avec tout le monde et doivent même accentuer la thèse ou lčantithèse, renoncer à la saisie antinomique pour un temps ou même toute leur vie mais avec une pensée philanthropique, dans lčintérêt du monde. Supprimez les et nous nčaurons même pas la possibilité de voir la thèse et lčantithèse, les deux visions du monde qui doivent se complèter, se saisir harmonieusement. Mais comme un chrétien orthodoxe, à lčesprit catholique, ne peut pas vivre uniquement avec un idéal sectaire, parce qučil coupe et ne voit pas lčautre côté des choses, comment doit-il se comporter ? Il doit considérer que telle est sa mission, mais qučelle sčinscrit dans la totalité. Cčest excessivement difficile car, dčun côté, sčil diminue la tension dčopposition, il diminue lčefficacité de son apostolat et cela peut le briser ; mais sčil considère que sa vision du monde est unique, sans tenir compte du fait que la vision du monde différente de la sienne est aussi légitime, il tombe dans une forme de fanatisme et perd la conscience de lčunité de lčhumanité. Cet exemple très caractéristique montre à quel point lčapplication pratique de la vision antinomique est une lutte spirituelle permanente.
Il mčest arrivé de dire que la pensée antinomique nčest pas seulement rationnelle, mais qučelle exige tout un travail intérieur de lčêtre humain. jčai introduit cet exemple parce qučil est très vivant, concret et immédiat ; on peut en trouver dčanalogues. Jčai montré, déjà, jusqučà quel point lčhomme réel, parfait en Christ, et le Christ lui-même, est à la fois un ascète et un homme qui goûte un bon repas. Aux noces de Cana, il a augmenté le vin. Mais quand ces éléments entrent dans lčhistoire, il y a des êtres qui sont uniquement ascétiques et renoncent à manger non seulement la viande mais les légumes cuits , et se contentent de quelques morceaux de pain sec, pour souligner la réalité spirituelle de lčêtre humain parce que lčélément physique, charnel ou autre, a prévalu. Nous verrons que, dans le problème du péché et de la pénitence, lčEglise primitive a terriblement accentué un certain rigorisme moral qui nčest pas celui de lčEvangile, mais celui de la dialectique au moment où lčEglise entrait en jeu. Nous avons donc, dans notre vie comme dans lčhistoire de lčhumanité, à saisir tout ce contexte immédiat comme monde antinomique, cčest à dire deux ou plusieurs opposés dans leur rapport exact. Mais cela vaut dans la contemplation du monde. Dans lčaction, nous ne pouvons pas nous permettre dčêtre antinomiques. Nous devons nous engager dans un chemin sans oublier cette vision universelle que, quelquefois, nous ignorons encore.
Pour revenir à lčexemple de notre militant, admettons un instant que, sur le plan psychologique, il soit trop compréhensif : il perdra son dynamisme. Mais en tant que chrétien profond, il ne peut pas rester uniquement avec lčidole, cčest à dire avec quelque chose de rétréci. Pour réaliser quelque chose, nous devons nous sacrifier dčune certaine manière, nous limiter. Les apôtres étaient et prophètes et hiérarques. Mais très souvent, dans lčHistoire, le prophétisme doit faire fi de la hiérarchie. Le prophétisme, socialement, doit être dégagé de toutes les contingences humaines, sinon il perd la liberté de parole ; et dès qučun intérêt entre en jeu, le prophétisme perd sa véracité et son efficacité. Cčest pourquoi la plupart des prophètes, dans lčhistoire de lčEglise, sortaient tellement des conditions humaines qučils devenaient des mendiants ou même des fous. Vous connaissez la catégorie des fous en Christ, cčest un cas extrêment intéressant. Les gens prennent un masque de folie extérieure, ils font des grimaces quand on les questionne, ils répondent łcocorico !Č, ils portent un bonnet ridicule. Pourquoi ? Parce que, même en étant dépouillés de toutes les contingences matérielles du monde, si vous êtes un mendiant, si vous dormez dehors, si vous nčavez aucune obligation sociale qui puisse vous lier, la réputation vous enchaîne autant que lčargent. Et quand le Christ dit qučil est difficile aux riches dčentrer dans le Royaume, lčhomme qui est riche de réputation perd la liberté intérieure. Cčest donc tout un travail, toute une ascèse pour être totalement libre. Pourquoi être totalement libre ? Pour que la parole prophétique qučils prononceront ne soit en rien diminuée par les conditionnements sociaux. Et nous avons des cas partout, à Byzance, en France, en Russie, dans tous les pays chrétiens. Parce qučils sont totalement libres pour le prophétisme, leur autorité, malgré les paroles les plus dures, reste quand même intacte. Curieusement, les fous en Christ nčont jamais été des martyrs. Ils meurent libres. Je me souviens de lčexemple de Jean le terrible, qui a été accusé par un métropolite et lča fait égorger. Mais un fou en Christ lui avait jeté un morceau de viande en lui disant : łMange, roi sanglant !Č, et il nča rien dit. Il arrive, dans cette accentuation de la libération de toutes les contingences humaines, que lčon devienne presque puissant et insaisissable. Cčest un type dčêtres dont on peut dire qučils ne sont pas limités.
Mais, en face, vous avez un type dčêtres engagés : pères de famille, fils, prêtres ou nčimporte quel engagement, même une réputation de bonne conduite. Dans nčimporte quel sens, les gens sont plus ou moins engagés dans les contingences sociales. Essayez, dans les contingences sociales, dčêtre libre jusqučau bout, dans votre prophétisme et dans vos opinions. Inévitablement, vous serez obligés dčen tenir compte : łJe ne peux pas dire cela, parce que cela peut nuire à ma réputation, ou à ceux dont je suis responsable, ou choquer quelqučun.Č Tout ce contexte lie plus ou moins. Même un écrivain qui pourrait être un prophète littéraire est engagé avec lčéditeur, avec sa famille, parce qučil est citoyen. Je me souviens qučaprès la guerre, il y eut des cas très pénibles au nom de la libération. Lčun dčeux se passait à Nancy. Une femme en jalousait une autre, toutes deux tenaient un bistro, elle lča dénoncée en alléguant que les soldats allemands buvaient chez elle. En réalité, ces soldats fréquentaient davantage la dénonciatrice que sa voisine, mais elle en a fait toute une tartine et lčautre a été arrêtée comme collaboratrice. On a rajouté un peu de sauce en chuchotant que, peut-être, personne ne lčavait vu, elle avait aussi couché avec eux, et elle fut mise en prison en attendant le jugement. Mais elle avait sa mère paralysée dans la boutique. Et tous les voisins ont eu peur dčaller voir la paralytique, de lui apporter une soupe, parce que la fille avait été arrêtée. Vous direz que cčest de la lâcheté. Pendant 5 ou 6 jours, la mère paralysée a crevé de faim, jusqučà ce qučil se trouve une personne pour, la nuit, lui apporter à manger. Cette personne a alerté un écrivain très connu et très libre dčesprit, en France ; jčai moi même été mêlé à cette affaire et, tout à coup, jčai compris que personne ne défendrait ni la femme ni même cette mère paralysée, parce que cela représentait un engagement. Si Mauriac, à ce moment là, avait trop pris position, alors... Mais lčengagement nčest pas un vice, parce qučun père de famille doit être père de famille, un homme dčétat est un homme dčétat, un prêtre est un prêtre. Ce qui est difficile, en pratique, cčest la coexistence du prophétisme libre avec lčengagement et la restriction légitime. Là-bas, les gens qui ne sont pas venus chez la paralysée, cčétaient des cas de lâcheté, un état négatif. Mais quand je me suis adressé, à Paris, à 3 ou 4 personnes, jčai vu qučil ne sčagissait pas de lâcheté, mais que sčils se mêlaient trop de cette affaire, ils compromettraient dčautres choses dans lesquelles ils étaient engagés. Vous voyez la difficulté. Elle nous montre que, dans la pratique, la coexistence du prophétisme et de lčengagement est presque impossible, sauf cas exceptionnels, comme par exemple lčapôtre Paul qui était et prophète et apôtre. Mais dans la société, dans lčEglise, nous devons accepter le partage. Que lčun soit prophète et lčautre hiérarque, que lčun soit engagé mais que lčautre ne le soit pas.
Toutes les choses pratiques sont théologiques et spirituelles. Derrière, il y a Dieu. Lčéconomie moderne présente un énorme défaut. Lequel ? Il nčy a plus de pauvres volontaires, comme lčétaient les moines et les franciscains. Comme il nčy a plus de pauvreté en tant que vertu, même si cčest exceptionnel. Je ne parle pas des miséreux par nécessité, non volontaires. Mais il nčy a plus de goût pour la pauvreté. Il reste le goût de ne pas sčenrichir beaucoup, et cčest presque héroïque. On peut se passer de télévision ou de voiture, mais il nčy a plus de recherche de la pauvreté. Or, sčil nčy a plus de pauvreté volontaire, la société ne peut pas vivre, elle est déséquilibrée. Et notre militant du retour à la terre représente ce qučétait un franciscain dans un autre contexte. Tout en choisissant une attitude exclusive, dans le contexte social, ces êtres coopèrent à la vision antinomique de la société.
Reprenez lčEpître de lčapôtre Paul aux Corinthiens, ce qučil appelle le canon personnel. Ce nčest pas traduit très clairement en français. Le canon personnel, cčest le fait que chacun doit accepter humblement sa position, sa place, qui complète celle des autres. Ce nčest pas seulement une abstraction. Inévitablement, sčil y a déséquilibre, on peut accepter le conflit. Mais alors, comment se résout-il ? Pratiquement, un homme qui défend, par exemple, la pauvreté quand tous les autres veulent la richesse, ou le retour à la terre lorsque les autres veulent lčindustrialisation, sera inévitablement un incompris, un calomnié, il devra se défendre. Dans sa défense, il prendra peut-être une position accentuée, sinon les gens ne comprendraient pas, cčest à dire qučil fera une action hérétique. Mais cette hérésie (terme qui signifie coupure) surgira pour combattre une autre hérésie, plus grave. Cčest indispensable, sinon on nčen sort pas.
Il existe, dans lčHistoire, des exemples remarquables. Je reviens au prophétisme, avec lčexemple dčune prophétesse russe du XIXe siècle, en face dčun évêque. Le respect de lčévêque est absolument indispensable pour la hiérarchie de lčEglise, parce qučil est successeur des apôtres, porteur du pouvoir, porteur de la grâce. Mais dčautre part, ledit évêque avait commis des choses qui nčétaient ni exactes ni bonnes. En face, il y a la prophétesse pélagie. Cčest une image, mais réelle, historique. Lčévêque vient voir la prophétesse et veut lui donner le pain béni. Elle le jette par terre et gifle lčévêque. Il se prosterne devant elle, lui demande pardon, elle le relève et lui demande sa bénédiction. Cčest plastique, cčest un ballet. Mais si elle ne lčavait pas giflé, le prophétisme ne serait pas allé assez loin, il aurait été enchaîné par le respect. Vous voyez toute la complexité de la vie humaine. Elle ne lča pas giflé par manque de respect mais par nécessité intérieure de ce qui devait lčaccuser, du point de vue de lčinspiration prophétique. Cčest à dire qučelle était totalement sortie des cadres hiérarchiques, des cadres sociaux. Cette image est très claire car elle montre, dans ces quelques gestes, la valeur des deux.
Il est certain que, dans le contexte historique, nous pouvons avoir un conflit. Mais où est la faute du marxisme ? Il a érigé la lutte des classes comme une loi naturelle et historique. Toutes les luttes sont des accidents. Si un militant commence une lutte, quand il nčaura plus besoin de lutter, ce sera une faute. Et ce nčest pas la lutte qui donnera la solution. Cčest seulement la confession de cette thèse qui amènera une autre thèse, et la solution sera le rapport entre les deux. Mais la lutte en soi ne produit pas, comme le pensent les marxistes, la synthèse. En général, si la lutte continue, on se fatigue et on tombe dans le compromis ou dans la coexistence pacifique. La difficulté pratique, cčest que, lorsqučun être humain doit défendre quelque chose, il a non seulement la tentation de non-compréhension de lčantithèse, mais aussi celle de faire un compromis avec cette antithèse, pour toutes les raisons qučon voudra, nourrir les enfants, acheter des rideaux... Il existe un grand danger de fatigue lorsqučon est dans une position de minorité ou dčisolement vis à vis du plus grand nombre. Mais si on compte sur le grand nombre, on est fichu.
cours n°4 ?
14 janvier 1966

Nous avons vu qučune des caractéristiques du terme révélation est qučil nous révèle mais nous met devant lčabîme de lčinconnaissable, dčun mystère qui se révèle plus ou moins mais il reste toujours ce fond impénétrable dans lequel on peut aller toujours plus loin.
La pensée antinomique, on peut le dire, est opposée à la révélation, au mystère. En quel sens ? La révélation nous a enseigné que Dieu est tri-unique, la révélation nous a découvert que le Christ est Dieu et homme, que Marie est vierge et mère, virginité-maternité unies entre elles. Ces révélations foudroyantes devant lesquelles lčunique sentiment, comme disait saint Jean Damascène, est lčétonnement, lčémerveillement, même la stupeur car elles dépassent toutes nos prévisions, ces révélations que nous avons reçues et devant lesquelles, au fond, la seule attitude est de se déchausser par sentiment sacral, ces révélations peuvent et doivent être appliquées pour bien juger le monde des hommes et notre destinée. Ainsi, la tri-unité qui est le grand mystère devient le principe tri-unitaire par lequel nous projetons une lumière, elle devient lčinstrument de notre connaissance, de notre jugement, de notre conduite, de notre coeur comme de notre intelligence. Ici, attention, pas de confusion. Lorsque jčai dit que le principe tri-unitaire est la clef de voûte du monde tel que Dieu lča pensé, le monde parfait en soi ; que lčantinomie des deux natures en Christ est la clef intérieure de tout le progrès dčévolution : nous avons ici les clefs de la connaissance du monde. Ces révélations vivantes et supra-ontologiques deviennent des instruments de notre connaissance. Je préfère dire que ce sont les lumières qui éclairent notre connaissance, mais on peut parler dčinstruments. Vis à vis des antinomies, ce qui nous meut nčest pas le sentiment du sacré, le tremblement de respect, le sentiment dčun Moïse qui se déchausse en face de la vision du Buisson Ardent et qui se couvre pour nčêtre pas ébloui par la lumière divine. Entre en jeu ici une toute autre attitude de lčêtre humain : une conquête lente, puissante, une ascèse, car penser triadiquement nčest pas facile. Tout le mécanisme de notre pensée humaine est duel. Nous comparons, nous opposons. Essayez de penser triadiquement. Prenons lčexemple le plus simple. Vous avez une triade biblique classique : prêtrise, royauté et prophétie. Un autre exemple serait celui des trois castes de la tradition : épée, coupe et instrument de travail. Mais tenons nous à la triade biblique. Comment notre pensée humaine va-t-elle agir ? Elle dira : le prophète est un homme inspiré spontanément, car il sčagit dčun homme ordinaire et, tout à coup, il est saisi par lčEsprit Saint et amané à dire des paroles ou faire des gestes inattendus. Par contre, la royauté et la prêtrise sont des choses suivies, qui nčont rien de spontané. La royauté peut être héréditaire ou se reçoit par onction. Que faisons nous ? Nous opposons le prophète au roi et au prêtre. Ensuite, nous prendrons les caractéristiques de la prêtrise et nous les opposerons aux rois et aux prophètes. Spontanément, lčintellect humain pense avec beaucoup de difficulté dčune manière triadique, cela lui est presque impossible. La poésie se base sur lčimage : mon amour est semblable au ruisseau qui tombe de la montagne, tes lèvres sont comme des pétales de roses. Si nous commençons à analyser lčêtre humain, nous ne le faisons pas triadiquement. On opposera lčesprit et la matière ; ou, dans dčautres domaines, on défendra le sentiment contre lčintelligence. Parler de volonté, intelligence et sentiment, cčest beaucoup plus difficile. Le mécanisme ordinaire de lčintellect nčest pas tri-unique mais dualiste. Cčest son défaut, son infirmité. Pour parvenir à une pensée tri-unique, à la vision authentique des choses, il faut un effort ascétique qui exige une certaine purification de lčêtre humain ; et pas seulement de lčintellect, mais du coeur. Même dans le domaine du duel, la saisie spontanée de deux opposés nčest pas facile. Pourtant, notre intellect peut saisir, mais ici entre en jeu notre sentiment, qui exige un choix. Notre sentiment, notre passion consciente ou inconsciente, choisira la matière ou lčesprit. Il ne saisira pas dans leur valeur authentique et dans leurs rapports exacts et la matière et lčesprit. Cčest tellement vrai que, lorsque lčhomme est épris de valeurs spirituelles, il commence à mépriser la matière ; et sčil est épris des choses de la matière, le goût de lčesprit sčestompe en lui. Cette difficulté intervient déjà dans la pensée duelle, qui, pourtant, nous est propre et, pour notre intellect, agissante... Mais nous ne sommes pas de purs intellects, nous sommes des êtres unis existentiellement avec lčélément que jčappelle passionnel (qui peut être noble ou non), et ce dernier nous dicte nos choix. Et ne vous faites pas dčillusions, il existe des multitudes dčidées qui paraissent abstraites, ou scientifiques, et, si on creuse, on sčaperçoit qučelles sont nées dans un climat psychique, passionnel. Si on nčavait pas mis en doute lčesprit, on ne se serait pas intéressé à la matière. Si on progresse dans un domaine, cčest parce qučil y a eu un certain désintérêt pour le domaine complémentaire. Même lorsque nous sommes monistes, lorsque nous croyons que seul lčesprit existe, ou, à rebours, que seule la matière existe, ne cherchez pas une pensée, cherchez la passion. Passion historique, passion dčune génération, passion dčun monde. Lčélément passionnel nous complique la vision duelle propre à notre intelligence.
Lčintelligence est duelle. Le mot connaître, inévitablement, exige les deux : celui qui connaît, celui qui est connu. Tout le procédé est déjà duel. Qučest-ce que la vérité ? Nous sommes duels quand nous pensons la vérité. La passion est moniste, elle exige lčexclusivité, exactement comme une jeune fille amoureuse dčun jeune homme, cette exclusivité passionnelle qui préfère ou rejette tout un monde, ou confond inévitablement. Nous parlons de la Méthode de Descartes. Je ne fais pas allusion à la méthode elle-même, qui est très intéressante et en même temps boîteuse parce que trop orientée vers une rentabilité. Il voulait être rationaliste. Il est inévitablement devenu dualiste. Vous remarquerez le paradoxe et même la bêtise de Descartes, pas dans sa méthode ni des ses mathématiques, mais dans sa vision du monde. Avant la Christian Science, il affirme que les bêtes ne souffrent pas parce qučelles nčont pas dčintellect, pas dčâme, donc il sčagit de réactions mécaniques. Et pourtant, cčétait un homme intelligent ! Pourquoi en est-il arrivé là ? Parce que passionnellement, comme moniste, il a fait confiance à la raison plus qučil ne le devait, il a oublié qučil était un être passionnel, il a oublié la rectification qui vient dčen bas et, votant pour la raison, inévitablement il est devenu dualiste. la pensée tri-unitaire est le dépassement de lčintellect. La pensée moniste est passionnelle, ce nčest pas une pensée mais un sentiment qui, pour le coeur, est tout à fait légitime. Si jčaime quelqučun et uniquement lui, je ne commets pas de faute. Mais si je commence à alimenter ma pensée de mon amour pour cet être, si je commence à juger le monde des anges, ou Dieu, par rapport à cet amour unique et passionnel, alors je pense mal ; je dois au moins être duel. Mais on doit aussi dépasser le duel par lčunité tri-unitaire ou la multiplicité dans lčunité. Je ne parle pas encore de rapports exacts.
Lčantinomie est donnée par des révélations comme la Trinité, les deux natures en Christ, et la révélation nous montre que tout ce qui est réel en soi est toujours antinomique. Mais, en même temps, nous voyons une difficulté dans lčêtre humain, qui provient de ce que le coeur est moniste et lčintellect dualiste. Et le dualisme de notre intellect est même très curieux : il lui est très difficile de saisir spontanément les opposés parce que, encore une fois, il nčest pas pur. Ou il oppose violemment, ou il choisit, ou il confond. Il existe de faux éclectismes lorsqučon veut réunir beaucoup de choses en une. Toutes les religions transcendantes qučon a voulu lancer actuellement, comme les gnosticismes et tant dčautres, affirment que toutes les religions sont bonnes parce qučelles ont toutes une seule base : quand on commence à les scruter plus profondément, les distinctions disparaissent. Mais aucune religion ne se reconnaît dans cette synthèse, dčailleurs très partielle. Ce nčest pas une synthèse réelle. Cčest là que gît la faiblesse de ces initiatives. Mais on trouve un autre cas, celui où les autres synthèses nčont pas de vie. Prenons un mouvement, par exemple le matérialisme marxiste, le rationalisme de Descartes, ou le spiritualisme hindou. Il possède une puissance parce qučil est moniste, on le choisit par passion, mais cela ne signifie pas qučil soit vrai en soi. Tous ces mouvements sont vrais partiellement, mais ils ne sont pas vrais en soi. Certains hommes veulent tout réunir, lčInde, le marxisme, en faisant une salade spiritualistico-matérialiste. Qučarrive-t-il dans cette synthèse, dans cette saisie soi-disant spontanée ? Un phénomène vraiment très curieux. Cela devient une chose ennuyeuse, professorale, sur le papier, qui ne vit pas. Pourquoi ? Tout simplement parce que ce nčest pas une vraie antinomie, mais une synthèse-combine.
Jčai longuement parlé avec un marxiste en Italie. La dialectique marxiste commence par la thèse et lčantithèse, mettons le capitalisme et le marxisme, la religion et lčathéisme, après quoi ils doivent faire un saut vers un monde synthétique, vers le dépassement de la thèse et de lčantithèse. Il mča demandé la différence entre notre antinomie et leur synthèse. Je lui ai répondu : Il y a deux difficultés dans votre synthèse. Premièrement, thèse et antithèse en soi, ni mécaniquement ni dialectiquement, ne sont obligées dčaboutir à la synthèse. Elles peuvent ne pas réussir, se résumer à une certaine collaboration pacifique et toutes deux disparaitront dans la grisaille. Souvent, dans lčHistoire, la synthèse ne se fait pas, et lčhumanité se jette dans une autre direction. Deuxièmement, la lutte des classes, la lutte de la thèse et de lčantithèse nčest pas le seul et unique rapport, ce rapport là nčapparait que dans le cas de péché. Marx, qui a proclamé la lutte des classes, a reconnu le péché originel sans le nommer, et lča confondu avec une loi en soi. Pourquoi ? Parce qučil y a une nécessité de lutte dans notre état de péché. Un ascète qui abandonne le monde coupe tous les rapports, même avec la nourriture, il ne mange que du pain sec, il reste en haut dčune tour comme un stylite, porte des chaines, mate ses passions, cčest une lutte pour dégager lčesprit, mais il ne réalise pas lčhomme total. Il réalise un aspect de lčhomme qui a été oublié. Il a raison de lutter pour dégager ce qui est spirituel dans lčhomme qui était envahi par lčélément charnel. Mais ce nčest pas la vision de lčhomme réel, total. Le Christ ne portait pas de chaines. Le Christ, qui représente lčhomme parfait, mangeait, buvait, jeûnait aussi mais nčavait pas du tout lčaspect dčun ascète. Mais lčhomme qui nčest pas ascétique peut aussi, tranquillement, oublier les valeurs de son esprit. La lutte est possible et prévue, mais parce qučil y a un désordre dans le monde, et non parce que la lutte de classes en elle-même pourrait amener la synthèse. Lčantinomie, cčest autre chose. La position des chrétiens est la suivante : avant dčagir, nous devons contempler dčabord, avec un effort, le monde idéal que Dieu a voulu, et ensuite réaliser ce monde en connaissant la loi antinomique qui est en Christ. Nous ne nous faisons pas dčillusions sur la réussite, mais nous savons pourquoi nous ne réussissons pas.
Jusqučà présent, il y avait vraiment une escroquerie avec lčhumanité. Mais cela va changer, le monde change. Avec Hegel, on a créé le dieu avenir. Au nom de ce dieu avenir, du progrès, de lčévolution, de la lutte des classes, cette carotte qučon a donnée à lčâme de lčhumanité, et derrière laquelle elle court sans aucune assurance, on massacre des gens, on enseigne des choses qui ne sont pas vérifiées. Et si la synthèse marxiste ne réussit pas ? (Je parle du marxisme parce qučil est le plus dynamique, mais il nčest pas seul à tromper les gens). Il ne donne que lčavenir. Nous, chrétiens, nous savons que viendront les Cieux nouveaux, parce que le Christ lča prédit, mais nous le savons dčune autre manière. Au fond, les marxistes et quelques autres ont pris cet avenir dans le monde chrétien et biblique. Nous avons dčautres assurances, mais eux, quelles assurances ont-ils ? Leur foi ? Elle est aveugle. Au nom de cet avenir qui dynamise les gens, on commet une escroquerie, on oblige les hommes à faire telle ou telle chose sans avoir aucune assurance. Et nous savons que cela ne réussira pas. La lutte des classes marxiste nčamène jamais la synthèse. Je ne sais si vous voyez le crime de cet optimisme aveugle. Cčest presque lčhistoire de Pierre lčErmite qui a entrainé sur la route de Jérusalem des femmes et des enfants, et ils en sont morts. Au fond, les marxistes ont pris un thème religieux, car le progrès est un thème religieux, biblique et évangélique, mais dans un tout autre contexte. Il me fallait faire ces parenthèses, parce que nous avions parlé de la révélation et de la pensée antinomique dans un sens sacré. La prise de conscience antinomique du monde, cčest autre chose et je voulais souligner qučil y a là des pièges qui ne sont pas faciles. Pas faciles à cause de la passion, pas faciles à cause de la structure limitée de notre intelligence. Cčest le travail dčun homme qui doit se purifier de la passion pour bien voir, et purifier son intelligence.
On parle souvent de la morale du coeur ou de la volonté, de ce qučon fait ou ne fait pas, de la bonne ou de la mauvaise volonté. Il existe une morale du coeur qui est une morale très profonde, très affaiblie dans notre conscience. Mais on oublie qučil faut un autre travail : la purification de lčintellect. Il ne suffit pas dčêtre intelligent, on doit avoir une intelligence pure. Maxime le Confesseur formulait cela très bien. Il a pris la thèse des stoïciens et lča reformulée chrétiennement : un chrétien doit avoir le coeur chaud et lčintelligence froide. Il a dégagé trois types opposés à lčhomme normal, trois cas pathologiques anormaux qučon ne soigne pas en médecine parce qučils courent les rues et qučil y aurait plus de malades que de médecins. Ces trois types sont :
-le coeur chaud et lčintellect chaud : tous les idéalistes, les monistes ;
-le coeur froid et lčintellect froid : ce sont des hommes sceptiques, qui paraissent intelligents et objectifs mais ne le sont pas en réalité, parce que le coeur froid donne des passions froides, mépris, indifférence, esprit critique... Ils croient que cela vient de la pensée, mais en réalité cčest la forme négative des passions froides. Des monstres ! Le coeur chaud et lčintellect chaud donnent des hommes dangereux mais sympatiques. Ils amènesnt des désastres dans lčhumanité, plus que les froids qui sont antipathiques et vous donnent lčimpression de rester dehors dans la neige.
-enfin, lčintellect chaud et le coeur froid, catégorie que le Christ a tant condamné dans les hypocrites. Ce sont des êtres abjects, en ce sens qučau fond,ils nčont aucune qualité. Dans le coeur et lčintellect chauds, au moins le coeur est là, ce sont des êtres qui ont le coeur sur la main, ils peuvent mourir pour quelqučun. Dans le coeur et lčintellect froids, au moins le cerveau marche bien. Dans lčintellect chaud et le coeur froid, extérieurement, il y a lčamour, les idées, etc., mais en réalité, intérieurement, une indifférence totale.
Maxime le Confesseur considère que ce dernier type de monstres se trouve surtout chez les prêtres et les représentants des choses spirituelles, pas seulement les prêtres chrétiens, dčailleurs. Cčest le type le plus dangereux. Il se forme dčune façon très simple. Psychologue très fin, il dit que leur problème vient de ce qučils doivent aimer et ils nčaiment pas. Leur intellect a appris tout ce qui concerne la bonté, tout le discours. Ils nčont jamais travaillé sur leur coeur et, comme lčamour est leur métier, leur coeur nčest pas dans leur métier.
Pour entrer dans lčantinomie, nous avons besoin dčavoir lčintellect froid et le coeur chaud. Car si le coeur nčest pas chaud, il sera passionnel ou indifférent. Et curieusement, pour la vraie pensée chrétienne de lčhomme, nous ne pouvons pas opérer avec notre seul intellect, il faut regarder lčhomme total et travailler sur nous-mêmes.
Revenons à un autre sujet actuel qui exige de nous une grande attention : cčest le problème antinomique que nous retrouvons, par exemple, dans tous les problèmes de lčEglise, oecuménisme, rapports entre chrétiens, entre lčEglise et le monde. Les Ecritures Saintes emploient à dessein le même mot pour deux réalités opposées : chair et monde. Le Verbe sčest fait chair, la chair est sacrée. Et la chair ne peut pas hériter du Royaume de Dieu. Il dit : łVous nčêtes pas de ce monde.Č Et le monde est créature, nous devons lčaimer. Le même mot exprimant les deux opposés, nous devons aimer la chair et haïr la chair ; nous devons aimer le monde et haïr le monde. Comment ? Voilà une antinomie. Pratiquement, nous devons haïr le monde-péché et aimer le monde-création. Mais cela, cčest une formule pour ne pas répondre. Elle est exacte mais échappatoire. On doit aimer la chair et ne pas vivre selon elle. Tout cela est clair dans le discours et le devient beaucoup moins quand on vit réellement ces choses là. Quand lčEglise se pose la question de ses rapports au monde, on est un peu inquiets. On sait bien qučelle sčest ouverte au monde, mais avec le danger que le monde entre comme un courant dčair et que lčEglise devienne mondaine, que le monde lui fasse perdre sa valeur unique car elle nčest pas de ce monde.
Seconde année
Cours n°?
11 mars 1966

Lčantinomie dans le monde, dans sa réalisation, rencontre toujours une difficulté. Nous sommes crucifiés au monde parce que nous ne sommes ni circoncis, ni incirconcis. Inévitablement, une non acceptation se fait jour. Un verset des Litanies de Carême éclairent bien lčantinomie : łPrions aussi pour les hérétiques, les schismatiques et ceux qui sont séduits par de fausses doctrines, afin qučils abandonnent lčesprit de division et reviennent à la plénitude de la vérité.Č Le mot heresis est extrêmement intéressant. Il signifie coupé, partiel. Ce qui sčoppose à lčheresis, cčest la plénitude. Lčhérésie est partialité : prendre une chose, mais pas une autre. Et le monde est, par excellence, hérétique, cčest à dire choisit une des tendances : circoncis ou non, oriental ou occidental, communiste ou capitaliste, croyant ou athée. Quand on veut réaliser lčantinomie dans le monde, inévitablement on rencontre cette non acceptation par lčopinion publique. Tel est le paradoxe de lčâme humaine. Pour une part, elle nčest pas satisfaite de la partialité, toute âme humaine aspire à la plénitude, à lčharmonie, à tout ce qui dépasse la limitation. Mais elle y aspire plutôt de manière contemplative, abstraite, dans son imagination. Dès qučon entre dans la concrétisation pratique, elle nčest plus du tout portée à la plénitude mais à lčexclusivité, à un genre de fanatisme exclusif dčune chose ou dčune autre. Regardez la plupart des mouvements littéraires, ils sont basés, le plus souvent, sur une antithèse, mais une antithèse qui prend un sens absolu. La jeunesse actuelle avec ses cheveux longs est une antithèse pour le monde mécanisé, trop bien organisé. Et nous trouvons même la force hérétique, qui consiste à choisir une chose contre une autre. Lčantinomie exige une toute autre vision, dépassant les contradictions. Cčest, je le répète, la saisie spontanée de deux opposés dans leur rapport exact. Voilà pourquoi, inévitablement, lčheresis, ou esprit hérétique, sectaire (cčest le même mot), va ici sčopposer à la réalisation antinomique dans le monde. Quand lčhumanité se lance à la conquête de la matière et de lčespace, dans les réalisations scientifiques actuelles, elle nča plus le souffle pour réaliser les choses spirituelles. LčInde, qui cherchait auparavant le divin (elle le cherche beaucoup moins maintenant), nčétait pas capable de sčoccuper de problèmes pratiques, sociaux et scientifiques.
Mais examinons cela avec notre intelligence. Notre intellect, en tant qučil est métaphysicien, cčest à dire abstrait, saisit assez facilement la nécessité de lčantinomie. Mais dès qučil se veut efficace, réalisateur, pour pousser ses recherches le plus loin possible, un élément passionnel entre en nous et nous choisissons exclusivement telle ou telle direction. Cčest un mouvement puissant, parce qučil existe une puissance psychique qui nous pousse à devenir anti-spirituel pour être matériel, ou anti-matériel pour être spirituel. Il y a un élément qui fait qučil nous est presque impossible de vivre selon lčesprit pur, lčintellect pur. Inévitablement, nous lčalimentons avec une passion, et les passions, bonnes ou mauvaises, consistent toujours en un choix injuste, cčest à dire en donnant une impression dčabsolu à ce qui nčest qučun élément. La Bible dit que le coeur pur verra Dieu, cčest à dire un coeur non passionné, un coeur capable dčaimer, de désirer une chose qui nčest pas absolue, une chose partielle. Car qučest-ce que lčhérésie ? Ce nčest pas seulement une opinion. On donne passionnellement toute sa faveur à un aspect des choses, en rejetant les autres comme inexistantes ou même mauvaises. Dans lčélément passionnel du monde, on peut trouver des résultats, mais ces résultats déséquilibrent le monde parce qučils ne sont pas antinomiques. Alors, on sonne lčalerte et, ensuite, on va faire passionnément lčopposé. Mais ce sera toujours un balancement déséquilibré et pas la saisie spontanée des deux. Voilà pourquoi la Bible et les Pères de lčEglise consacrent beaucoup de temps à la science, à la technique ou à lčéducation du coeur. Le coeur pur, cčest celui qui nčest pas passionnellement déchiré, qui nčabsolutise pas un élément relatif. Cčest un travail très difficile que dčavoir un coeur pur. Il suffit dčun succès dans un domaine pour que, tout à coup, les autres nous paraissent inintéressants et même douteux. Vous réussissez dans une branche de la recherche scientifique, pratique, mystique, vous êtes tellement content de votre réussite que votre passion ira plus loin, encore plus loin. Et quand, dans un autre domaine, vous nčavez pas réussi, il sčestompe, sčestompe, sčestompe... Je vous citerai un exemple qui nča rien à faire avec la pensée ni avec la science. Cčest un cas fréquent : un être mystique avait des messages, des visions très profondes, très justes ; mais il avait aussi, comme on dit, des parasites, des choses qui nčétaient pas tout à fait exactes. Par déception dans ce domaine là, il est retombé presque dans la négation. Par contre, une réussite souvent tout à fait secondaire transforme complètement votre vision du monde, parce qučelle vous apporte une satisfaction. Alors, vous perdez cette vision tyrannique et vous donnez votre confiance à ce qui nčest que relativement autre. On parle de preuve. Des êtres dans ce cas ont toutes les preuves, mais ça nčempêche pas qučils prouvent une partie des choses et pas lčautre.
Comme nous sommes en Carême, jčaimerais attirer votre attention sur une autre forme dčantinomie, lčantinomie intérieure. Et lčune des plus curieuses dans lčêtre humain, sur le plan spirituel, mais qui rayonne aussi sur les autres plans, cčest lčantinomie entre lčabstinence, lčabnégation et lčépanouissement. Lčêtre humain est appelé à sčépanouir dans toutes ses facultés, pour la bien, physiquement, psychiquement, spirituellement, dans lčamitié, lčart, la prière, peu importe... Sčépanouir, se cultiver. Pourtant, si lčhomme poursuit uniquement lčépanouissement de ses facultés, il nčy parviendra pas. Pour sčépanouir, on doit se rétrécir et faire abstinence. Cčest exactement comme reprendre son souffle pour mieux crier. Quelqučun qui veut sauter doit reculer dčabord pour prendre son élan. Sčil est près du mur, il ne sautera pas. Il existe une loi très curieuse, qui veut que toutes les formes dčabnégation, dčabstinence, de rétrécissement sont indispensables pour obtenir le résultat opposé. Cčest comme un bon repas qučon ne peut dégusté que si on a bien jeûné. Mais si vous vous êtes coupé lčappétit avec un sandwich avant, vous ne pourrez pas lčapprécier. Je vous donne des exemples simples mais le problème, dans notre être intérieur, est beaucoup plus profond. Par exemple, nous trouvons cette antinomie : pour développer sa volonté, lčhomme va lčabdiquer. Pour devenir maître de la nature, il doit sčhumilier devant elle, cčest à dire ne pas imposer sa vision mais recevoir la vision dčun monde tel qučil est. Vous devez dčabord constater. Ensuite, vous ferez votre construction, vos hypothèses, vos structures. Mais qučest-ce que la constatation dčune chose que nous voulons savoir ? Pour notre âme et même la nature, cčest une humiliation, parce que nous renonçons à la réflexion et nous devenons des secrétaires du monde, le magnétophone de notre état dčâme. Nous devenons de petits secrétaires au lieu dčêtre patrons. Pour devenir les patrons de notre âme ou de la nature, nous devons devenir dčabord secrétaires. Dans le contact avec les êtres humains, il faut écouter pour bien répondre.
Nous arrivons ici dans cette antinomie que lčEvangile a exprimée quand le Christ dit : łCherchez dabord le Royaume de Dieu, et le reste vous sera donné par surcroît.Č Dans un moment difficile, si vous nčavez pas réussi une chose même matérielle, si vous abandonnez les choses matérielles et que vous cherchez le Royaume de Dieu, parce que vous avez fait lčabnégation de vos efforts qui nčont pas réussi, tout à coup, vous réussissez. Ce sont des lois extrêments intéressantes. Et cela va jusqučau point central, la mort et la résurrection. Tous les avancements spirituels sont toujours des étapes supérieures. La résurrection est plus grande que la vie, et elle est toujours précédée par la mort. Si vous ne passez pas par la mort, vous nčarriverez pas à la résurrection. Cčest pourquoi, dans toutes les sociétés et traditions initiatiques, on passe par la chambre de la mort, ou chambre noire, on vous bande les yeux, etc. Cette abnégation symbolique, comme le baptême, montre que vous mourez dans une vie pour ressusciter dans une autre. Sčil nčy avait pas cette loi antinomique, on pourrait penser que lčon peut aller dčune étape à une autre uniquement par évolution. Mais non, cette loi existe : nous devons mourir pour ressusciter, faire une abnégation pour conquérir. Cette loi nčapparaît pas avec la mort et la résurrection du Christ pour notre salut, mais elle commence déjà au Paradis, lorsque Dieu donne le commandement de jeûne, dčabstinence, de refus de manger de lčarbre du bien du mal. Adam et Eve étaient des êtres épanouis, mais pour qučils progressent, pour qučils ne restent pas statiquement des enfants dans le Paradis, avec les oiseaux et les bêtes, pour qučils progressent dans la divinité, le commandement négatif était indispensable. Cčest là qučentre en jeu le dynamisme du commandement négatif, des actions négatives : lčabnégation pour la conquête. Cčest un peu comme la stratégie militaire, les Russes ont gagné deux fois la guerre comme cela. Ils ont tellement reculé qučensuite, ils ont chassé Napoléon, et ils ont repris la même technique avec Hitler. Souvent, le repli est indispensable pour la conquête. Prenez un avion à réaction, au fond, il recule . Cčest une image magnifique. Si vous êtes chasseurs, vous devez savoir que, lorsque vous tirez, vous avez un choc dans lčépaule. Le fusil nčavance pas, il recule. La conquête spatiale elle-même : nous reculons dans la Lune, nous nčavançons pas. Voici un principe extrêmement intéressant : le recul qui fait avancer. Par contre, toutes les méthodes qui nčont pas de recul pour avancer, qui ne mettent pas la mort avant la résurrection, lčabnégation avant la conquête, usent tellement lčêtre humain qučil nčarrive pas à son but. Donc, le progrès sans antinomie nčest pas efficace, il nčapporte pas la résurrection. Prenez un homme cardiaque qui monte à pied les 72 étages dčun gratte-ciel de New-York, il arrivera peut-être au 60ème, mais pas au 72ème parce qučil sera mort. Je vous citerai un exemple qui nča rien à faire ni avec la théologie ni avec la science, mais avec lčinfluence sur les objets. Je prenais un crayon. Si je lui avais dit : łBouge !Č, il nčaurait pas bougé. Mais je faisais abstraction de ma volonté et, après, je mčadressais au crayon en lui disant : łTu vas bouger.Č Celui qui prenait lčinitiative, ce nčétait pas moi. Plus jčétais passif, plus jčavais dčinitiative car, tout de même, lčobjet mčobéissait et bougeait. Mais il bougeait parce que jčarrivais à tuer en moi le vouloir. Si je voulais qučil bouge, il restait inerte. En disant à lčobjet : łTu vas bouger.Č, jčannihilais ma volonté et la faisais entrer dans lčobjet, afin qučil bouge. Cčest peut-être très difficile à comprendre mais la loi est la même dans les rapports avec les êtres humains, avec notre âme. Cčest pourquoi il existe une certaine dialectique.
Le staretz Ambrosius disait toujours : łFais de toi le néant, tu feras lčunivers. Mais si tu veux faire de toi lčunivers, tu ne seras pas le néant, mais tu seras un tout petit univers.Č Lčabnégation est indispensable pour tout, pour la révélation, pour lčintuition. Nous sommes en face de toute une dialectique entre la mort et la résurrection qui est la dialectique antinomique. Cčest la même dans lčobéissance aveugle : vous renoncez à la volonté et vous devenez un homme de grande volonté. Les saints ont une volonté farouche parce qučils ont commencé par obéir. Dans les sentiments, cčest très précieux de connaitre cette loi. Celui qui veut posséder écarte lêtre qučil aime, parce qučil va se replier, replier, replier, fatigué de cette possession. Par contre, lčêtre qui se retire et donne la liberté conquerra celui qučil aime beaucoup plus facilement. Vous voyez que dans tous les domaines, spirituel, intellectuel, moral, psychique, cette forme dčantinomie, mort et résurrection, est aussi une loi apassionnelle. Parce qučun être passionnel ne peut faire cela. Il peut mourir parce que lčautre ne lčaime pas. Mais ce nčest pas du tout la mort vers la résurrection, cčest la mort pour la mort, cčest la non acceptation.
Dans la vie spirituelle, quand vous êtes dans un état dčangoisse, dčindifférence, de révolte, toutes ces catégories négatives dčagitation intérieure, la première chose, cčest dčaccepter lčétat dans lequel vous êtes, en bénissant Dieu : łje suis un agité, je suis indifférent, je suis dans lčangoisse, je suis comme ça, je lčaccepte devant Toi, jčaccepte cela.Č Quand vous avez renoncé à sortir de cette impasse enférique, à ce moment là vous en sortez. Mais si vous continuez à vous angoisser parce que vous êtes angoissé, ou â vous embêter parce que vous êtes dans un état de platitude dont vous nčarrivez pas à sortir, vous nčy arriverez pas. Tous les neurasthéniques sont dans lčantinomie opposée, sans issue, non dynamique. Dčun côté, ils ne veulent pas accepter leur neurasthénie, et de lčautre ils ne veulent pas en sortir. Le jour où un neurasthénique dit łje suis comme ça et je ne veux pas être autre choseČ, il cesse dčêtre neurasthénique. Et on ne pourra jamais sortir un neurasthénique de son état en lui disant : łTu nčes pas neurasthénique.Čla crise consiste justement en un cercle vicieux, il repousse la guérison tout en la désirant. Et plus il la désire, plus il la repousse. Par contre, toutes les guérisons de lčâme consistent en un certain moment de mort-abnégation. Quand on est passé par cette acceptation devant Dieu, łje suis comme ça, je mourrai comme un homme agité, je mourrai comme un homme sans prière, ou comme un homme seulČČ, immédiatement votre solitude commence à disparaître et de nouveaux éléments arrivent car il y a aussi cette dialectique de mort et de résurrection. Voilà pourquoi, dans toute lčEglise, on ne donne pas seulement des commandements positifs, mais aussi des commandements négatifs. Quand on vous dit : łNe mange pas de lčarbre du bien et du mal, ne mange pas de viande, ne désire rien...Č, par cette négation qui est une forme de mort, de non capacité, on arrive à la résurrection. Tout le succès du Bouddhisme, auquel on nča rien compris, cčest que nous devons supprimer les désirs pour arriver au Nirvana qui est un immense désir de vitalité. Le Nirvana nčest pas du tout un état de somnolence comme le veut la théorie, mais, pratiquement, une vitalité débordante, parce qučon a supprimé tous les désirs. La philosophie de Bouddha est très caractéristique de la mort et de la résurrection, mais sur un plan spirituel. Ce nčest pas comme le Christ qui est mort et ressuscité pour lčhumanité. Il donnait un conseil sur la façon de retrouver le bonheur. Et, au fond, il retrouve le bonheur par la négation du bonheur. On peut résumer ainsi : ne cherche pas le bonheur, supprime le désir et tu trouveras le bonheur. Mais, dans la vie psycho-spirituelle, lčêtre humain est très délicat., beaucoup plus que dans lčintellect. Dans lčâme humaine, il y a une multitude de pièges. Si vous faites une abnégation en vue dčun épanouissement, vous pouvez rater votre coup. On doit faire lčabnégation avec confiance et, alors, lčautre arrive. Reprenons lčexemple du neurasthénique. On lui dit : łAccepte.Č Il va accepter et, deux jours après, il dira : łJčai accepté et rien nčest changé.Č Il nča pas vraiment accepté. Il a accepté dčune certaine manière. Parce qučon doit accepter pour lčéternité et, dans deux jours, vous pouvez être libéré. Il nčy a rien de plus délicat que nos sentiments et notre psychisme. Nous trichons, nous arrivons avec différentes nuances. Quand on me dit : łJe suis sincère.Č, cela me fait toujours rire. On est sincère vis à vis de son état mais, derrière, il y a quantité de nuances, de demi-nuances et de demi-histoires. Le problème est que, dans le domaine psychologique et même spirituel, nous pouvons tricher. Et notre abnégation doit être totalement désintéressée pour être efficace. Car le Christ lča dit : łLe Fils de lčhomme est venu pour être crucifié et ressusciter le troisième jour.Č Il accomplissait un programme. Il ne disait pas : łLe Fils de lčhomme est venu pour être crucifié pour ressusciter...Č Vous voyez la très grande différence. Un vieux métropolite me disait : łOn peut quand même dire à quelqučun qui ne sait pas faire lčabnégation : ŒCherchez le Royaume de Dieu, le reste vous sera donné par surcroît.č, on peut chercher le Royaume de Dieu en pensant qučon va gagner à la Loterie Nationale. Mais on peut, pour donner du courage, au commencement...Č Cependant, pour que ce soit vraiment efficace, il faut que ce soit désintéressé. Voilà une loi étrange. Cčest pourquoi je dis que, dans tous les mystères du monde, nous passons par la mort et la résurrection.
Ici se pose une question. Jčai parlé dčabnégation, de mort, dčabstinence, de restrictions volontaires, cčest à dire que nous même, nous acceptons de renoncer à telle ou telle chose et, après, nous lčavons, par surcroît. Mais il nčy a pas seulement, dans notre vie, des choses que nous avons librement acceptées. Il y a des choses qui viennent sans que nous les demandions. Ici, nous trouvons une loi absolue : toutes les épreuves, toutes les difficultés, toutes les choses négatives qui arrivent dans notre vie ont un but positif, cčest à dire qučelles doivent nous remettre dans un état supérieur. Pourquoi ratons nous, quelquefois, quand arrivent les épreuves et ne tirons nous pas toutes les conséquences ? Parce que nous voudrions revenir à lčétat dčavant lčépreuve, cčest à dire non la résurrection mais la vie dčavant la mort, ou la joie qui précédait lčépreuve. Chaque épreuve peut être utilisée et nous est proposée comme une porte dčinitiation vers un plan supérieur. Prenons, par exemple, une épreuve très dure : une amitié qui vous a trahi. Un ami est près de vous pendant trente ou quarante ans et, tout à coup, il vous trahit. Pour moi, cčest une des choses les plus dures, mais on peut en trouver dčautres. Vous pouvez dire, après cette trahison, que vous êtes déçu du monde : łmême mon ami mča trahi....Č Mais cette épreuve doit vous ouvrir un plan supérieur. Admettons qučil sčagisse dčun ami spirituel, cela peut vous ouvrir à lčamitié de Dieu. Car il est très curieux de voir que Dieu se découvre à lčamitié quand votre ami vous a abandonné. En ce sens, le principe antinomique de relation montre que toutes les épreuves extérieures, qui ne dépendent pas de nous, peuvent nous offrir une très grande joie. Je vous dirai que ce nčest pas facile. Pourquoi ? Encore une fois parce que nous ne sommes pas antinomiques. Quelqučun nous fait des choses mauvaises, nous sommes profondément blessés et cčest normal. Mais immédiatement, nous absolutisons ce fait. Vous avez remarqué que, lorsque quelque chose nous démange, si nous nous grattons, cela nous démange encore plus. Dans le psychisme, cčest la même chose. Quand il arrive une difficulté quelconque, une épreuve, au lieu de voir la relativité de cette épreuve, sans penser que lčavenir peut donner quelque chose de meilleur... Si vous avez un ami qui vous a trahi et un autre qui vous est resté fidèle, allez-vous vous réjouir de la fidélité de ce dernier ? Non. Vous ne dormirez pas durant des nuits parce que lčautre vous a trahi. Et vous serez même désagréable avec le fidèle. La trahison de votre ami deviendra tellement grande que vous allez même douter de lčexistence de Dieu. Et vous remettrez tout en question, lčexistence, lčhumanité. Vous voyez comment lčélément passionnel va travailler et vous amener vers le désespoir. Même Basile le Grand, après la trahison de son ami, a failli détester lčhumanité, non pour lui faire du mal, mais par dégoût. Ici, je souligne ce que disait Florensky, qučau fond, la pensée antinomique ne peut pas être séparée du travail de notre coeur. Parce qučelle exige que notre coeur soit pur et ne vienne pas passionnément se jeter sur lčépreuve comme une bête féroce. Nous sommes tous des vaches, dčun certain point de vue. Cčest une idée stoïcienne. Dieu a créé les bêtes pour nous donner des exemples. La vache a sept estomacs, elle rumine et cela revient. Nous sommes comme elles. Arrive une chose désagréable, au lieu de lčavaler comme une pilule, nous ruminons et cela revient, revient encore.
Cours n° ?
25 mars 1966
(notes dčétudiant)

Foi/individualité, vertu/antivertu, tout est antinomique. Toutes les vertus sont antinomiques par nature. Les antivertus, cčest un mélange de positif et de négatif.
Voyons, comme vertu, la Paix de lčâme. Ce nčest pas de lčindifférence. Elle réunit dčune part le silence, la confiance, la tranquillité, et dčautre part la vie, lčéveil dynamique. Son antivertu est la guerre ou lčinquiétude de lčâme. Cčest un mélange de positif : éveil lucide ; et de négatif : aveuglement, agitation. Cčest une union parasitaire. Il sčagit dčune fausse vitalité car lčinquiétude est stérile. Lčindifférence aussi. Ce sont deux vices. Lčindifférence est liée avec la mort.
Les antivertus ne sont pas les opposés des vertus, elles ont leurs propres opposés.
La Foi est antinomique. Dčune part, elle nčest pas crédule ni naïve, mais lucide ; dčautre part, elle croit, elle est confiance. Il sčagit de croire sans perdre le discernement. Son antivertu est le Doute, sceptique, incrédule. Cčest lčincrédulité sans vie, lčabsence dčamour, qui a remplacé la crédulité négative de lčidéaliste. Au positif, il se compose dčune valeur de critique, qui permet de voir clair. On peut lui opposer lčEspérance qui prévoit la non-réussite et fait ainsi montre dčun extrême scepticisme, mais en même temps espère, ce qui est de lčordre de la certitude.
LčAmour est à la fois extatique, désir de distinction, que lčautre soit libre ; et désir dčunion, de confusion de lčêtre, de posséder et dčêtre possédé. Mais le désir de distinction seul mène à lčindifférence, posséder sans liberté de lčautre, cčest un faux amour, être possédé sans liberté, cčest le viol. La haine ne peut naître sčil y a amour. Elle est un mélange de possession sans liberté de lčautre et de chaleur ; elle ne sčoppose pas à lčamour mais à un aspect de lčamour.
La Joie est à la fois jouissance et abstinence. La jouissance seule entraîne lčusure. On sait que pour jouir plus, on doit se retenir. La tristesse reconnaît un manque, une insatisfaction, mais sčy complaît ou la cultive (mélancolie). La tristesse est très complexe, car il en existe différentes formes. Il vaut mieux opposer un autre mot à la Joie. Mais en fait, il nčy a pas dčopposé à la Joie ; il y a opposition interne dans la tristesse.
Ces antinomies sont à conquérir et aussi don de Dieu qui vient à notre rencontre.
Cours n° ?
13 mai 1966
(notes dčétudiant)

Résumé :

Lčantinomie est le saisissement de deux opposés dans leurs rapports exacts.
La première : Dieu est incompréhensible et pourtant il existe une connaissance de Dieu dans sa manifestation.
Les bases de notre pensée sont deux antinomies, lčantinomie trinitaire, celle de Dieu en lui-même, et lčantinomie de lčIncarnation, du Christ à la fois Dieu et homme. Elles projettent leur lumière sur tout, science, art, histoire, politique, économie, etc.
Dans la profondeur, il nčy a pas de profondeur entre les antinomies. Dans lčexistence, il y a plus ou moins, il existe des différences. Lčantinomie trinitaire, de lčun et du multiple, est égalitaire ; dans lčantinomie de lčIncarnation, les deux sont distincts mais inégaux, on a une inégalité dynamique afin que les deux termes parviennent à lčégalité. ici, lčégalité est le but. Pour parvenir à une antinomie non hiérarchisée, on doit passer par lčantinomie hiérarchisée. Il faut ainsi distinguer le monde ontologique, trinitaire, et le monde en devenir, où Dieu se fait homme pour que lčhomme devienne Dieu.
Cčest nécessaire, car on ne peut arriver au but par lčégalitarisme. Ce serait dčabord prématuré. Prenons la matière et lčesprit. Ontologiquement, ils sont égaux. Mais dans le mouvement de lčunivers, lčesprit est supérieur à la matière, ce qui engendre une inégalité dynamique, le mouvement de condescendance, dčinvolution et dčévolution.
Il nčy a rien de plus dangereux que lčidéalisme dčégalité, car toute égalité en dehors de Dieu est un arrêt. Dčailleurs, historiquement, cčest impossible. Et encore après arrive lčégalité dans la distinction. On doit tendre vers.
Il existe deux buts essentiels : lčunité avec Dieu, avec les êtres ; et la distinction, avec la valorisation de chaque chose particulière. Si lčon ne prêche que lčunité, on pèche contre lčunité.
Le monde est à lčimage de la Trinité. Oui, mais ce sont toujours des ébauches. La subordination est toujours un préjudice, elle affaiblit la distinction. Par exemple, le modalisme, qui dit que Dieu est un et apparaît sous trois formes : il pose lčunité comme supérieure à la distinction, ce qui est faux.
Dans le monde, dans lčunité, il y a toujours un élément de confusion ; et dans la distinction, on trouve toujours un élément de séparation. Voilà pourquoi en communiant on se greffe au Christ.
Dans la théologie, il y a à la fois analyse et synthèse. Donc, il faut mettre toutes les choses à leur place, opérer le discernement, la distinction des bases. Le global seul est improductif, et de même lčanalytique seul. On retrouve cette nécessité dans la science moderne. Le chrétien contemple ce qui est un et ce qui nčest pas un. Par exemple, la séparation, la spécialisation du monde moderne. Le Christ respecte profondément tout lčhumain. Mais ne supprimons pas les inégalités, ce serait prématuré. Ce qui nčempêche qučexistent de fausses inégalités (fin de phrase coupée à la photocopie).

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